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Antonie Pannekoek Archives

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Théma : Théories sur des crises capitalistes et impérialisme


La théorie de l’écroulement du capitalisme / Anton Pannekoek, 2007


Source: Bataille socialiste , 2007, par Lucien Prader, latest changes 2008; nouvelle traduction, source: Archives Henri Simon; ici rééditées, les notes du traducteur n’ont pas été retenues; source originale:  Die Zusammenbruchstheorie des Kapitalismus / [Anton Pannekoek]. – In: Rätekorrespondenz : Theoretisches und Diskussionsorgan für die Rätebewegung. – Ausg[abe]. der Gruppe Int[ernationaler]. Kommunisten, Holland. – 1934, Nr. 1 (Juni). – p. 1-21.


Dans les premières années qui suivirent la Révolution Russe, on vit prédominer l’opinion selon laquelle le capitalisme entrait dans sa crise finale, sa crise mortelle. Quand le mouvement ouvrier révolutionnaire d’Europe occidentale commença de faiblir, la III ème Internationale abandonna cette théorie. Pourtant, le mouvement d’opposition, représenté par le k.a.p., s’y tint avec énergie : selon lui, reconnaître l’existence d’une crise mortelle constituait un signe distinctif entre le point de vue révolutionnaire et le point de vue réformiste. La question de savoir si l’effondrement du capitalisme est automatique et inévitable et ce que l’on doit entendre par là, voilà un problème de la première importance pour la classe ouvrière, aussi bien dans le domaine de la connaissance que dans celui de la tactique. Rosa Luxemburg se l’est posée, dés 1912, dans son livre L’accumulation du capital et elle est arrivée à la conclusion que dans un système capitaliste pur et fermé la plus-value destinée à l’accumulation ne peut être réalisée et que, par conséquent, le capitalisme ne peut survivre qu’en s’étendant continûment par le commerce dans les pays non capitaliste. Autrement dit : si cette expansion cesse d’être possible, le capitalisme s’effondre. Il ne peut se maintenir plus longtemps en tant que système économique. Le k.a.p. s’est souvent référé à cette théorie, bien que celle-ci ait fait l’objet, dés son apparition, de nombreuses critiques, venues de tous les horizons. En 1929 Henryk Grossmann a exposé une théorie toute différente dans son livre : Les lois de l’accumulation et de l’effondrement du système capitaliste. Il y arrive à la conclusion que le capitalisme doit finir par connaître l’effondrement économique, c’est-à-dire que, indépendamment des efforts des hommes, de l’éclatement ou non de révolutions, le capitalisme ne peut se maintenir comme système économique. La crise de 1930, à la fois sévère et durable, a, sans doute aucun, rendu les esprits accessibles à cette « théorie de la crise mortelle ». Dans le manifeste des United Workers of America qui vient de paraître, on propose d’utiliser la théorie de Grossmann comme base théorique d’une nouvelle orientation du mouvement ouvrier. Voilà pourquoi il est bon d’examiner cette théorie d’un œil critique. Et, dans cette intention, on ne peut éviter d’exposer comment la question est abordée par Marx et les différents auteurs qui en ont traité par la suite.

Marx et Rosa Luxemburg

Dans le deuxième livre du Capital, Marx a traité des conditions générales dans lesquelles prend place le processus global de production capitaliste. Dans le cas abstrait de la production capitaliste pure, on envisage la situation où toute la production est faite pour le marché : tous les produits sont des marchandises à vendre et à acheter. La valeur des moyens de production se retrouve dans celle du produit, mais une valeur supplémentaire s’y ajoute, adjointe par le travail. Cette valeur ajoutée se divise elle-même en deux parties : 1) la valeur de la force de travail qui est payée sous forme de salaires et que les travailleurs dépensent pour se procurer leurs moyens d’existence. 2) la plus-value qui revient aux capitalistes. Si ces derniers emploient toute cette plus-value pour se procurer leurs moyens d’existence et ce qu’ils leur faut pour jouir de celle-ci, il y a reproduction simple. Si ils en gardent une partie qui est accumulée sous forme de nouveau capital, il y a reproduction élargie.

Les capitalistes doivent trouver sur le marché les moyens de production dont ils ont besoin et les travailleurs les moyens d’existence qui leur sont nécessaires, il faut donc qu’il existe des rapports bien définis entre tous les secteurs de la production. Un mathématicien aurait traduit facilement cette exigence sous forme algébrique. Marx, lui, en a donné un exemple chiffré, exemple imaginaire pour lequel il a choisi des nombres particuliers qui lui servent à illustrer concrètement ces relations. Marx distingue deux sphères, deux sections de la production :

La section I ou section de la production des moyens de production, la section II ou section des moyens de consommation. Dans chacune de ces deux sections, on trouve une valeur déterminée des moyens de production qui se transfère inchangée dans celle du produit, (d’où le nom de capital constant) que nous désignerons par la lettre c. De même, dans chaque section, la valeur ajoutée au produit se sépare en une partie payée à la force de travail (appelée capital variable) que nous désignerons par la lettre v, et en une autre partie prise par les capitalistes, la plus value que nous désignerons par pl.

Si l’on choisit un rapport entre le capital constant et le capital variable (ce rapport varie avec le niveau de la technique, il augmente avec le développement de celle-ci) et si l’on admet que la plus value est égale au capital variable (le rapport entre les deux est déterminé par le taux d’exploitation) on pourra construire des schémas correspondant aux conditions que l’on se sera fixé. Par exemple, pour la reproduction simple :

I4.000 c+1.000 v+1.000 pl=6.000 (produit)
II2.000 c+500 v+500 pl=3.000 (produit)

Les deux sections correspondent bien aux conditions fixées. On remarque que le total des deux capitaux variables et des deux plus-values (soit 3.000) qui doit correspondre à la valeur des produits de consommation, doit, en même temps, être la moitié du total du capital constant (soit 6.000) qui, lui, doit correspondre à la valeur des produits de production.

Il s’en suit que la deuxième section doit produire moitié moins de valeur que la première. C’est bien le cas et on a les bons rapports entre les deux sections : Les moyens de production produits (6.000) sont exactement ceux nécessaires pour assurer, pour la période suivante, la reproduction des capitaux constants de la première (4.000) et de la deuxième (2.000) section. D’autre part la production de biens de consommation réalisée par la deuxième sphère (3.000) est bien suffisante pour satisfaire les besoins des ouvriers (1.000+500).

Pour illustrer de manière analogue le cas de l’accumulation du capital, il faut se fixer quelle part de la plus-value sera utilisée pour l’accumulation. Cette partie sera, l’année suivante (pour simplifier on choisit une période de production d’un an), transformée en capital additionnel et ainsi un capital plus important sera employé dans chaque section.

Dans l’ensemble chiffré ci dessous, nous avons supposé que la moitié de la plus-value (désignée par acc.) est accumulée, c’est-à-dire se transforme en nouveau c et en nouveau v, et que l’autre moitié (désignée par co est consommée. Le calcul des rapports entre les deux sections devient alors un peu compliqué mais on peut le mener à bout. On trouve qu’avec les conditions que nous nous sommes fixées plus haut pour les rapports entre capital constant, capital variable et plus-value, le rapport entre les deux sections doit être de 11 à 4. Le schéma suivant correspond à ces conditions :

Section I: 4.400c + 1.100v + 1.100pl
(= 550k + 550acc. (= 440c + 110v)) = 6.600 (produit)

Section II: 1.600c + 400v + 400pl
(= 200k + 200acc. (= 160c + 40v)) = 2.400 (produit)

Les capitalistes ont donc maintenant besoin de bien de production : d’une part pour la production simple de leur capital (soit 4.400+1.600) et d’autre part pour élargir leur moyens de production (soit 440+160).Le total fait 6.600 ce qui correspond bien à la quantité de biens de production qui se trouvent sur le marché. D’autre part les capitalistes ont besoins de bien de consommation (550+200) tout comme les ouvriers (1.100+400). Le total fait 2.250. Il semblerait qu’il y ait un excédent de production dans la deuxième sphère (soit 110+40). Au total l’année suivante connaîtra un accroissement général de 10%, ce qui se traduit par le tableau suivant.

Section I: 4.840c + 1.210v + 1.210pl
(= 605k + 484c + 121v) = 7.260 (produit)

Section II: 1.760c + 440v + 440pl
(= 220k + 176c + 44v) = 2.640 (produit)

Ainsi, dans les conditions choisies, l’ensemble peut croître chaque année dans les mêmes proportions et la production continuer.

Il est clair que l’on construit ici un schéma énormément simplifié. On peut le compliquer et ainsi s’approcher davantage de la réalité, par exemple en choisissant une composition organique (c’est-à-dire un rapport c/v) différent pour les deux secteurs, ou des taux d’accumulation différents, ou en faisant croître progressivement le rapport c/v, ce qui fera varier le rapport entre les deux sections d’une année à l’autre. Les calculs deviennent plus compliqués, mais on peut toujours les mener à bout et on obtiendra à chaque fois un nombre, a priori inconnu, qui caractérisa le rapport de la section I à la section II, qui dépendra des conditions fixées au départ et qui correspondra à une situation où l’offre et la demande s’équilibreront entre les deux sections.

On pourra en trouver des exemples dans la littérature. Mais, dans la réalité, il va de soi qu’on ne trouve jamais une égalisation parfaite sur une période. Les marchandises ont été vendues contre de l’argent et ce n’est qu’ensuite que cet argent sera utilisé pour acheter quelque chose ; il y a formation d’une réserve d’argent qui sert de tampon et de réservoir. Il y a aussi des marchandises qui ne sont pas vendues et, de plus, on n’a pas pris en ligne de compte le commerce avec les secteurs non capitalistes. Mais il n’en reste pas moins essentiel : pour que la production en s’accroissant puisse garder un taux de croissance constant, il faut qu’il existe un rapport déterminé entre les divers secteurs de la production, et ce rapport dépend des quantités suivantes, composition organique du capital, taux d’exploitation, fraction de plus value accumulée. C’est pour illustrer cet essentiel que le schéma abstrait a été construit.

Marx n’eut pas l’occasion de pousser au bout totalement son exemple chiffré (cf. l’introduction d’Engels au deuxième livre du Capital (cf. K.Marx : Oeuvres, tome II, bibliothèque de la Pléiade, p. 1575 et ff.). Telle est la mission pour laquelle Rosa Luxemburg crut trouver une lacune dans l’œuvre de Marx, un problème que celui-ci n’avait pas vu et que, par conséquent, il avait laissé non résolu. C’est à combler cette lacune qu’elle a consacré son ouvrage sur l’Accumulation du Capital. Le problème qui se posait, selon elle, était de déterminer qui va acheter la production dans laquelle se trouve contenue la plus-value. Au fur et à mesure que les sections I et II se vendent l’une l’autre de plus en plus de moyens de production et de biens de consommation, elles se voient entraînées dans un cercle vicieux dont elles ne peuvent sortir. La solution de ce dilemme se trouve dans le recours à des acheteurs situés au dehors du système capitaliste – c’est-à-dire aux marchés d’outre-mer – dont le pillage devient une question de vie et de mort pour le capitalisme. Telles sont les bases économiques de l’impérialisme.

Si l’on se rapporte à ce que nous avons dit plus haut, il est clair que Rosa Luxemburg s’est tout simplement trompée. Dans le schéma de Marx, qui n’est qu’un exemple chiffré, tous les produits trouvent acquéreur dans le système capitaliste lui-même ; ceci doit être bien compris une fois pour toutes. Et il ne s’agit pas seulement de cette partie de la valeur correspondant à la reproduction simple (soit 4.400+1.600), mais aussi de la plus-value accumulée (440+160) : toutes deux seront achetées par les capitalistes sous forme de moyens de production, ce qui leur permettra de redémarrer, l’année suivante, avec un capital constant de 6.600. De même, la partie supplémentaire de la plus-value, soit 110+40, qui sera investie sous forme de capital variable additionnel, sera consommée par les ouvriers supplémentaires. Sans doute n’y a-t-il rien d’autre là-dedans que produire se vendre l’un l’autre, consommer, accumuler, produire davantage, bref tout le contenu du capitalisme et, par conséquent, de la vie des hommes dans le mode de production. Il n’y a ici aucun problème non résolu que Marx n’aurait pas vu.

Rosa Luxemburg et Otto Bauer

Dés sa parution, le livre de Rosa Luxemburg fut l’objet de toutes sortes de critiques, venues de toutes sortes d’horizon. La Neue Zeit des 7 et 14 mars 1913 nous livre celle d’Otto Bauer. Naturellement on y trouve la démonstration (comme d’ailleurs dans toutes les autres critiques) que la production et la consommation s’adaptent l’une à l’autre. Mais dans le cas d’Otto Bauer la critique prend une forme particulière : l’accumulation y est liée à la croissance de la population et réciproquement. L’auteur suppose d’abord une société socialiste où la population croit de 5% par an, ce qui entraîne une croissance dans le même rapport de la production des biens de consommation, qui en retour exige un accroissement des moyens de production par le biais du progrès technique. Dans une situation analogue, le capitalisme, privé de réglementation planifiée, devrait avoir recours à une accumulation du capital pour répondre a cet accroissement de population. Otto Bauer construit un schéma chiffré répondant le plus simplement possible à ces conditions : il suppose une croissance annuelle de 5% du capital variable et de 10% du capital constant. Il suppose outre que le taux d’exploitation est de 100% (c’est-à-dire pl = v). Ces conditions déterminent automatiquement la partie de la plus value qui doit être réservée à l’accumulation si l’on veut obtenir la croissance du capital que l’on s’est fixée à l’avance et du même coup, par différence, celle qui sera consommée. Il n’y a ensuite aucune difficulté de calcul pour construire un schéma chiffré qui, d’année en année, fournit la croissance correcte.

Iière année: 200.000 c + 100.000 v + 100.000 pl
(= 20.000 c + 5.000 pl + 75.000 k)

IIième année: 220.000 c + 105.000 v + 105.000 pl
(= 22.000 c + 5.250 pl + 77.750 k)

IIIième année: 242.000 c + 110.250 v + 110.250 pl
(= 24.200 c + 5.512 pl + 80.538 k)

Bauer a poussé les calculs de son schéma sur quatre ans et a aussi déterminé les nombres, correspondant aux sections I et II, tout cela dans le but de montrer qu’il n’y avait aucun problème au sens ou l’entendait Rosa Luxemburg.

Mais le caractère de la critique de Bauer amène de lui-même le genre de critique qu’on peut lui faire. L’idée de base en est l’introduction d’une croissance de la population dans une société socialiste, si bien que le capitalisme fait figure de socialisme pas encore bien réglé ; on pense à un poulain non dressé et encore farouche, au point de se faire du mal à lui-même, et qui, au fond, n’a besoin que de la main douce du dresseur socialiste. L’accumulation ne sert qu’à accroître la production pour répondre à la croissance de la population, si bien que le capitalisme ne semble avoir d’autre préoccupation que d’approvisionner l’humanité un bien nécessaire à la vie, Mais, par la suite du manque de planification tout cela marche mal, cahin caha, tantôt trop vite, tantôt pas assez, et entraîne des catastrophe. D’autre part, si une croissance régulière et sans à coup de 5% par an peut convenir à une société socialiste ou toute l’humanité est devenue calme et sobre, elle ne semble pas très bien adaptée au capitalisme tel qu’il a toujours été et tel qu’il est encore. Toute son histoire le montre fonçant en avant tel un ouragan, se développant irrésistiblement et bien au delà des limites exigées par la croissance de la population. Faire croître la puissance du Capital tel a été le but de l’accumulation ; la plus grande part possible de plus-value est transformée en capital additionnel, et pour valoriser celui-ci, on fait entrer des secteurs de plus en plus grands de la population dans le processus : il a toujours existé et il existe encore un grand excédent d’hommes qui, encore au dehors ou à mi-chemin du système capitaliste, forment une réserve dans la quelle, selon les besoins, on puise ou on renvoie l’excès, autrement dit des hommes qui se tiennent prêts à satisfaire aux besoins de valorisation du capital accumulé. Voilà le caractère essentiel, fondamental du capitalisme que la description de Bauer passe entièrement sous silence.

Il va de soi que Rosa Luxemburg ait retenu ce fait comme point central de sa contre-critique. En ce qui concerne la preuve que, dans le schéma de Marx, il n’y avait aucun problème ni désaccord entre les secteurs elle ne put rien faire d’autre que de répéter avec quelque ironie que dans un schéma numérique artificiel, tout peut marcher comme sur des roulettes. Mais se ramener à la croissance de la population et considérer celle-ci comme le principe régulateur de l’accumulation est tellement opposé à tout l’enseignement de Marx que c’est à bon droit qu’elle a donné à son anticritique le sous-titre : Ce que les épigones ont fait de la théorie marxienne.

Car il ne s’agit pas ici d’une simple erreur mathématique (comme chez Rosa Luxemburg elle-même), mais bien d’un ouvrage qui reflète le point de vue politique pratique de la social-démocratie de l’époque.

Les social-démocrates se considéraient comme les hommes d’Etat de demain qui, prenant la place des politiciens régnants, auraient à mettre sur pied l’organisation de la production. C’est pourquoi ils ne voyaient pas dans le capitalisme un système au sein duquel existait une opposition fondamentale qui se résoudrait en une révolution réalisée par la dictature du prolétariat, mais tout au plus une forme encore mal réglée mais améliorable de la création des biens nécessaires à la vie.

Le schéma de reproduction de Grossmann

Henryk Grossmann s’est attaqué au schéma de reproduction présenté par Otto Bauer. Il a remarqué qu’on ne pouvait l’étendre de manière illimitée et que, si on le poussait plus loin, on aboutissait à l’écroulement du système. Ceci est extrêmement facile à voir. Otto Bauer suppose qu’au départ on dispose d’un capital constant de 200.000 qui croit de 10% par an et d’un capital variable de 100.000 qui croit de 5% par an. Le taux de plus value est fixé à 100%, autrement dit la plus-value est égale, dans chaque période, au capital variable. Selon les règles des mathématiques, une quantité qui augmente de 10% tous les ans aura doublé en 7 ans, quadruplé en 14, décuplé en 23, centuplé en 46. En revanche une quantité qui chaque année croit de 5%, n’a, au bout de 46 ans, que décuplé. Il s’en suit que le capital variable et la plus-value qui la première année étaient chacun la moitié du capital constant, ne sont plus, au bout de 46 ans, que la vingtième d’un capital constant devenu colossal. Il est clair que la plus value tout entière ne suffit plus à assurer une croissance de 10% de ce capital constant.

Il ne faudrait pas croire que cette conclusion résulte du choix particulier des taux de croissance de 10% et 5%. Car en réalité, dans le système capitaliste la plus-value croit moins vite que le capital. C’est un fait connu que cela entraîne une baisse du taux de profit au cours du développement du capital, baisse à laquelle Marx a consacré de nombreux chapitres. Lorsque le taux de profit tombe de 5%, le capital ne peut croître de 10%. En effet la croissance du capital issu de la plus-value accumulée est nécessairement plus petite que cette plus-value elle-même. Le taux d’accumulation a visiblement comme limite supérieure le taux de profit (Cf. K. Marx, Le capital, livre III, p. 1024 : « […] le taux d’accumulation baisse avec le taux de profit »). Le choix d’un taux de 10% qui sur deux ans ne pose aucun problème, ne convient plus si l’on veut pousser le schéma sur des périodes de temps plus longues.

Grossmann poursuit donc imperturbablement le schéma de Bauer, année par année, et croit ainsi décrire le capitalisme véritable. Il trouve les valeurs suivantes pour le capital constant, le capital variable et la plus-value.

capital constantcapital variableplus valueaccumulationconsommation
début20010010020 + 5 = 2575
après 20 ans1.222253253122 + 13 = 135118
après 30 ans3.170412412317 + 21 = 33874
après 34 ans4.641500500464 + 25 = 48911
après 35 ans5.106525525510 + 26 = 536-11

On constate, d’après les calculs de Grossmann, qu’au bout de 21 ans, la par restant pour la consommation des capitalistes décroît. Au bout de 34 ans elle devient presque nulle et au bout de la 35éme année, il y a un déficit de plus-value pour l’accumulation (la valeur réserves à la consommation devient négative). Le Shylock qu’est le capital constant exige sans faiblir sa livre de chair ; il veut augmenter de 10% tandis que les pauvres capitalistes affamés n’ont plus rien pour leur consommation personnelle.

« A partir de la trente-cinquième année, l’accumulation ne peut se poursuivre au même rythme que la croissance de la population- sur la base des progrès techniques existants. L’accumulation devenant trop petite, il faudrait créer une armée de réserve qui, chaque année, ne pourrait aller qu’en croissant » (H. Grossmann, das Akkumulations-und-Zusammenbruchsgesetz des Kapitalischen Systems. (La loi de l’accumulation et de l’effondrement du système capitaliste) Leipzig, 1924, p. 126).

Dans de telles conditions, les capitalistes ne penseraient plus à poursuivre la production. Le voudraient-ils qu’ils ne le pourraient pas, car devant le manque de plus-value pour l’accumulation (ici II) ils seront contraints de réduire la production. (En réalité ils auraient du le faire bien avant pour pouvoir satisfaire les nécessités de leur consom-mation). Une partie des travailleurs se trouvera donc réduite au chômage, une partie du capital ne sera pas employée, la plus-value produite sera plus petite et par conséquent la masse de plus-value diminuera ce qui entraînera un déficit encore plus grand pour l’accumulation et une croissance du chômage. Ce sera l’écroulement économique du capitalisme, devenu économiquement impossible. Telle est la réponse à la question que pose Grossmann :

« Comment, de quelle manière l’accumulation capitaliste peut-elle mener à l’effondrement du système ? »

On retrouve ici ce qui, dans la vieille littérature marxiste, passait pour être stupidement incompris par l’adversaire et que l’on désignait sous le nom de « grand patatras » (grosse Kladeradasch). Sans intervention d’une classe révolutionnaire qui vainc et exproprie la bourgeoisie, le capitalisme s’écroule pour des raisons purement économique. La machine ne peut plus tourner, elle se bloque, la production est devenue impossible. Citons encore Grossmann :

« […] en dépit de discontinuités périodiques, le mécanisme global du système s’approche, avec le progrès de l’accumulation du capital, inévitablement de sa fin […]. La tendance à l’effondrement prend le dessus et impose son autorité sous la forme d’une crise finale. » (Ibid., p. 140).

Et il ajoute plus loin :

« […] il faut conclure de la représentation du capitalisme que nous avons donnée, que l’effondrement de ce système, qui, avec les hypothèses que nous avons émises est inévitable et donc on peut calculer exactement la date, n’est pas pour autant automatique, se produisant à cette date même, si bien qu’il n’y a qu’à l’attendre passivement. » (Ibid., p. 601).

Dans ce passage où, pour un instant, on voudrait croire qu’il est question du rôle actif du prolétariat en tant qu’acteur de la révolution, il ne s’agit seulement que de traiter de la variation des salaires et du temps de travail qui modifie quelque peu les bases et par conséquent les résultats des calculs. Dans le même esprit, Grossmann poursuit :

« Ainsi on voit que l’idée d’un effondrement objectif, inévitablement déduit de bases objectives, n’est pas en contradiction avec la lutte de classe mais qu’au contraire cet effondrement, bien qu’objectivement déterminé et inévitable, est en grande partie influencé par les forces vives de la lutte de classe ce qui laisse à l’intervention active des classes un certain domaine. Voilà précisément pourquoi, chez Marx, toute l’analyse du processus de reproduction débouche sur la lutte de classe. » (Ibid., p. 602).

Ce voilà précisément pourquoi vaut son pesant d’or. Comme si pour Marx la lutte de classe n’était qu’une lutte pour l’augmentation des salaires et la réduction du temps de travail !

Voyons maintenant d’un peut plus prés quelles sont les bases dont Grossmann déduit l’existence d’un effondrement. Sur quoi se fonde-t-il pour choisir une croissance obligatoire de 10% par an pour le capital constant ? Dans la citation reproduite un peu plus haut il est dit que le progrès technique (correspondant à la croissance fixée de la population) entraîne une croissance annuelle du capital constant déterminée. On peut dire tout simplement, sans avoir à utiliser de schéma de la reproduction pour cela, que lorsque le taux de profit devient plus petit que le taux de croissance exigé par le progrès technique, le capital doit s’écrouler. Mis à part que cela n’a rien à voir avec Marx, qu’est-ce que c’est qu’une croissance du capital accélérée par la technique ? Les améliorations techniques ont été introduites dans la lutte concurrentielle pour permettre à leurs auteurs de gratter une part du surprofit (plus-value relative), mais elles ne peuvent aller plus loin que le permettent les moyens financiers existants. Tout le monde sait d’ailleurs que des douzaines de nouvelles découvertes et améliorations techniques ne sont jamais mises en œuvre et son même retirées aux entrepreneurs qui voudraient les utiliser, pour ne pas déprécier l’appareil technique existant. La nécessité du progrès technique n’est pas une force extérieure qui s’impose : elle agit par l’intermédiaire d’hommes, et ce que doivent faire les hommes n’est jamais au-delà de ce qu’ils peuvent faire. (das Müssen gilt nicht weiter als ihr Können).

Acceptons toutefois que tout cela soit justifié et que le progrès technique contraigne le capital constant à se modifier conformément au schéma : au bout de trente ans il sera dans le rapport de 3.170 à 412 par rapport au capital variable, au bout de 34 ans dans le rapport de 4.164 à 500, au bout de 35 ans dans le rapport 5.106/525 et au bout de 36 dans le rapport 5.616/551. Au bout de 35 ans la plus-value n’atteint que 525.000 et elle ne suffit pas pour alimenter le capital constant (510.000) et le capital variable (20.000). Face a ce problème, Grossmann n’en laisse pas moins croître le capital constant de 510.000 et n’attribue au capital variable que 15.000, c’est-à-dire un déficit de 11.000 ! Voilà ce qu’il dit à ce sujet :

« 11.509 travailleurs (sur 551.000) restent sans travail. Ainsi se construit l’armée de réserve. Et, comme toute la population ouvrière n’entre pas dans le processus de production, il s’en suit que la totalité du capital constant supplémentaire (soit 510.563) ne pourra être utilisée pour acheter des moyens de production. Si a une population de 551.584 ouvriers correspond un capital de 5.616.200, à une population de 540.075 correspond un capital de 5.449.015. Par conséquent il reste un excès de capital de 117.185 qui ne peut s’investir. Ainsi le schéma nous montre un « exemple d’école » de cet état de fait auquel Marx pensait dans la partie du troisième livre du Capital à laquelle il a donné le titre : Surabondance de capital et surpopulation » (H. Grossmann: Op. cit., p. 125).

Grossmann n’a visiblement pas remarqué que s’il y a 11.000 chômeurs c’est que lui-même, arbitrairement, sans se donner aucune justification, a flanqué tout le déficit sur le dos du seul capital variable et qu’il a continué de faire croître le capital constant de 10%, tranquillement comme si rien ne se passait. Mais il s’aperçoit que pour faire marcher toutes ces machines il n’y a pas d’ouvriers, ou, plutôt, il n’y a pas d’argent pour payer leurs salaires, il choisit de laisser les machines inactives, c’est-à-dire qu’il est contraint de laisser du capital non investi. Et s’appuyant sur cette bévue, il prend son « exemple d’école » pour un phénomène réel qui s’apparente aux crises du capitalisme. Mais dans la réalité il est clair que les entrepreneurs ne pourront accroître leur production que si leur capital, aussi bien celui nécessaire pour les machines que celui pour payer les ouvriers, croît. Si, globalement, il y a trop peu de plus value alors, (compte tenu de la pression technique), elle se trouvera répartie proportionnellement aux deux éléments constitutifs du capital. Un calcul simple montre que la plus-value créée, soit 525.319, se partagera en 500.409 qui iront au capital constant et 24.910 qui iront au capital variable, ainsi le rapport des deux aura la valeur correcte correspondant au progrès technique.14 Ce ne seront pas 11.000 mais 1.356 travailleurs qui seront « libérés » et de capital excédentaire il n’est pas question. Si on poursuit d’année en année le schéma de cette manière correcte on arrive à la conclusion qu’au lieu d’un chômage catastrophique il y aura une croissance très lente du nombre de sans emploi.

Il faut maintenant se poser la question comment peut-il être possible que quelqu’un puisse mettre au compte de Marx une telle théorie de l’effondrement et d’appeler à la rescousse, pour défendre cette thèse des douzaines de citations et ses œuvres ? Toutes ces citations se rapportent aux crises économiques et aux alternances de boom et de dépression de la conjoncture économique. Le schéma, lui ne devrait servir qu’à montrer qu’au bout de 35 ans, il y a effondrement économique, partout Grossmann nous dit :

« Une illustration suffisante (de ce fait) nous est fournie par la théorie marxienne des cycles économiques » (H. Grossmann, Op. cit., p. 123).

Mais ce n’est pas parce qu’il saupoudre continuellement son développement de citations qui se rapportent aux crises économiques, que Grossmann peut entretenir l’illusion qu’il nous expose une théorie marxienne. Mais nulle part chez Marx, on ne trouve mentionné un effondrement définitif du Capital qui ressemblerait à celui prévu par le schéma de Grossmann. Sans doute ce dernier donne-t-il deux citations qui ne se rapportent pas aux crises : Par exemple page 263 de son ouvrage :

« Il apparaît que le mode de production capitaliste rencontre, dans le développement des forces productives, une limite […] »

Mais si on ouvre le livre III du Capital où se trouve cette citation, voici ce qu’on lit :

« L’important dans l’horreur qu’ils, [Ricardo et les autres économistes] éprouvent devant le taux de profit décroissant, c’est qu’ils s’aperçoivent que le mode de production capitaliste rencontre dans le développement des forces productives, une limite […]. »

Ce qui est tout autre chose. Page 79, il cite un autre passage de Marx pour prouver que le mot d’effondrement remonte à celui-ci :

« Ce processus ne tarderait pas à entraîner l’effondrement de la production capitaliste si des tendances contraires n’agissaient pas continuellement pour produire un effet décentralisateur parallèlement à la force centripète » (K. Marx, Op. cit., p. 1028).

Ces contretendances, et Grossmann le souligne avec raison, portent sur l’avenir immédiat, si bien que le processus ne se trouve que ralenti par elles. Mais est-ce que Marx a en vue ici un effondrement purement économique ? Lisons donc la phrase qui suit dans le passage de Marx :

« C’est cette séparation entre les conditions de travail d’un côté et les producteurs de l’autre qui constitue le concept de capital ; elle commence par l’accumulation primitive, se poursuit comme processus permanent dans l’accumulation et la concentration du capital, pour s’exprimer finalement par la centralisation, entre les mains de quelques uns, de capitaux existants et par la décapitalisation (l’expropriation) du grand nombre » (Id., p. 1766).

Il est tout à fait clair que l’effondrement qui s’en suivra n’est tout simplement, comme Marx le fait remarquer si souvent ; que la fin du capitalisme, supplanté par le socialisme.

On mesure la vanité de toutes ces citations : on ne peut pas trouver dans l’œuvre de Marx la prédiction d’une catastrophe économique finale, comme celle que l’on déduit du schéma. Mais est-ce que ce dernier peut au moins servir à donner un modèle et une explication des crises périodiques ? Grossmann cherche à établir un lien solide entre les deux :

« La théorie marxienne des crises est en même temps une théorie de l’effondrement. »

Tel est le titre du huitième chapitre de son livre (p. 137). Mais comme preuve de cette affirmation il n’amène rien si ce n’est une figure (p. 141) où une courbe ; en traits pointillés et à la pente rapide, est censée représenter l’évolution de l’accumulation. Il y a cependant un hic. Selon le schéma, l’effondrement doit commencer au bout de trente cinq ans, dans la réalité la crise a lieu tous les cinq ou sept ans, à une période où le schéma prédit que tout est en ordre. Si on essaie d’obtenir un effondrement au bout d’un temps plus court, il faut supposer, dans le schéma, que la croissance annuelle du capital constant est très supérieure à 10%. Dans la réalité, lors des périodes favorables de la conjoncture, la croissance du capital est encore plus rapide, mais cela n’a rien à voir avec le progrès technique ; le volume de la production s’accroît par bonds. Bien entendu, le capital variable s’accroît lui aussi rapidement et par bonds. D’où alors (p. 21) peut bien provenir cet effondrement de tous les 5 et 7 ans ? Voilà qui reste obscur. Autrement dit, les causes réelles de la variation de la conjoncture, d’abord en expansion rapide puis connaissant l’effondrement, sont de toute autre nature que ce que l’on peut trouver dans le schéma de reproduction de Grossmann.

Marx parle de suraccumulation qui déclenche la crise : il y a un excès de plus-value accumulée qui ne trouve aucun moyen de s’investir, ce qui entraîne une chute du taux de profit. Selon Grossmann l’effondrement provient d’un manque de plus-value accumulée.

L’abondance simultanée de capital et travailleurs qui ne peuvent s’employer est, typiquement, un phénomène de crise. Le schéma conduit à un manque de capital, et ce n’est que par suite de l’erreur de Grossmann qu’il peut mener à une surabondance de capital. Il s’en suit que si d’un côté le schéma de Grossmann ne peut démontrer l’existence d’un effondrement final et définitif du capitalisme il ne peut non plus permettre de comprendre le phénomène réel d’effondrement, c’est-à-dire des crises.

On peut encore ajouter que, conformément à ce que sont les hypothèses fondamentales qui remontent à Otto Bauer, le modèle conduit aux mêmes erreurs que celles soutenues par ce dernier : la marche en avant du capitalisme qui, dans la réalité, est bouillonnante et s’étend au monde entier, se trouve ici décrite sous forme d’une croissance calme et régulière de la population, maintenue à 5% par an, comme si le capitalisme était confiné au sein d’une société étatique et fermée.

Grossmann contre Marx

Grossmann se rengorge en affirmant que, par son oeuvre, il a remis sur la bonne voie la théorie de Marx soumise aux déformations des social-démocrates. Il dit, par exemple, au début de l’introduction :

« Une de ces nouvelles connaissances auxquelles on a abouti ici est la théorie de l’effondrement, pierre angulaire du système de pensée de Marx dans le domaine économique. »

Nous avons vu plus haut combien peu à à faire avec Marx ce que Grossmann considère comme une théorie de l’effondrement. Il peut bien toutefois s’appuyant sur ses interprétations personnelles, se croire en accord avec Marx. Mais il y a des cas où ce n’est guère possible. Car tenant son schéma pour une image correcte du développement du capitalisme, il en tire, dans le domaine de l’explication, diverses conclusions qui, comme il l’a remarqué lui-même en quelques endroits, sont en contradiction avec la manière de voir exposé dans le Capital. Et tout d’abord voyons le cas de l’armée industrielle de réserve. Selon son schéma, au bout de trente cinq ans, une certaine: quantité de travailleurs doivent se trouver sans emploi ; une armée de réserve doit se créer.

« La création d’une armée de réserve, c’est-à-dire la ‘ libération ’ (Freisetzung) de travailleurs dont nous avons parlé, ici, doit être considérée comme tout à fait différente (de la ‘ libération ’ qui résulte de l’emploi des machines. L’éviction des travailleurs par les machines que Marx décrit de manière empirique dans le premier livre Capital au Chapitre 13, est un fait technique […] Au contraire la « libération » des travailleurs, la création de l’armée de réserve dont Marx, parle dans le chapitre sur l’accumulation (chapitre 23) n’est pas – et ceci a été entièrement négligé dans la littérature jusqu’à aujourd’hui - le résultat du fait technique de l’introduction des machines, mais celui d’un manque de valorisation » (H. Grossmann, Op. cit., p. 128, 129 et 130).

Ici on voit manifestement le sens profond de tout cela. Le moineau qui vient de s’envoler n’a pas été abattu d’un coup de fusil ; il est tombé victime de sa propre peur ! Les travailleurs sont évincés par les machines, mais grâce à l’accroissement de la production ils trouvent, en partie de nouveau travail. Et dans ces va-et-vient il en reste une partie sur le chemin. Faut il pour cela qualifier le fait qu’ils ne sont pas encore réemployés de cause de leur chômage ? Relisons le chapitre 23 du Capital. La cause de l’existence de l’armée de réserve – armée qui en partie sera réabsorbée dans la conjoncture favorable et en partie sera « libérée » et ainsi se « reproduira en tant que surpopulation » y est toujours recherchée dans l’éviction des ouvriers par l’installation des machines. Grossmann s’appuit sur quelques pages de Marx pour soutenir que le rapport économique c/v (composition organique) et non le rapport technique des moyens de production au travail doit être utilisé. Mais dans la réalité ces deux rapports sont une seule et même chose (Cf. K. Marx, Le capital, livre I, chapitre XXV, éditions de la Pléiade, p. 1121 et ff). Et la constitution de cette armée de réserve qui, selon Marx, se produit dés le début du capitalisme sans interruption et partout, les machines remplaçant les ouvriers, n’est pas du tout identique à celle qui, prétend Grossmann, résulterait : au premier chef d’une suraccumulation, à la suite de 34 ans de progrès techniques.

Il en va de même pour l’exportation de capital. Dans de très nombreux développements, Grossmann exécute proprement l’un après l’autre tous les auteurs marxistes, Varga, Boukharine, Nachimson, Hilferding, Otto Bauer, Rosa Luxemburg, parce qu’ils ont partagé le point de vue que l’exportation de capital se faisait à la recherche de profits plus importants. Citons par exemple Varga :

« Ce n’est pas parce qu’il lui est absolument impossible d’accumuler dans son propre pays que le capital s’exporte […] mais parce qu’il a à l’extérieur des perspectives d’un profit plus élevé » (Cité par H. Grossmann, Op cit., p. 498.)

Cette conception, Grossmann la combat comme incorrecte et non marxiste.

« Ce n’est pas l’existence de profits plus élevés dans les pays étrangers mais le manque de possibilités de s’investir dans son pays d’origine qui, en dernier ressort, est la cause fondamentale de l’exportation du capital » (H. Grossmann: Op. cit., p. 561).

Et d’appeler à la rescousse force citations de Marx, sur l’accumulation et de renvoyer à son, schéma qui montre qu’au bout de trente cinq ans de croissance la masse du capital ne trouve plus d’emploi sur place : elle doit donc être exportée.

Rappelons toutefois que, selon le schéma, le capital ne croit pas suffisamment pour répondre à l’augmentation de la population et que, si, Grossmann trouve un surplus de capital, ce n’est qu’à la suite d’une faute de calcul. Au reste, parmi cette foule de citations de Marx, il oublie celle-ci, où Marx parle de l’exportation du capital:

« On n’exporte pas de capital à l’étranger parce qu’il ne pourrait être employé dans le pays, mais parce qu’il peut être investi ailleurs à un taux de profit plus élevé ».

La baisse du taux de profit est une des parties les plus importantes de la théorie marxienne du Capital. Il a d’abord expliqué théoriquement cette tendance à la baisse qui se manifeste périodiquement au grand jour dans les crises, puis il a montré comment le caractère éphémère du capitalisme en résulte. Mais selon Grossmann c’est un tout autre phénomène qu’il faut mettre au premier rang: au bout de trente cinq ans on aura â la fois des ouvriers « libérés » en grande masse et des capitaux en surabondance, ce qui aggravera encore le déficit de plus-value et par conséquent accroîtra le nombre d’ouvriers au chômage et le capital laissé au repos, car avec la diminution du nombre de travailleurs actifs la masse de plus- value décroît et le capitalisme s’enfoncera toujours plus dans la catastrophe. Grossmann n’a-t-il pas remarqué la contradiction entre sa thèse et celle de Marx ? Si fait et de se mettre au travail dans le chapitre de son livre intitulé :

« Les causes de la méconnaissance de la théorie marxienne de l’accumulation et de l’effondrement. »

Ou après quelques remarques d’introduction on lit

« […] Ainsi l’époque est mûre pour la reconstitution de l’enseignement marxien sur l’effondrement… Il se peut que des circonstances extérieures aient créé l’occasion de cette mauvaise compréhension… comme le fait que dans le troisième chapitre du livre III il y ait eu, selon ce qu’en dit Engels dans sa préface, toute une série de calculs mathématiques incomplets » (H. Grossmann, Op. cit., p. 195).

Engels, pour son travail d’éditeur de l’œuvre de Marx, eut recours à l’aide de se son ami le mathématicien Samuel Moore.

« Mais Moore n’était pas un économiste national (Nationall-ökonom) […] La forme dans laquelle se présentait à l’origine cette partie du travail de Marx rend tout à fait plausible la thèse qu’il y ait eu de nombreuses occasion de comprendre mal ou de travers et que les erreurs qui en seraient résultées auraient pu facilement avoir une influence sur le chapitre sur la baisse tendancielle du taux de profit ! » (Id.).

Notons, en passant, que ce chapitre a justement été rédigé par Marx lui-même !

« La probabilité d’une erreur se transforme presqu’en certitude dans l’expression qui suit où il ne s’agit que d’un mot, mais dont le choix malheureusement obère d’une manière grave tout le sens de la représentation marxienne : la fin inévitable du capitalisme est inscrite dans la baisse relative du taux de profit, (au lieu de : de la masse du profit) Ici, Engels, ou Moore, s’est sûrement trompé » (Ibid.).

Voila a quoi ressemble la reconstitution de l’enseignement marxiens et dans une note on a encore droit à une citation à la suite de laquelle on lit :

« Dans ces mots mis entre guillemets, Engels, ou Marx lui-même, s’est trompé. On devrait dire pour être correct : et en même temps une masse de profit relative qui décroît » (Ibid.).

Maintenant voila Marx lui-même qui s’est trompé ! Et cela dans un passage où le sens est tout a fait clair, sans aucun doute possible, et en accord avec toute la teneur du Capital. D’ailleurs tout l’exposé de Marx qui se termine par cette phrase qui aurait besoin d’être changée, suit un passage où il dit :

« Le nombre des ouvriers employés par le capital, donc la masse absolue du surtravail qu’il absorbe, la quantité de plus-value qu’il crée, donc la quantité de profit qu’il produit, peuvent, par conséquent, s’accroître, et s’accroître progressivement, malgré la baisse progressive du taux de profit. Dans le système capitaliste, c’est une nécessité, si nous négligeons des fluctuations temporaires » (K. Marx, Le capital, livre III, ed. de la Pléiade p. 1006.)

Suit un exposé où Marx explique que la masse du profit doit croître et il répète de nouveau :

« Par conséquent, avec le progrès du processus de production et d’accumulation, il faut qu’il y ait accroissement de la masse de surtravail, objet d’appropriation possible et réelle, donc de la quantité absolue de profit que le capital s’approprie » (Id., p. 1007).

C’est donc tout le contraire de l’effondrement qu’imagine Grossmann. Et dans les pages suivantes ceci est réaffirmé maintes et maintes fois. Tout le chapitre 13 du livre III repose sur la conception que :

« La loi selon laquelle une baisse du taux de profit engendrée par le développement des forces productives s’accompagne d’un accroissement de la masse de profit […] » (Ibid., p. 1011).

Il ne peut y avoir le moindre doute ce que Marx a voulu exactement dire c’est ce qui est imprimé ; il ne s’est pas trompé. Et lorsque Grossmann écrit

« L’effondrement du capitalisme ne peut cependant pas résulter de la baisse du taux de profit. Comment un rapport, un pourcentage, un nombre pur, comme le taux de profit ; pourrait-il entraîner l’effondrement d’un système réel. » (H. Grossmann: Op. cit., p. 106).

Il exprime une fois de plus le fait qu’il n’a rien compris à l’ensemble de l’enseignement marxien et que sa théorie de l’effondrement se trouve tout à fait en désaccord avec ce que dit Marx.

Voilà pourtant l’endroit où il aurait pu se convaincre lui-même de l’inconsistance de sa construction. Mais s’il s’était laissé pénétrer par l’enseignement de Marx. Sa théorie tout entière se serait écroulée et son livre n’aurait jamais été écrit.

La meilleure description que l’on puisse donner du travail de Grossmann est celle d’un ramassis de centaines de citations de Marx, choisies à contre sens et rassemblées au gré d’une théorie qui ne repose que sur elle-même. Chaque fois que le lecteur attend une démonstration qui lui semble nécessaire, il se voit gratifié d’une citation de Marx qui n’a rien à voir avec le problème et la rectitude de l’énoncé marxien semble ne devoir servir qu’à le persuader de la rectitude de la théorie de Grossmann.

Le matérialisme historique

Une question mérite, finalement, un examen plus approfondi : comment un économiste national (Nationalëkonom), croyant, comme il l’explique avec une confiance en soi naïve, restituer correctement les conceptions de Marx et se présenter comme s’il était le premier a en donner la bonne interprétation, puisse si totalement frapper à côté et se trouver en telle contradiction avec Marx ? La cause de tout cela doit être recherchée dans une absence de compréhension du matérialisme historique, car on ne peut pas comprendre la théorie économie marxienne si on n’a pas réussi à s’assimiler le mode de pensée du matérialisme historique.

Selon Marx, le développement des sociétés humaines, et par conséquence le développement économique du capitalisme, est déterminé par une nécessité profonde, comme s’il s’agissait d’une loi naturelle. Mais au même moment ce développement est l’œuvre des hommes qui jouent leur rôle, chacun déterminant ses actes à partir de sa propre conscience et en vue de ses propres buts – et ceci bien qu’il ne s’agisse pas d’une conscience de la totalité sociale. Du point de vue des conceptions bourgeoises, il y a là une contradiction : où bien les évènements résultent de l’action du libre- arbitre (Willkür) de l’homme, ou bien ils sont gouvernés par des lois intangibles (feste), qui agissent comme une contrainte mécanique, extérieur à l’homme. Selon Marx toutes les nécessités sociales s’accomplissent par l’intermédiaire des hommes ; ceci veut dire que ; la pensée, la volonté et les actions de l’homme – même si elles prennent la forme de conscience propre, de libre arbitre – sont complètement déterminées par l’action du monde extérieur (Unwelt) et ce n’est que par l’action de la totalité de celui-ci – c’est-à-dire essentiellement par des actes humains déterminés par des forces sociales – que le développement social apparaît comme gouverné par un ensemble de lois, une « légalité » (Gesetzmässigkeit).

Les forces sociales qui gouvernent le développement, ne sont donc pas seulement des actions purement économiques, mais aussi ces actions politiques au sens large, déterminées pour procurer à la production les règles, les normes dont celle-ci à besoin. La « légalité », l’existence de lois n’apparaît pas seulement dans l’action de la concurrence qui égalise les prix et les profits et qui concentre le capital, mais aussi dans le processus d’établissement de cette concurrence libre, de cette production libre, bref dans la révolution bourgeoise. Pas plus qu’elle n’apparaît seulement dans l’évolution des salaires lors de l’extension ou du rétrécissement de la productions dans les périodes de prospérité ou de crise, dans la fermeture des usines et la mise à pied es ouvriers, alors qu’on peut la trouver aussi dans la rébellion et le combat des travailleurs, dans leur conquête du pouvoir sur la société et la production, établissant ainsi de nouvelles normes du droit. L’économie, en tant que totalité (Totalität) des hommes luttant et travaillant pour créer ce qu’il leur faut pour vivre, et la politique, au sens le plus large, c’est-à-dire l’action et le combat que ces hommes mènent, en tant que globalité (Gesamheit) ; en tant que classe, pour assurer leur existence, ce fondent en un domaine unique et unitaire où le développement est gouverné par des lois. L’accumulation du capital, les crises, la misère, la révolution prolétarienne, la prise du pouvoir par la classe ouvrière, tout cela réuni forme un ensemble, une unité indissociable, une sorte de loi naturelle en action : l’effondrement du capitalisme.

Le mode de pensée bourgeois qui n’arrive pas à concevoir cette unité, a toujours joué un grand rôle, aussi bien à l’extérieur qu’à l’intérieur du mouvement ouvrier. Dans la vieille social-démocratie radicale régnait une conception fataliste – qui s’explique à partir des conditions historiques de l’époque – selon laquelle la révolution viendrait d’un coup, comme quelque chose de naturellement nécessaire, si bien que pour le présent les ouvriers devaient s’abstenir de se livrer à des actions dangereuses. Le réformisme doutait qu’une révolution « violente » fut nécessaire ; il croyait que les hommes d’Etat et les dirigeants, par le simple usage de leur raison, élimineraient le Capital en le réformant et en l’organisant. D’autres au contraire, croyaient qu’il fallait conduire le prolétariat à la vertu révolutionnaire par des prêches moralisateurs. Mais il leur manquait d’avoir conscience que cette vertu ne vient nécessairement que par l’action des forces économiques et que la révolution ne s’accomplit nécessairement que par l’action des forces spirituelles. Aujourd’hui, on voit apparaître de nouvelles conceptions. D’un côté le capitalisme s’est montré inébranlable, inattaquable par tous les réformismes, insensible à l’art des dirigeants, capable de résister à toutes les tentatives de révolution qui ont paru risibles et insignifiantes face à sa force sauvage. Mais d’un autre côté, voilà que se montre clairement sa faiblesse, au cour de crises terribles. C’est pourquoi celui qui prend l’œuvre de Marx et l’étudie, en arrive à l’impression profonde qu’il y a une loi qui prédit l’inévitabilité de l’effondrement de ce système, et c’est avec enthousiasme qu’il adhère à cette pensée.

Mais quand le mode de pensée le plus profond de cette personne est bourgeois, elle ne peut comprendre cette nécessité que comme une force extérieure à l’homme. Pour elle le capitalisme est un système mécanique dans lequel les hommes n’agissent qu’en tant que personnes économiques – capitalistes, acheteur, vendeurs, salariés – qui n’ont qu’une seule chose à faire : souffrir passivement ce que le mécanisme, en vertu de sa structure interne, leur impose.

Cette conception mécaniste on la retrouve dans l’exposé que fait Grossmann sur le travail salarié, exposé où il s’acharne avec violence contre Rosa Luxemburg :

« Et par-dessus tout, on trouve ici une mutilation incroyable, barbare des éléments fondamentaux de la théorie marxienne du salaire » (H. Grossmann, Op. cit., p. 585).

A un endroit où justement, R. Luxemburg traite, d’une manière entièrement correcte, la valeur de la force de travail comme une quantité qui varie avec le niveau de vie. Pour Grossmann, au contraire, la valeur de la force de travail est :

« Une quantité non élastique mais, au contraire fixe » (Id. p. 586.)

Autrement dit, cette force arbitraire qu’est la lutte des travailleurs, ne peut avoir ici aucune influence et ce n’est que lorsque le travail s’intensifie et que l’on doit remplacer de plus en plus de force de travail épuisée, que les salaires doivent monter.

C’est ici la même conception mécaniste : le mécanisme détermine les grandeurs économiques, l’action et la lutte des hommes étant tout a fait en dehors de ces relations. Grossmann fait une fois de plus appel à Marx et cite un passage où celui-ci parle de la valeur de la force de travail :

« [mais] pour un pays et une époque donnés, la mesure nécessaire des moyens de subsistance est aussi donnée » (K. Marx, Le capital, livre I. Edition de la pléiade, tome I, p. 720)

Malheureusement il a encore omis la phrase qui précède :

« La force de travail renferme donc, au point de vue de la valeur, un élément moral et historique, ce qui la distingue des autres marchandises » (Id.)

Toujours s’appuyant sur son mode de pensée bourgeois, Grossmann s’exprime ainsi dans sa critique des diverses conceptions social-démocrates :

Nous voyons que l’effondrement du capitalisme est soi nié, soit volontairement rattaché à des composantes politiques, situées en dehors de l’économie. Aucune preuve économique de la nécessité de l’effondrement du capitalisme n’avait été fournie. (Op. cit., p. 58-59).

Et de citer avec approbation un jugement de Tougan-Baranowsky qui, au premier chef, serait une preuve des plus

Convaincantes de l’impossibilité pour le capitalisme de durer, et ce qui a contrario démontrerait la nécessité de le transformer. Mais de Tougan-Baranowsky lui-même a nié cette impossibilité et il voulait donner au socialisme un fondement éthique. Que Grossmann aille choisir, comme témoin assermenté, un économiste russe libéral qui, comme chacun sait, a toujours compris le marxisme de travers, montre à quel point, au fond de sa pensée, il lui est apparenté, en dépit de divergences sur le plan pratique(Cf. la page 108 de son livre). Il ne peut voir la conception marxienne, selon laquelle l’effondrement du capitalisme sera la tâche de la classe ouvrière et une tâche politique (au sens le plus large de ce mot : c’est-à-dire social-général, inséparable de la prise en mains de la maîtrise économique), que comme « volontariste », c’est-à-dire s’en remettant au libre arbitre des hommes.

Pour Marx, l’effondrement du capitalisme dépend, dans les faits, de la volonté de la classe ouvrière ; mais cette volonté ne se confond pas avec le libre arbitre ; elle n’est pas « libre » mais elle est elle-même tout à fait déterminée par le développement économique. Les contradictions de l’économie capitaliste qui s’expriment toujours de manière renouvelée par le chômage, les crises, les guerres et la lutte de classe déterminent une volonté toujours renouvelée du prolétariat tendant vers la révolution. Ce n’est pas parce que le capitalisme connaît un écroulement économique et que les hommes, ouvriers ou autres, poussés alors par la nécessité, construisent une nouvelle organisation sociale, que naît le socialisme, mais c’est parce que le capitalisme, tel qu’il vit et se développe, devient de plus en plus insupportable aux ouvriers et qu’il les pousse de plus en plus à la lutte, jusqu’à ce que la volonté et les forces se soient affirmées en eux et qu’ils secouent le joug du Capital et construisent la nouvelle organisation : tel est l’écroulement du capitalisme. Et ils entrent en action non pas parce qu’on leur a démontré que le capitalisme est insupportable, mais parce qu’ils le sentent spontanément, par eux-mêmes. La théorie marxienne, en tant que théorie économique, montre comment chaque événement historique se produit chaque fois d’une manière plus inévitable et, en tant que matérialisme historique, elle montre comment à partir de ceux-ci, se crée inévitablement la volonté révolutionnaire et surgit l’action révolutionnaire.

Le nouveau mouvement ouvrier

On peut comprendre que le livre de Grossmann ait éveillé un intérêt certain chez les porte-parole du nouveau mouvement ouvrier, parce qu’il s’attaque aux mêmes ennemis. Ces porte-parole combattent en effet la Sociale démocratie et les partis communistes de la troisième internationale, deux branches issues d’un même tronc, parce que tous les deux adaptent la classe ouvrière au capitalisme. Grossmann reproche aux théoriciens de ces organisations d’avoir déformé et falsifié l’enseignement de Marx et il met l’accent sur l’inévitabilité de l’effondrement du capitalisme. Ses conclusions sonnent quelque peu comme les nôtres ; mais leur esprit et leur essence sont tout à fait différents. Nous aussi sommes d’avis que les théoriciens social-démocrates, même s’ils avaient une bonne connaissance -et c’était souvent le cas- de la théorie marxienne, ont déformé pourtant l’enseignement de Marx ; mais nous pensons que leur erreur est une erreur historique qui correspond, sur le plan théorique, à la défaite de la lutte prolétarienne au cours d’une période révolue. L’erreur de Grossmann est celle d’un économiste national bourgeois qui ne connaît rien à la pratique de la lutte prolétarienne et qui par conséquent, passe à côté de, ou même interprète à contre sens, l’essence du marxisme.

Donnons un exemple de la manière dont les conclusions de Grossmann qui peuvent paraître en accord avec les conceptions du nouveau mouvement ouvrier, sont en réalité totalement opposées dans leur essence ; celui de la théorie du salaire. Selon le schéma, au bout de 35 ans, l’effondrement se produit entraînant avec lui un chômage en rapide extension. Il s’en suit que le salaire doit tomber très en dessous de la valeur de la force de travail et cela sans qu’une résistance efficace soit possible.

Voilà où se trouve la limite objective de l’action syndicale, nous dit Grossmann (Op. cit., p. 579). Et cette phrase sonne comme quelque chose de familier ; pourtant la base en est toute différente. L’impuissance et l’inefficacité de l’action syndicale existent depuis longtemps et on ne peut les attribuer à un effondrement économique, mais à un déplacement des forces sociales. Chacun sait comment la puissance sans cesse accrue des associations d’entrepreneurs (trusts) du Grand Capital concentré a relativement affaibli la classe ouvrière. Aujourd’hui nous sommes face à une crise économique importante qui, comme toutes les crises qui l’on précédée, entraîne une baisse des salaires.

L’effondrement purement économique que Grossmann fabrique, n’entraîna pas, selon lui, la passivité totale du prolétariat. En effet quand cet effondrement se produit, la classe ouvrière doit se lever, unie pour modifier la production et l’installer sur d’autres bases.

« Ainsi le développement pousse au déploiement et à l’exaspération de la contradiction interne entre capital et travail, jusqu’à ce que la résolution de ces contradictions ne puisse être trouvée que par la lutte entre les deux » (Id.).

Et ce combat final reste cohérent avec la lutte pour les salaires parce que (comme il a déjà été dit plus haut) la catastrophe qui a été quelque peu ajournée par la baisse des salaires, sera accélérée s’il y a une remontée de ceux-ci. La catastrophe n’en reste pas moins l’impulsion essentielle et la nouvelle régulation s’imposera de force aux hommes. Sans doute les travailleurs, en tant que masse de la population, donneront la force, l’armée lourde de la révolution, tout comme ils avaient fourni les masses dans les révolutions bourgeoises du passé. Mais ils le feront, comme lors de ces révoltes de la faim, indépendamment en quelque sorte de leur maturité révolutionnaire, de leur capacité personnelle, et c’est cela prendre en mains la maîtrise de la société et la garder ! Ceci revient à dire qu’un groupe révolutionnaire, un parti affichant des buts révolutionnaires, devra prendre la place de l’ancienne domination et introduire, au lieu du capitalisme une quelconque économie planifiée. Cette théorie de l’effondrement convient donc tout à fait bien aux intellectuels qui se sont rendus compte de la faiblesse du capitalisme et qui veulent une économie planifiée qui doit être construite par des économistes et des dirigeants capables. D’ailleurs on doit s’attendre à voir sortir de ce cercle encore bien d’autres théories du même genre, ou, si elles n’en sortent pas, en recevoir l’approbation.

Mais même parmi les ouvriers révolutionnaires la théorie de l’inévitabilité de la catastrophe peut exercer une attraction certaine. Ils voient en effet la grande masse du prolétariat suivre encore les vieilles organisations, les vieux leaders, utiliser les vieilles méthodes, rester aveugle aux tâches qui l’attendent et qui lui imposent les nouveaux développements, bref rester passive, immobile, sans trace d’énergie révolutionnaire. Et les quelques révolutionnaires qui se rendent compte de cet état de fait pourraient en venir à souhaiter une catastrophe économique qui, tombant sur les masses abêties, les sortent de leur léthargie et les force à entrer en action., sans compter que la théorie selon laquelle le capitalisme est entré dans sa crise finale constitue une réfutation définitive, frappante et simple, de tous les réformismes, de tous les programmes de partis qui se livrent au travail parlementaire et au travail syndical, une preuve facilement administrée que seule la tactique révolutionnaire est indispensable,si bien que des groupes révolutionnaires peuvent être enclins à la considérer avec sympathie. Mais en réalité le combat n’est ni si simple ni si aisé. Et cette remarque est tout autant valable pour le combat qui se déroule au niveau des principes et de l’administration des preuves.

Le réformisme n’est pas une tactique qui ne serait erronée que pendant les périodes de crise. Elle est fausse tout autant pendant celles de prospérité. Le parlementarisme et la tactique syndicale se sont montrés inefficaces non seulement pendant cette crise mais aussi pendant toutes les années qui l’ont précédée. Et le prolétariat doit passer à l’action de masse non pas pour lutter contre un effondrement économique du capitalisme, mais au contraire pour s’opposer à son formidable déploiement de puissance, à son extension à toute la terre, à l’exaspération de ses contradictions, au renforcement brutal de sa force interne ; il doit y consacrer la construction de la force de toute la classe. C’est dans le développement de cette force que se trouve la base de la nouvelle orientation du mouvement ouvrier.

La classe ouvrière doit s’attendre à un grand nombre de catastrophes et non spécialement espérer une catastrophe finale ; catastrophes politiques comme la guerre et catastrophes économiques comme les crises, qui ravageront toujours ce système, tantôt irrégulièrement. Plus ou moins périodiquement, mais en gros allant en se renforçant au fur et à mesure que le capitalisme se développe. Grâce à cela les illusions du prolétariat cesseront, sa tendance au repos se dissipera de plus en plus et une lutte de classe, de plus en plus forte, de plus en plus profonde, se développera. Si on l’examine du point de vue de ces contradictions, il ne semble pas que la crise d’aujourd’hui, pourtant plus profonde et plus ravageante que toutes celle qui l’on précédées, montre des signes de l’éveil d’une révolution prolétarienne. Mais ce quelle doit réaliser c’est la dissipation des vieilles illusions : illusions, d’un côté, de rendre la capitalisme supportable par la politique parlementaire social démocrate et l’action syndicale ; illusion, de l’autre, de pouvoir bousculer le capitalisme par un assaut sous la direction d’un parti communiste accoucheur de la révolution. C’est la classe ouvrière elle-même qui, en tant que classe, doit mener le combat et qui a encore à trouver son chemin vers de nouvelles formes de lutte, tandis que la bourgeoisie, elle, renforce sa puissance. On ne pourra éviter qu’il y ait des combats encore plus durs qu’autrefois. Et cette crise aussi peut se terminer, mais il viendra d’autres crises et d’autres combats. C’est au cours de ces combats que la classe ouvrière développera sa force, dégagera ses buts, s’éduquera et apprendra à tenir debout par elle-même : alors elle prendra en mains son propre destin, c’est-à-dire la production sociale. Et au cours de ce processus, s’accomplira le déclin du capitalisme. L’auto libération du prolétariat, voilà l’écroulement du capitalisme.


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Compiled by Vico, 8 June 2019


























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