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Antonie Pannekoek Archives


Thème : La solution économique pour la période de transition du capitalisme vers le communisme


Problèmes de la période de transition / Mitchell


Source: Bilan, 1936, n° 28, février-mars, p. 935-945; Smolny ; Bilan, 1936, n° 31, mai-juin, p. 1034-1043; Smolny ; Bilan, 1936, n° 34, août-septembre, p. 1133-1138; Smolny ; Bilan, 1936, n° 35, septembre-octobre, p. 1155-1161; Smolny ; Bilan, 1936, n° 37, novembre-décembre, p. 1220-1233; Smolny ; Bilan, 1936-1937, n° 38, décembre-janvier, p. 1259-1265; Smolny .


Du titre de cette étude, il ne peut être déduit que nous allons nous livrer à des investigations dans les brumes de l’avenir ou que même nous esquisserons des solutions aux multiples et complexes tâches qui s’imposeront au prolétariat érigé en classe dirigeante. Le cadre et l’esprit de « Bilan » n’autorisent de tels desseins. Nous laissons à d’autres, aux « techniciens » et aux fabricants de recettes, ou aux « orthodoxes » du marxisme le plaisir de se livrer à des anticipations, de se promener dans les sentiers de l’utopisme ou de jeter à la face des prolétaires des formules vidées de leur substance de classe…

Pour nous, il ne peut être question de construire des schémas-panacées valables une fois pour toutes et qui, mécaniquement, s’adapteraient à toutes les situations historiques. Le marxisme est une méthode expérimentale et non un jeu de devinettes et de pronostics. Il plonge ses racines dans une réalité historique essentiellement mouvante et contradictoire : il se nourrit des expériences passées, se trempe et se corrige dans le présent pour s’enrichir au feu des expériences ultérieures.

C’est en traçant la synthèse des événements historiques, que le marxisme dégage du fatras idéaliste la signification de l’État ; qu’il forge la théorie de la dictature du prolétariat et affirme la nécessité de l’État prolétarien transitoire. Si de celui-ci, il parvient à définir le contenu de classe, il ne peut que se borner à une esquisse de ses formes sociales. Il lui est encore impossible d’asseoir les principes de gestion de l’État prolétarien sur des bases solides et il ne parvient pas non plus à tracer avec précision la ligne de démarcation entre Parti et État. De sorte que cette immaturité principielle devait peser inévitablement sur l’existence et l’évolution de l’État soviétique.

Il appartient précisément aux marxistes naufragés de la débâcle du mouvement ouvrier de forger l’arme théorique qui fera de l’État prolétarien futur l’instrument de la Révolution mondiale et non pas la proie du capitalisme mondial.

La présente contribution à cette recherche théorique traitera successivement : a) des conditions historiques où surgit la révolution prolétarienne ; b) de la nécessité de l’État transitoire ; c) des catégories économiques et sociales qui, nécessairement, survivent dans la phase transitoire ; d) enfin de quelques données quant à une gestion prolétarienne de l’État transitoire.

I. La révolution prolétarienne et son milieu historique

C’est devenu un axiome que de dire que la société capitaliste, débordée par les forces productives qu’elle ne parvient plus à utiliser intégralement, submergée sous l’amas des marchandises qu’elle ne parvient plus à écouler, est devenue un anachronisme historique. De là à conclure que sa disparition doit ouvrir le règne de l’abondance, il n’y a pas loin.

En réalité, l’accumulation capitaliste est arrivée au terme extrême de sa progression et le mode capitaliste de production n’est plus qu’un frein à l’évolution historique.

Cela ne signifie nullement que le capitalisme est comme un fruit mûr que le prolétariat n’aurait plus qu’à cueillir pour faire régner la félicité, mais bien que les conditions matérielles existent pour édifier la base (seulement la base) du socialisme, préparant la société communiste.

Marx fait remarquer « qu’au moment même où la civilisation apparaît, la production commence à se fonder sur l’antagonisme des ordres, des états des classes, enfin sur l’antagonisme du travail accumulé et du travail immédiat. Pas d’antagonisme, pas de progrès. C’est la loi que la civilisation a suivie jusqu’à nos jours. Jusqu’à présent, les forces productives se sont développées grâce à ce régime de l’antagonisme des classes. » (« Misère de la Philosophie »). Engels, dans « L’Anti-Dühring » constate que l’existence d’une société divisée en classes n’est que « la conséquence nécessaire du faible développement de la production dans le passé » et il en déduit que, « si la division en classes a une certaine légitimité historique, elle ne l’a pourtant que pour un temps donné, pour des conditions sociales déterminées. Elle était fondée sur l’insuffisance de la production, elle sera balayée par le plein épanouissement des forces productives modernes. »

Il est évident que le développement ultime du capitalisme correspond non pas à « un plein épanouissement des forces productives » dans le sens qu’elles seraient capables de faire face à tous les besoins humains, mais à une situation où la survivance des antagonismes de classe non seulement arrête tout le développement de la société mais entraîne sa régression.

Telle est bien la pensée d’Engels lorsqu’il dit que l’abolition des classes « suppose une évolution de la production parvenue à un niveau où l’appropriation par une certaine classe de la société des moyens de production et des produits, et par là de la souveraineté politique du monopole d’éducation et de direction intellectuelle, sera devenue non seulement superfétatoire, mais aussi économiquement, politiquement et intellectuellement, une entrave à l’évolution ». Et, lorsqu’il ajoute que la société capitaliste a atteint cette évolution et que « la possibilité existe d’assurer à tous les membres de la société par le moyen de la production sociale une existence non seulement parfaitement suffisante et plus riche de jour en jour au point de vue matériel, mais leur garantissant encore le développement et la mise en œuvre absolument libre de leurs facultés physiques et intellectuelles », il n’est pas douteux qu’il vise seulement la possibilité de s’acheminer vers une pleine satisfaction des besoins et non ici les moyens matériels pour y pourvoir immédiatement. Engels d’ailleurs précise que « la libération des moyens de production est l’unique condition préalable d’un développement des forces productives ininterrompu et constamment accéléré et par là, d’un accroissement pratiquement illimité de la production elle-même. »

Par conséquent, la période de transition (qui ne peut avoir qu’une configuration mondiale et non particulière à un État), est une phase politique et économique qui, inévitablement, enregistre encore une déficience productive par rapport à tous les besoins individuels, même en tenant compte du niveau prodigieux déjà atteint par la productivité du travail. La suppression du rapport capitaliste de production et de son expression antagonique donne la possibilité immédiate de pourvoir aux besoins essentiels des hommes (en faisant abstraction des nécessités de la lutte des classes qui pourront temporairement abaisser la production).

Aller au-delà, nécessite le développement incessant des forces productives. Quant à la réalisation de la formule « à chacun selon ses besoins », elle se place au terme d’un long processus, avançant non en ligne droite mais en courbes sinueuses agitées de contradictions et de conflits, et qui se superpose au processus de la lutte mondiale des classes.

La mission historique du prolétariat consiste, comme le disait Engels, à faire faire à l’humanité le saut « du règne de la nécessité dans le règne de la liberté » ; mais il ne peut le réaliser que pour autant qu’une analyse des conditions historiques où se place cet acte de libération lui en fasse découvrir la nature et les limites, afin d’en imprégner toute son activité politique et économique. Le prolétariat ne peut donc pas opposer abstraitement le capitalisme au socialisme, comme s’il s’agissait de deux époques entre lesquelles n’existerait aucune interdépendance, comme si le socialisme n’était pas le prolongement historique du capitalisme, fatalement chargé des scories de celui-ci mais quelque chose de propre et de net que la Révolution prolétarienne apporterait dans ses flancs.

On ne peut dire que ce soit par indifférence ou négligence que nos maîtres n’aient pas abordé dans les détails les problèmes de la période de transition. Mais Marx et Engels étaient aux antipodes des utopistes ; ils en étaient la vivante négation. Ils ne cherchaient pas à construire abstraitement, à imaginer ce qui ne pouvait être résolu que par la science.

Encore en 1918, Rosa Luxemburg qui, cependant, apporta une immense contribution théorique au marxisme, dut s’en tenir à la constatation (« La Révolution Russe ») que : « bien loin d’être une somme de prescriptions toutes faites qu’on n’aurait qu’à mettre en application, la réalisation pratique du socialisme comme système économique social et juridique, est une chose qui réside dans le brouillard de l’avenir. […] Le socialisme a pour condition préalable une série de mesures violentes contre la propriété, etc. – Ce qui est négatif : la destruction, on peu le décréter ; ce qui est positif, la construction, non ».

Marx avait déjà indiqué dans sa préface au « Capital » que : « lors même qu’une société est arrivée à découvrir la piste de la loi naturelle qui préside à son mouvement – et le but final de cet ouvrage est de dévoiler la loi économique du mouvement de la société moderne – elle ne peut ni dépasser d’un saut, ni abolir par des décrets les phases de son développement naturel, mais elle peut abréger la période de la gestation et adoucir les maux de l’enfantement ».

Une politique de gestion prolétarienne ne pourra donc que s’attacher essentiellement à la direction et aux tendances à imprimer à l’évolution économique, tandis que les expériences historiques (et la Révolution Russe, bien qu’incomplète, en est une gigantesque) constitueront le réservoir où le prolétariat puisera les formes sociales adaptables à une telle politique. Celle-ci aura un contenu socialiste seulement si le cours économique reçoit une orientation diamétralement opposée à celle du capitalisme, si donc il se dirige vers une élévation progressive et constante des conditions de vie des masses et non vers leur abaissement.

* * *

Si l’on veut apprécier la Révolution, non comme un fait isolé, mais comme un produit du milieu historique, il faut s’en rapporter à la loi fondamentale de l’Histoire qui n’est autre que la loi générale de l’évolution dialectique dont le centre moteur est la lutte des classes, celle-ci formant la substance vivante des événements historiques.

Le marxisme nous enseigne que la cause des Révolutions ne doit pas être recherchée dans la Philosophie mais dans l’Économie d’une société déterminée. Ce sont les changements graduels apportés dans le mode de production et d’échange, sous l’aiguillon de la lutte de classes, qui aboutissent inévitablement à la « catastrophe » révolutionnaire qui rompt l’enveloppe des rapports sociaux et de production existants.

A cet égard, le XXe siècle correspond, pour la société capitaliste, a ce qu’ont signifié, pour la société féodale, les XVIIIe et XIXe siècles, c’est-à-dire à une ère de violentes convulsions révolutionnaires ébranlant la société dans son ensemble.

Dans l’ère de la décadence bourgeoise, les révolutions prolétariennes sont donc le produit d’une maturité historique de toute la société, et les mailles d’une chaîne d’événements, qui peuvent fort bien alterner avec des défaites du prolétariat et des guerres, comme l’histoire n’a pas manqué de nous le prouver depuis 1914.

La victoire d’un prolétariat déterminé, tout en étant la résultante immédiate de circonstances particulières, n’est en définitive qu’une partie d’un Tout : la révolution mondiale. Nous verrons que, pour cette raison fondamentale, il ne peut être question d’assigner à cette révolution un cours autonome qui se justifierait par l’originalité de son milieu géographique et social.

Nous nous heurtons ici à un problème qui fut au centre des controverses théoriques dont le centrisme russe (et avec lui l’Internationale Communiste) tira sa thèse du « socialisme en un seul pays ». Il s’agit de l’interprétation à donner au développement inégal qui se vérifia tout au long de l’évolution historique.

Marx observe que la vie économique offre un phénomène analogue à ce qui se passe dans d’autres branches de la biologie. Dès que la vie a dépassé une période donnée de développement et passe d’un stade à un autre, elle commence à obéir à d’autres lois et ce, bien qu’elle dépendra toujours des lois fondamentales qui régissent toutes les manifestations vitales.

Il en est de même de chaque période historique qui possède ses lois propres, bien que toute l’histoire soit régie par la loi de l’évolution dialectique. C’est ainsi, par exemple, que Marx nie que la loi de la population soit la même dans tous les temps et dans tous les lieux. Chaque degré de développement a sa loi particulière de la population et Marx le démontre en réfutant la théorie de Malthus.

Dans le « Capital », où il dissèque la mécanique du système capitaliste, Marx ne s’attarde pas aux multiples aspects inégaux de son expansion car pour lui, « il ne s’agit pas, en somme, du développement plus ou moins considérable des antinomies sociales qui découlent des lois naturelles de la production capitaliste. Il s’agit de ces lois elles-mêmes, de ces tendances qui agissent et s’affirment avec une inéluctable nécessité. Le pays qui est industriellement le plus avancé ne fait que montrer au pays moins développé l’image de l’avenir qui l’attend ». (Préface du « Capital »).

De cette pensée de Marx ressort clairement que ce qui doit être considéré comme élément fondamental, ce n’est pas l’aspect inégal imprimé à l’évolution des différents pays constituant la société capitaliste – aspect qui ne serait que l’expression d’une pseudo-loi de nécessité historique du développement inégal – mais que ce sont les lois spécifiques de la production capitaliste, régissant l’ensemble de la société et subordonnées elles-mêmes à la loi générale de l’évolution matérialiste et dialectique.

Le milieu géographique explique pourquoi l’évolution historique et les lois spécifiques d’une société se manifestent sous des formes variées et inégales de développement, mais il ne fournit nullement l’explication du processus historique lui-même. Autrement dit, le milieu géographique n’est pas le facteur actif de l’histoire.

Marx remarque que si la production capitaliste est favorisée par un climat modéré, celui-ci n’apparaît que comme une possibilité qui ne peut être utilisée que dans des conditions historiques indépendantes des conditions géographiques. Il dit notamment « qu’il n’est nullement établi que le sol le plus fertile soit le plus propice au développement de la production capitaliste, qui suppose toujours la domination de l’homme sur la nature… Le berceau du Capital ne se trouve pas sous les tropiques à la végétation luxuriante, mais dans les zones tempérées. Ce n’est pas la fertilité absolue du sol, mais sa variété, la multiplicité de ses produits naturels qui forment la base naturelle de la division sociale du travail et qui excitent l’homme, par le changement perpétuel des conditions naturelles où il vit, à multiplier ses besoins, ses capacités, ses moyens et ses modes de travail". (« Capital », Livre I). Le milieu géographique ne put donc être l’élément primordial en fonction duquel les différents pays se seraient développés suivant des lois propres à leur milieu original, et non suivant des lois générales surgies de conditions historiques déterminées s’étendant à toute une époque. Sinon la conclusion s’imposerait que l’évolution de chaque pays a suivi un cours autonome, indépendant du milieu historique.

Mais, pour que l’Historique se réalisât, il a fallu l’intervention de l’homme s’effectuant toujours sous l’empire de rapports sociaux antagoniques (abstraction faite du communisme primitif) variant avec l’époque historique et imprimant à la lutte des classes des formes correspondantes : lutte entre esclave et maître, entre serf et seigneur, entre bourgeois et féodal, entre prolétaire et bourgeois.

Cela ne signifie évidemment pas que, pour ce qui est des périodes pré-capitalistes, les différents types de sociétés qui les jalonnent : asiatique, esclavagiste, féodal, se succèdent rigoureusement et que leurs lois spécifiques agissaient universellement. Semblable évolution était exclue par le fait que ces formations sociales étaient toutes basées sur des modes de production peu progressifs par nature.

Chacune de ces sociétés ne put franchir certaines limites mesurées par un rayon déterminé, un bassin (comme le bassin méditerranéen dans l’antiquité esclavagiste), pendant qu’aux antipodes vivaient des conglomérats régis par d’autres rapports sociaux et de production, moins ou plus évolués, sous l’action de multiples facteurs parmi lesquels le facteur géographique n’était pas l’essentiel.

Mais, avec l’avènement du capitalisme, le cours de l’évolution put s’élargir. S’il recueillit une succession historique s’illustrant par des différenciations de développement considérables, il ne lui fallut pas longtemps pour maîtriser ces dernières.

Dominé par la loi de l’accumulation de plus-value, le capitalisme apparut sur l’arène de l’Histoire comme le mode de production le plus puissant et le plus progressif, tout comme le système économique le plus expansif. Bien qu’il se caractérisât par une tendance à universaliser son mode de production, bien qu’il favorisa un certain nivellement, il ne détruisit nullement toutes les formes sociales antérieures. Il se les annexa et y puisa les forces le poussant irrésistiblement en avant.

Nous avons déjà donné notre avis (voir « Crises et Cycles » (1)) sur la perspective que Marx aurait soi-disant esquissée d’un avènement d’une société capitaliste pure et équilibrée ; nous n’avons donc pas à y revenir, les faits ayant démenti éloquemment non pas cette pseudo-prédiction de Marx, mais les hypothèses de ceux qui s’en servaient pour renforcer l’idéologie bourgeoise. Nous savons que le capitalisme entra dans sa phase de décomposition avant d’avoir pu parachever sa mission historique parce que ses contradictions se développèrent beaucoup plus vite que l’expansion de son système. Le capitalisme n’en fut pas moins le premier système de production engendrant une économie mondiale se caractérisant, non par une homogénéité et un équilibre inconciliable avec sa nature, mais par une étroite interdépendance de ses parties subissant toutes, en dernière analyse, la loi du Capital et le joug de la bourgeoisie impérialiste.

Le développement de la société capitaliste, sous l’aiguillon de la concurrence, a produit cette complexe et remarquable organisation mondiale de la division du travail qui peut et doit être perfectionnée, assainie (c’est la tâche du prolétariat) mais ne peut pas être détruite. Elle n’est nullement révoquée par le phénomène du nationalisme économique, qui apparaît, dans la crise générale du capitalisme, comme la manifestation réactionnaire de la contradiction exacerbée entre le caractère universel de l’économie capitaliste et sa division en États nationaux antagoniques. Bien plus, sa vivace réalité s’affirme avec plus de vigueur encore dans l’étouffante ambiance créée par l’existence de ce qu’on pourrait appeler des économies obsidionales. N’assistons-nous pas aujourd’hui, sous le couvert du protectionnisme quasi-hermétique, à toute une efflorescence d’industries édifiées au prix d’énormes faux-frais, s’encastrant dans les diverses économies de guerre, mais pesant lourdement sur l’existence des masses ? Organismes parasitaires, non viables économiquement et qu’une société socialiste expulsera de son sein.

Sans cette base mondiale de la division du travail, une société socialiste est évidemment impensable.

L’interdépendance et la subordination réciproque des diverses sphères productives (aujourd’hui confinées dans le cadre des nations bourgeoises) sont une nécessité historique et le capitalisme leur a donné leur complète signification, tant au point de vue politique qu’au point de vue économique. Que cette structure sociale, élevée à l’échelle mondiale, soit désarticulée par mille forces contradictoires, ne l’empêche pas d’exister. Elle se greffe sur une répartition des forces productives et des richesses naturelles (exploitées) qui est précisément le travail de toute l’évolution historique. Il ne dépend nullement de la volonté du capitalisme impérialiste de répudier l’étroite solidarité de toutes les régions du globe, en se cloisonnant dans les cadres nationaux. S’il tente aujourd’hui cette folle entreprise, c’est parce qu’il y est acculé par les contradictions de son système, mais au prix de la destruction de richesses matérialisant la plus-value arrachée à de multiples générations de prolétaires, précipitant une destruction gigantesque de forces de travail dans le gouffre de la guerre impérialiste.

Le prolétariat international, non plus, ne peut méconnaître la loi de l’évolution historique. Un prolétariat ayant fait sa révolution devra payer le « socialisme en un seul pays » de l’abandon de la lutte mondiale des classes et par conséquent de sa propre défaite.

* * *

Que l’évolution inégale puisse être considérée comme la loi historique d’où résulterait la nécessité de développements nationaux autonomes n’est, d’après ce qui précède, que la négation même du concept mondial de la société.

Comme nous l’avons indiqué, l’inégalité de l’évolution économique et politique, loin de constituer une « loi absolue du capitalisme » (programme du 6e Congrès de l’I.C.) n’est qu’un ensemble de manifestations se déroulant sous l’empire des lois spécifiques du système bourgeois de production.

Dans sa phase d’expansion, le capitalisme, au travers d’un processus contradictoire et sinueux, tendit au nivellement des inégalités de croissance, tandis que dans sa phase de régression, il approfondit celles qui subsistaient, de par les nécessités de son évolution : le capital des métropoles épuisait la substance des pays retardataires et détruisait les bases de leur développement.

De cette constatation d’une évolution rétrograde et parasitaire, l’Internationale Communiste déduisit « que l’inégalité augmente et s’accentue encore à l’époque de l’impérialisme » et elle en tira sa thèse du « socialisme national » qu’elle crut renforcer en jetant la confusion entre « socialisme » national et révolution nationale et en se fondant sur l’impossibilité historique d’une révolution prolétarienne mondiale en tant qu’acte simultané.

Pour étayer ses arguments, elle eût, de plus, recours à une sophistication de certains écrits de Lénine et, notamment, de son article de 1915, sur le mot d’ordre des États-Unis mondiaux (« Contre le Courant ») où il considérait que « l’inégalité de progression économique et politique est l’inéluctable loi du capitalisme ; de là, il sied de déduire qu’une victoire du Socialisme est possible, pour commencer, dans quelques États capitalistes seulement, ou même dans un seul. »

Trotski fit bonne justice de ces falsifications dans « L’Internationale Communiste après Lénine » et nous n’avons donc pas à nous attarder à une nouvelle réfutation.

Mais il reste que Trotski, se prévalant de Marx et de Lénine, crut pouvoir se servir de la « loi » du développement inégal – érigée également par lui en loi absolue du capitalisme – pour expliquer d’une part, l’inévitabilité de la révolution sous sa forme nationale et, d’autre part, son explosion, en premier lieu, dans les pays arriérés : « de l’évolution inégale, saccadée du capitalisme dérive le caractère inégal, saccadé de la révolution socialiste, tandis que de l’interdépendance mutuelle des divers pays poussée à un degré très avancé, découle l’impossibilité non seulement politique, mais aussi économique de construire le Socialisme dans un seul pays. » (« L’I C. après Lénine ») ; et encore que « la prévision de ce fait que la Russie, historiquement arriérée, pouvait connaître une révolution prolétarienne plus tôt que l’Angleterre avancée, était entièrement fondée sur la loi du développement inégal » (« La Révolution Permanente »).

Tout d’abord, Marx, pour reconnaître la nécessité des révolutions nationales, n’a nullement invoqué l’inégalité de l’évolution et il ne fait pas de doute que pour lui cette nécessité découle de la division de la société en nations capitalistes, qui n’est que le corollaire de sa division en classes.

Le « Manifeste communiste » dit que : « comme le prolétariat de chaque pays doit, en premier lieu, conquérir le pouvoir politique, s’ériger en classe nationalement dirigeante, devenir lui-même la Nation, il est encore par là national, quoique nullement au sens bourgeois du mot ». Et plus tard, Marx, dans sa « Critique du Programme de Gotha », précisera « qu’il va absolument de soi que pour pouvoir lutter d’une façon générale, la classe ouvrière doit s’organiser chez elle en tant que classe et que l’intérieur du pays est le théâtre immédiat de sa lutte. C’est en cela que sa lutte de classe est nationale, non pas quant à son contenu mais, comme le dit « Le Manifeste », quant à sa forme ».

Cette lutte nationale, lorsqu’elle éclate en révolution prolétarienne, devient le produit d’une maturité historique des contrastes économiques et sociaux de la société capitaliste dans son ensemble, avec cette signification que la dictature du prolétariat est un point de départ et non un point d’arrivée. Aspect développé de la lutte mondiale des classes, elle doit rester intégrée à celle-ci si elle veut vivre. C’est aussi dans le sens de cette continuité du processus révolutionnaire qu’il peut être parlé de révolution « permanente ».

Trotski, tout en rejetant absolument la théorie du « socialisme dans un seul pays » et en la considérant comme réactionnaire, en arrive cependant, en se fondant sur la « loi » du développement inégal du capitalisme, à déformer la signification des révolutions prolétariennes. Cette « loi » s’incorporera même à ce qui constitue sa théorie de la Révolution permanente qui, d’après lui, comprend deux thèses fondamentales : l’une, basée sur une « juste » conception de la loi de l’évolution inégale et l’autre, sur une compréhension exacte de l’économie mondiale.

Si, pour se borner à l’époque de l’Impérialisme, ses diverses manifestations inégales ne devaient pas se rattacher aux lois spécifiques du capitalisme, modifiées dans leur activité par la crise générale de décomposition, mais être l’expression d’une loi historique de l’inégalité, relevant du caractère de nécessité, on ne comprendrait pas pourquoi l’action de cette loi se limiterait à l’éclosion de révolutions nationales commençant dans les pays arriérés au lieu de s’étendre jusqu’à favoriser le développement d’économies autonomes, c’est-à-dire aussi le « socialisme national ».

En donnant la prépondérance au milieu géographique (car c’est à cela que revient l’élévation de l’évolution inégale en loi) et non au véritable facteur historique, la lutte des classes, on ouvre la porte à toute justification du « socialisme » économique et politique s’appuyant sur des possibilités physiques de développement indépendant, porte par où n’a pas manqué de pénétrer le Centrisme, pour ce qui concerne la Russie.

Trotski, vainement, accusera Staline de « faire de la loi du développement inégal un fétiche et de la déclarer suffisante pour servir de fondement au socialisme national » car, partant de la même prémisse théorique, il devrait logiquement aboutir aux mêmes conclusions s’il ne s’arrêtait arbitrairement en route.

Pour caractériser la révolution russe, Trotski dira « qu’elle fut la plus grandiose de toutes les manifestations de l’inégalité de l’évolution historique ; la théorie de la révolution permanente qui avait donné le pronostic du cataclysme d’Octobre était par ce fait même fondée sur cette loi ».

Le retard du développement de la Russie peut, dans une certaine mesure, être invoqué pour expliquer le saut de la révolution par dessus la phase bourgeoise, bien que la raison essentielle soit qu’elle surgit dans une période qui enregistre l’incapacité, pour une bourgeoisie nationale, de réaliser ses objectifs historiques. Mais ce retard prend toute sa signification sur le plan politique, parce qu’à l’incapacité historique de la bourgeoisie russe se juxtapose sa faiblesse organique, celle-ci entretenue évidemment par le climat impérialiste. Dans l’ébranlement de la guerre impérialiste, la Russie devait apparaître comme le point de rupture du front capitaliste. La révolution mondiale s’amorça précisément là où existait un terrain favorable au prolétariat et à la construction de son parti de classe.

* * *

Nous voudrions, pour terminer cette première partie, examiner la thèse de « pays mûrs » ou « non mûrs » pour le socialisme, thèse chère aux « évolutionnistes » et qui a laissé quelques traces dans la pensée de communistes oppositionnels, lorsqu’il s’est agi pour eux de définir le caractère de la révolution russe ou de rechercher l’origine de sa dégénérescence.

Dans sa préface à la « Critique de l’économie politique », Marx a donné l’essentiel de sa pensée sur ce que signifiait une évolution sociale arrivée à l’état de maturité, en affirmant « qu’une société ne disparaît jamais avant que soient développées toutes les forces productives qu’elle est assez large pour contenir et que jamais de nouveaux et supérieurs rapports de production ne se substituent à elle avant que les conditions d’existence matérielles de ces rapports aient été couvées dans le sein même de la vieille société. C’est pourquoi l’humanité ne se pose jamais que les problèmes qu’elle peut résoudre car, à regarder de plus près, il se trouvera toujours que le problème lui-même ne se présente que lorsque les conditions matérielles pour le résoudre existent ou du moins sont en voie de devenir ».

C’est dire que les conditions de maturité ne peuvent se rapporter qu’à l’ensemble de la société régie par un système de production prédominant. En outre, la notion de maturité n’a qu’une valeur relative et non absolue. Une société est « mûre » dans ce sens que sa structure sociale et son cadre juridique sont devenus trop étroits par rapport aux forces matérielles qu’elle a développées.

Nous avons souligné au début de cette étude que le capitalisme, bien qu’il ait puissamment développé la capacité productive de la société, n’a pas réuni, de ce fait, tous les matériaux permettant l’organisation immédiate du socialisme. Comme Marx l’indique, seulement les conditions matérielles pour résoudre ce problème existent « ou du moins sont en voie de devenir ».

A plus forte raison, cette conception restrictive s’applique-t-elle à chacune des composantes nationales de l’économie mondiale. Toutes sont historiquement mûres pour le socialisme, mais aucune d’entre elles n’est mûre au point de réunir toutes les conditions matérielles nécessaires à l’édification du socialisme intégral et ce, quel que soit le degré de développement atteint.

Aucune nation ne contient, à elle seule, tous les éléments d’une société socialiste et le national-socialisme s’oppose irréductiblement à l’internationalisme de l’économie impérialiste, à la division universelle du travail et à l’antagonisme mondial entre la bourgeoisie et le prolétariat.

C’est pure abstraction que de concevoir une société socialiste comme étant la juxtaposition d’économies socialistes complètes. La distribution mondiale des forces productives (qui n’est pas un produit artificiel) exclut aussi bien pour les nations « supérieures » que pour les régions « inférieures » la possibilité de réaliser intégralement le socialisme. Le poids spécifique de chacune d’elles dans l’économie mondiale mesure leur degré de dépendance réciproque et non l’ampleur de leur indépendance. L’Angleterre, un des secteurs les plus avancés du capitalisme, où celui-ci s’exprime à peu près à l’état pur, n’est pas viable, considérée isolément. Les faits montrent aujourd’hui que, privées en partie seulement du marché mondial, les forces productives nationales périclitent. C’est le cas pour l’industrie cotonnière et l’industrie charbonnière en Angleterre. Aux États-Unis, l’industrie automobile, limitée au marché intérieur, cependant vaste, doit rétrograder. Une Allemagne prolétarienne isolée, assisterait impuissante à la contraction de son appareil industriel, même en tenant compte d’une large expansion de la consommation.

Il est donc abstrait de poser la question de pays « mûrs » ou « pas mûrs » pour le socialisme, car le critère de maturité est à rejeter aussi bien pour les pays à développement supérieur que pour les pays retardataires.

Dès lors, c’est sous l’angle d’une maturation historique des antagonismes sociaux résultant du conflit aigu entre les forces matérielles et les rapports de production, que le problème doit être abordé. Limiter les données de celui-ci à des facteurs matériels, c’est se placer sur la position des théoriciens de la IIe Internationale, celle de Kautsky et des socialistes allemands, qui considéraient que la Russie, en tant qu’économie arriérée où le secteur agricole – techniquement faible – occupait une place prépondérante, n’était pas mûre pour une révolution prolétarienne, mais seulement pour une révolution bourgeoise, conception allant rejoindre celle des mencheviks russes. Otto Bauer, de l’« immaturité » économique de la Russie, avait déduit que l’État prolétarien devait inévitablement dégénérer.

Rosa Luxemburg (« La Révolution russe ») faisait cette remarque que, d’après la conception de principe des sociaux-démocrates, la Révolution russe aurait dû s’arrêter à la chute du tsarisme : « Si elle a passé au-delà, si elle s’est donné pour mission la dictature du prolétariat, ça a été, selon cette doctrine, une simple faute de l’aile radicale du mouvement ouvrier russe, les bolcheviks, et tous les mécomptes que la révolution a subis dans son cours ultérieur, tous les embarras dont elle a été victime, se présentent comme un résultat de cette faute fatale ».

La question est de savoir si la Russie était mûre ou non pour la révolution prolétarienne n’avait pas à être résolue en fonction des conditions matérielles de son économie, mais en fonction des rapports de classe bouleversés par la situation internationale. La condition essentielle était l’existence d’un prolétariat concentré, – bien qu’en proportion infime par rapport à l’immense masse des producteurs paysans – dont la conscience s’exprimait par un parti de classe, puissant par son idéologie et son expérience révolutionnaire. Avec Rosa Luxemburg, nous disons que « le prolétariat russe ne pouvait être considéré que comme l’avant garde du prolétariat mondial, avant-garde dont les mouvements exprimaient le degré de maturité des antagonismes sociaux à l’échelle internationale. C’est le développement de l’Allemagne, de l’Angleterre et de la France qui se manifestait à Saint-Pétersbourg. C’est ce développement qui décidait du sort de la révolution russe. Celle-ci ne pouvait atteindre son but que si elle était le prologue de la révolution du prolétariat européen ».

Certains camarades de l’Opposition communiste ont cependant basé leur appréciation de la révolution russe sur le critère de l’« immaturité » économique.

Le camarade Hennaut, dans son étude sur les « Classes dans la Russie des Soviets » se place sur cette position.

Faisant état des considérations d’Engels, que nous avons déjà commentées au début, Hennaut les interprète comme ayant une signification particulière pouvant s’appliquer à un pays déterminé et non comme se rapportant à toute la société parvenue au terme historique de son évolution.

Engels se trouverait ainsi en contradiction évidente avec ce que Marx disait dans la préface de sa « Critique ». Mais de notre commentaire résulte qu’il ne peut en être ainsi.

D’après Hennaut, pour la justification d’une révolution prolétarienne, c’est le facteur économique qui doit prévaloir et non le facteur politique. Il dit ceci : « appliquées à l’époque contemporaine de l’histoire humaine, ces constatations (d’Engels, n.d.l.r. (2)) ne peuvent signifier autre chose que la prise du pouvoir par le prolétariat, le maintien et l’utilisation de ce pouvoir à des fins socialistes, n’est guère concevable que là où le capitalisme a préalablement déblayé le chemin du socialisme, c’est-à-dire que là où il a fait surgir un prolétariat industriel nombreux, englobant sinon la majorité, du moins une forte minorité de la population et où il a créé une industrie développée, capable d’imprimer son cachet au développement ultérieur de l’économie toute entière ». Plus loin, il soulignera que : « c’était en dernier lieu les capacités économiques et culturelles du pays qui allaient déterminer le sort ultérieur de la révolution russe lorsqu’il s’avéra que les prolétariats non russes n’étaient pas prêts à faire leur révolution. L’état arriéré de la société russe devait ici faire sentir tous ses côtés négatifs ». Mais peut-être le camarade Hennaut n’a-t-il pas remarqué que, partir des conditions matérielles pour « légitimer » ou pas une révolution prolétarienne, entraîne irrésistiblement, qu’on le veuille ou non, dans l’engrenage du « socialisme national ».

Nous répétons que la condition fondamentale d’existence de la révolution prolétarienne, c’est la continuité de sa liaison en fonction de laquelle doit se définir la politique intérieure et extérieure de l’État prolétarien. C’est précisément parce que la Révolution, si elle doit commencer sur le terrain national, ne peut s’y maintenir indéfiniment, quelles que soient la richesse et l’ampleur du milieu national ; c’est parce qu’elle doit s’élargir à d’autres révolutions nationales jusqu’à aboutir à la révolution mondiale, sous peine d’asphyxie ou de dégénérescence, que nous considérons comme une erreur de se fonder sur des prémisses matérielles.

C’est en se rattachant aux mêmes considérations politiques que l’on doit expliquer, en dernière analyse, le « bond » de la révolution russe, par dessus les étapes intermédiaires. La Révolution d’Octobre a démontré que, dans l’époque de l’Impérialisme décadent, le prolétariat ne pouvait s’arrêter à la phase bourgeoise de l’évolution mais devait la dépasser en se substituant à la bourgeoisie incapable de réaliser son programme historique. Pour atteindre cet objectif, les bolcheviks n’avaient nullement à inventorier le capital matériel, les forces productives disponibles, mais bien à évaluer le rapport des classes.

Encore une fois, le saut n’était pas conditionné par des facteurs économiques, mais politiques, tandis qu’il ne pouvait prendre toute sa signification, au point de vue du développement matériel, que par la soudure via la révolution prolétarienne avec la révolution mondiale. L’« immaturité » des pays retardataires, qui impliquait le saut aussi bien que « la maturité » des pays avancés se trouvait ainsi incorporée au même processus de l’évolution mondiale de la lutte des classes.

Lénine a fait justice des reproches adressées aux bolcheviks d’avoir pris le pouvoir : « ce serait une faute irréparable de dire que, puisqu’il y a déséquilibre reconnu entre nos forces économiques et notre force politique, il ne fallait pas prendre le pouvoir ! Pour raisonner ainsi, il faut être aveugle, il faut oublier que cet équilibre n’existera jamais et ne peut pas exister dans l’évolution sociale, non plus que dans l’évolution naturelle et que c’est seulement à la suite de nombreuses expériences, dont chacune prise à part sera incomplète et souffrira d’un certain déséquilibre, que le socialisme triomphant peut être créé par la collaboration révolutionnaire des prolétaires de tous les pays ».

Un prolétariat, si « pauvre » soit-il, n’a pas à « attendre » l’action de prolétariats plus « riches » pour faire sa propre révolution. Qu’après celle-ci les difficultés se multiplieront par rapport à celles rencontrées par un prolétariat plus favorisé, c’est l’évidence même, mais l’Histoire n’offre pas le choix !

La nature de l’époque historique fait que les révolutions bourgeoises, dirigées par la bourgeoisie, sont révolues. La survivance du capitalisme est devenue un frein au progrès de l’évolution et, par conséquent, un obstacle à l’épanouissement d’une révolution bourgeoise qui se trouve privée de la soupape d’un marché mondial saturé de marchandises. En outre la bourgeoisie ne peut plus s’assurer le concours des masses ouvrières, comme ce fut le cas en 1789, mais comme ce ne fut déjà plus le cas en 1848, en 1871 et en Russie, en 1905.

La révolution d’Octobre fut la saisissante illustration d’un de ces apparents paradoxes de l’histoire, et elle donna l’exemple d’un prolétariat achevant une éphémère révolution bourgeoise, mais obligé d’y substituer ses propres objectifs pour ne pas retomber sous la coupe de l’Impérialisme.

La bourgeoisie russe fut originellement affaiblie par l’hégémonie du capital occidental sur l’économie du pays. Ce dernier, comme prix de soutien au tsarisme, préleva une part importante du revenu national, entravant ainsi le développement des positions économiques de la bourgeoisie.

1905 apparaît comme une tentative de révolution bourgeoise d’où la bourgeoisie est absente. Un prolétariat fortement concentré avait déjà pu se constituer en une force révolutionnaire indépendante, obligeant la bourgeoisie libérale, politiquement incapable, à se maintenir dans le sillage de l’impérialisme autocratique et féodal, mais la révolution bourgeoise de 1905 ne put aboutir à une victoire prolétarienne parce que, bien que surgie de l’ébranlement provoqué par la guerre russo-japonaise, elle ne correspondait pas à une maturation des antagonismes sociaux à l’échelle internationale et qu’aussi le tsarisme put recevoir l’appui financier et matériel de toute la bourgeoisie européenne.

Comme le remarque Rosa Luxemburg : « La révolution de 1905-1907 n’avait trouvé qu’un faible écho en Europe ; aussi devait-elle rester un chapitre préliminaire. La suite et la fin étaient liées à l’évolution européenne ».

La révolution de 1917 devait éclore dans des conditions historiques plus évoluées.

Dans « La Révolution prolétarienne », Lénine en a caractérisé les phases successives. Nous ne pouvons mieux faire que de le citer :

« Nous avons été d’abord avec toute la classe paysanne contre la monarchie, contre les grands propriétaires fonciers, contre la féodalité et ça a été la révolution bourgeoise, démocratique-bourgeoise. Ensuite, nous avons été avec la classe paysanne pauvre, avec le demi-prolétariat, avec tous les exploités contre le capitalisme, y compris les riches campagnards, les accapareurs, les spéculateurs et, dès lors, la révolution est devenue socialiste… Tenter de dresser une muraille de Chine entre ces deux révolutions, de les séparer autrement que par le degré de préparation du prolétariat et le degré de son union avec la classe pauvre des campagnes, c’est dénaturer le marxisme, l’avilir et le remplacer par le libéralisme. C’est vouloir, en se référant au progrès que représente le régime bourgeois par rapport à la féodalité, faire œuvre de réaction en défendant ce régime contre le socialisme ».

La dictature du prolétariat fut l’instrument qui permit, d’une part d’amener la révolution bourgeoise à terme et, d’autre part, de la dépasser. C’est ce qui explique le mot d’ordre des bolcheviks : « la terre aux paysans » contre lequel s’est élevée Rosa Luxemburg, erronément à notre avis.

Avec Lénine, nous disons que « les bolcheviks ont rigoureusement distingué la révolution démocratique bourgeoise de la révolution prolétarienne ; en menant jusqu’au bout la première, ils ont ouvert la porte à la seconde. C’est la seule politique révolutionnaire, la seule politique marxiste. »


II. Nécessité de l’État transitoire

Dans notre exposé introductif nous pensons avoir dégagé l’idée essentielle qu’il n’existe et ne peut exister aucun synchronisme entre la maturité historique de la Révolution prolétarienne et sa maturité matérielle aussi bien que culturelle. Nous vivons dans l’ère des révolutions prolétariennes parce que le progrès social ne peut se poursuivre qu’à la condition que disparaisse l’antagonisme de classe qui, jusqu’ici, fut le fondement de ce même progrès à une époque considérée comme la préhistoire du genre humain.

Mais l’appropriation collective des richesses développées par la société bourgeoise supprime seulement la contradiction entre la forme sociale des forces productives et leur appropriation privée. Elle n’est rien de plus que la condition « sine qua non » du développement ultérieur de la société. Elle ne comporte aucun automatisme pour l’épanouissement social. Elle ne contient en soi aucune des solutions constructives du Socialisme tout comme elle ne peut faire d’emblée table rase de toutes les inégalités sociales.

Point de départ, la collectivisation des moyens de production et d’échange n’est pas le socialisme, mais sa condition fondamentale. Elle n’est encore qu’une solution juridique aux contradictions sociales et, par elle-même, ne comble nullement les déficiences matérielles et spirituelles dont le prolétariat hérite du capitalisme. L’Histoire « surprend » le prolétariat et l’oblige à réaliser sa mission dans un état d’impréparation que le plus ferme idéalisme et le plus grand dynamisme révolutionnaires ne peuvent transformer d’emblée en une pleine capacité pour lui de résoudre tous les redoutables et complexes problèmes qui surgissent.

Tant après qu’avant la conquête du pouvoir, le prolétariat doit suppléer à l’immaturité historique de sa conscience en s’appuyant sur son parti – qui reste son guide et son éducateur dans la période de transition entre le capitalisme et le communisme. De même le prolétariat ne peut parer à l’insuffisance temporaire des forces productives que le capitalisme lui lègue qu’en recourant à l’État, organisme de contrainte, « fléau dont le prolétariat hérite dans sa lutte pour arriver à sa domination de classe mais dont il devra, comme l’a fait la Commune, et dans la mesure du possible atténuer les plus fâcheux effets, jusqu’au jour où une génération élevée dans une société d’hommes libres et égaux, pourra se débarrasser de tout fatras gouvernemental. » (Engels).

La nécessité de « tolérer » l’État pendant la phase transitoire s’échelonnant entre le capitalisme et le communisme, résulte du caractère spécifique de cette période définie par Marx dans sa Critique de Gotha : « Nous avons affaire à une société communiste non pas telle qu’elle s’est développée sur les bases qui lui sont propres, mais telle qu’elle vient, au contraire, de sortir de la société capitaliste ; par conséquent une société qui, sous tous les rapports : économique, moral, intellectuel, porte encore les stigmates de l’ancienne société des flancs de laquelle elle sort. » (Nous soulignons, n.d.l.r.).

Nous examinerons quels sont ces stigmates lorsque nous analyserons les catégories économiques et sociales que l’économie prolétarienne hérite du capitalisme mais qui sont appelées à « dépérir » en même temps que l’État prolétarien.

Évidemment, il serait vain de se dissimuler le danger mortel qu’offre, pour la révolution prolétarienne, la survivance de cette servitude que constitue l’État, même ouvrier. Mais partir de l’existence en soi de cet État pour conclure à l’inévitable dégénérescence de la Révolution équivaudrait à faire fi de la dialectique historique comme à renoncer à la Révolution elle-même.

D’autre part, subordonner le déclenchement de la Révolution à la capacité pleinement réalisée par les masses d’exercer le pouvoir, reviendrait à renverser les données du problème historique tel qu’il se pose, à nier en somme la nécessité de l’État transitoire tout comme celle du parti. En définitive, ce postulat rejoint logiquement celui qui fonde la Révolution sur la « maturité » des conditions matérielles, et que nous avons examiné dans la première partie de cette étude.

Nous reviendrons par la suite sur le problème de la capacité de gestion des masses prolétariennes.

* * *

Si le prolétariat victorieux se trouve donc amené, de par les conditions historiques à devoir subir un État pendant une période plus ou moins prolongée, il lui importe cependant de savoir de quel État il s’agira.

La méthode marxiste permit, d’une part, de découvrir la signification de l’État dans les sociétés divisées en classes, d’en définir la nature, d’autre part, par une analyse des expériences révolutionnaires vécues dans le cours du siècle dernier par le prolétariat, de déterminer le comportement de celui-ci vis-à-vis de l’État bourgeois.

Marx et surtout Engels dégagèrent la notion de l’État de tout son fatras idéaliste. Mettant à nu la véritable nature de l’État, ils découvrirent qu’il n’était qu’un instrument d’asservissement aux mains de la classe dominante, dans une société déterminée, qu’il ne servait qu’à sauvegarder les privilèges économiques et politiques de cette classe et à imposer, par la contrainte et la violence, les règles juridiques correspondant au mode de propriété et de production sur lequel ces privilèges étaient fondés ; qu’enfin, l’État n’était que l’expression de la domination d’une minorité sur la majorité de la population. La charpente de l’État, en même temps aspect concret de la scission en classes de la société, c’était sa force armée et ses organes coercitifs, placés au-dessus de la masse du peuple, s’opposant à elle et excluant toute possibilité, pour la classe opprimée, de maintenir sa propre organisation « spontanée » de défense armée. La classe dominante ne pouvait tolérer la coexistence de ses propres instruments répressifs avec une force armée du peuple.

Pour ne prendre que des exemples tirés de l’Histoire de la société bourgeoise : en France, la révolution de février 1848 arma les ouvriers « qui se constituèrent en force dans l’État » (Engels) ; la bourgeoisie n’eut qu’une préoccupation : désarmer les ouvriers ; elle les provoqua en liquidant les ateliers nationaux et elle les écrasa au cours du soulèvement de juin. En France encore, après septembre 1870, fut formée, en vue de la défense du pays, une garde nationale, composée en majorité d’ouvriers : « L’antagonisme entre le gouvernement où il n’y avait, ou presque, que des bourgeois et le prolétariat en armes, éclata aussitôt… Armer Paris, c’était armer la Révolution. Pour Thiers, la domination des classes possédantes serait menacée tant que les ouvriers parisiens resteraient en armes. Les désarmer fut son premier souci. » (Engels). D’où le 18 mars et la Commune.

Mais ayant pénétré le « secret » de l’État bourgeois (qu’il fût monarchique ou républicain, autoritaire ou démocratique), le prolétariat avait à définir à son égard sa propre politique. La méthode expérimentale du marxisme lui en donna les moyens.

A l’époque du Manifeste Communiste (1847), Marx avait bien marqué la nécessité pour le prolétariat de conquérir le pouvoir politique, de s’organiser en classe dominante, mais sans pouvoir préciser qu’il s’agissait pour lui de fonder son propre État. Il avait déjà prévu la disparition de tout État avec l’abolition des classes, mais il n’avait pu dépasser une formulation générale, encore abstraite. L’expérience française de 1848-1851 fournit à Marx la substance historique qui allait renforcer en lui l’idée de la destruction de l’État bourgeois, sans lui permettre cependant de délimiter les contours de l’État prolétarien appelé à le remplacer. Le prolétariat apparaît comme la première classe révolutionnaire dans l’histoire, à qui incombe la nécessité d’anéantir la machine bureaucratique et policière, de plus en plus centralisée, dont toutes les classes exploiteuses s’étaient servies jusqu’ici pour écraser les masses exploitées. Dans son 18 Brumaire, Marx souligna que « toutes les révolutions politiques n’ont fait que perfectionner cette machine au lieu de la briser. » Le pouvoir centralisé de l’État, avec ses organes répressifs, remontait à la monarchie absolue ; la Bourgeoisie naissante s’en servit pour lutter contre la féodalité, la Révolution française ne fit que le débarrasser des dernières entraves féodales et le Premier Empire paracheva l’État moderne. La société bourgeoise développée transforma le pouvoir central en une machine d’oppression du prolétariat. Pourquoi l’État ne fut jamais détruit par aucune des classes révolutionnaires, mais conquis, Marx en donna l’explication fondamentale dans Le Manifeste : « les moyens de production et d’échange, sur la base desquels s’est édifiée la bourgeoisie, furent créés à l’intérieur de la société féodale ». La Bourgeoisie, sur la base de positions économiques conquises graduellement, n’eut pas à détruire une organisation politique dans laquelle elle était parvenue à s’installer. Elle n’eut à supprimer ni la bureaucratie, ni la police, ni la force armée, mais à subordonner ces instruments d’oppression à ses fins propres, parce que la révolution politique ne faisait que substituer juridiquement une forme d’exploitation à une autre forme d’exploitation.

Par contre, le prolétariat était une classe exprimant les intérêts de l’Humanité et non des intérêts particuliers pouvant s’encastrer dans un État fondé sur l’exploitation : « Les prolétaires n’avaient rien à sauvegarder qui leur appartenait ; ils avaient à détruire toute garantie privée, toute sécurité privée existante » (Le Manifeste). La Commune de Paris fut la première réponse historique, encore bien imparfaite, à la question de savoir en quoi l’État prolétarien se différencierait de l’État bourgeois : la domination de la majorité sur la minorité dépossédée de ses privilèges, rendait inutile le maintien d’une machine bureaucratique et militaire, spécialement au service d’intérêts particuliers, à laquelle le prolétariat substituait, et son propre armement – pour briser toute résistance bourgeoise – et une forme politique lui permettant d’accéder progressivement à la gestion sociale. C’est en cela que « la Commune ne fut déjà plus un État au sens propre du mot ». (Engels). Lénine souligna « qu’elle arrivait ainsi – œuvre gigantesque – à remplacer certaines institutions par des institutions de principe essentiellement différent ».

Mais l’État prolétarien n’en conservait pas moins le caractère foncier de tout État : il restait un organe de coercition qui, bien qu’assurant la domination de la majorité sur la minorité, ne pouvait toujours qu’exprimer l’impuissance à supprimer temporairement le droit bourgeois ; il était, suivant l’expression de Lénine un État bourgeois sans bourgeoisie qui, sous peine de se retourner contre le prolétariat, devait être maintenu sous le contrôle direct de celui-ci et de son parti.

* * *

La théorie de la dictature du prolétariat, ébauchée dans Le Manifeste, mais qui puisa dans la Commune de 1871 ses premiers matériaux historiques – juxtaposa à la notion de destruction de l’État bourgeois, celle du dépérissement de l’État prolétarien. L’idée de la disparition de tout État, on la trouve déjà chez Marx, à l’état embryonnaire, dans sa Misère de la Philosophie ; mais ce fut surtout Engels qui la développa dans L’Origine de la Propriété et L’Anti-Dühring tandis que par après, Lénine la commenta lumineusement dans L’État et la Révolution. Quant à la distinction fondamentale entre destruction de l’État bourgeois et extinction de l’État prolétarien, elle a été faite avec suffisamment de vigueur par Lénine pour que nous n’ayons pas à y insister ici, d’autant plus que nos considérations antérieures ne permettent aucune équivoque à ce sujet.

Ce qui doit retenir notre attention, c’est que le postulat du dépérissement de l’État prolétarien est appelé à devenir en quelque sorte la pierre de touche du contenu des révolutions prolétariennes. Nous avons déjà indiqué que celles-ci surgissaient dans un milieu historique obligeant le prolétariat victorieux à supporter encore un État, bien que ce ne pût être « qu’un État en dépérissement, c’est-à-dire constitué de telle sorte qu’il commence sans délai à dépérir et qu’il ne puisse pas ne point dépérir ». (Lénine).

Le grand mérite du marxisme fut d’avoir démontré irréfutablement que jamais l’État ne fut un facteur autonome de l’Histoire, mais qu’il n’était qu’un produit de la société divisée en classes – la classe précédant l’État – tandis qu’il disparaîtrait avec les classes elles-mêmes. Si après la dissolution du communisme primitif, l’État avait toujours existé sous une forme plus ou moins évoluée, parce qu’il se superposait nécessairement à une forme d’exploitation de l’homme par l’homme, il n’en était pas moins vrai qu’il devait tout aussi nécessairement mourir au terme d’une évolution historique qui rendrait superflues toute oppression et toute contrainte, parce qu’elle aurait éliminé le « droit bourgeois » et que, suivant l’expression de Saint-Simon « la politique se serait résorbée toute entière dans l’économie ».

Mais la science marxiste n’avait pas encore élaboré la solution au problème de savoir comment et par quel processus l’État disparaîtrait, problème qui était lui-même conditionné par celui du rapport entre le prolétariat et « son » État.

La Commune – ébauche de la dictature du prolétariat, expérience gigantesque qui n’évita ni la défaite, ni la confusion parce que, d’une part, elle naquit dans une période d’immaturité historique et que d’autre part, il lui manqua le guide théorique, le parti – n’apporta que quelques éléments premiers esquissant encore vaguement les rapports entre État et Prolétariat.

Marx, en 1875, dans sa Critique de Gotha dut encore s’en tenir à cette interrogation : « Quelle transformation subira l’État, dans une société communiste ? » (Marx vise ici la période de transition, n.d.l.r.) « Quelles fonctions sociales s’y maintiendront qui soient analogues aux fonctions actuelles de l’État ? Cette question ne peut être résolue que par la science et ce n’est pas en accouplant de mille manières le mot Peuple au mot État qu’on fera avancer le problème d’un saut de puce. » (Nous soulignons, n.d.l.r.).

Dans la Commune, Marx vit surtout une forme politique tout à fait expansive, tandis que les anciennes formes étaient essentiellement répressives ; « … la forme politique, enfin trouvée, sous laquelle il était possible de réaliser l’émancipation du travail ». (La Guerre Civile). Ce faisant, il posait seulement les données du problème capital de l’initiation et de l’éducation des masses qui auraient à se dégager de plus en plus de l’emprise de l’État pour enfin faire coïncider la mort de celui-ci avec la réalisation de la Société sans classes. En ce sens, la Commune posait quelques jalons sur la voie de cette évolution. Elle montrait que si le prolétariat ne pouvait supprimer d’emblée le système des délégations, « il avait à prendre ses précautions contre ses propres subordonnés et ses propres fonctionnaires en les déclarant sans exception et en tout temps amovibles. » (Engels). Et pour Marx, « rien ne pouvait être plus étranger à l’esprit de la Commune que de remplacer le suffrage universel (pour la désignation des mandataires, n.d.l.r.) par un système de nominations hiérarchiques. »

Mais l’élaboration théorique dut s’en tenir là. Et quarante ans plus tard, Lénine n’aura pas avancé en ce domaine. Dans son État et la Révolution, il s’en tiendra à des formulations banales et sommaires, se bornera à souligner la nécessité de « transformer les fonctions de l’État en des fonctions de contrôle et d’enregistrement si simples qu’elles soient à la portée de l’énorme majorité de la population et peu à peu de la population toute entière ». Il ne pourra que se limiter, comme Engels, à énoncer ce à quoi correspondra la disparition de l’État, c’est-à-dire à l’ère de la liberté véritable en même temps qu’à la mort de la démocratie qui aura perdu toute signification sociale. Quant au processus suivant lequel s’élimineront toutes les servitudes qui seront comme l’arrière-faix du capitalisme, Lénine constatera que la « question reste ouverte du moment et des formes concrètes de cette mort de l’État, car nous n’avons pas de donnée qui nous permette de la trancher. »

Ainsi restait non résolu le problème de la gestion d’une économie et d’un État prolétariens s’exerçant en fonction de la révolution internationale. Des principes régissant la solution politique de ce problème, le prolétariat russe se trouva dépourvu au moment où il s’engagea en Octobre 1917 dans la plus formidable expérience historique. Inévitablement les bolcheviks devaient sentir peser sur eux le poids écrasant de cette carence théorique au cours de leurs tentatives de délimiter les rapports entre État et Prolétariat.

Avec le recul d’où nous pouvons aujourd’hui considérer l’expérience russe, il apparaît que très probablement, si les bolcheviks et l’Internationale avaient pu acquérir une claire vision de cette tâche capitale, le reflux révolutionnaire à l’Occident, bien qu’il eût constitué quand même une entrave considérable au développement de la Révolution d’octobre, n’en aurait pas altéré le caractère internationaliste, et n’aurait pas provoqué sa rupture avec le prolétariat mondial en la conduisant à l’impasse du « socialisme en un seul pays ».

Mais l’État soviétique ne fut pas considéré par les bolcheviks, au travers des terribles difficultés contingentes, essentiellement comme un « fléau dont le prolétariat hérite et dont il devra atténuer les plus fâcheux effets », mais comme un organisme pouvant s’identifier complètement avec la dictature prolétarienne, c’est-à-dire le Parti.

D’où résulta cette altération principale que le fondement de la dictature du prolétariat, ce n’était pas le Parti, mais l’État qui, par le renversement des rapports qui s’ensuivit, se trouva placé dans des conditions d’évolution aboutissant non à son dépérissement mais au renforcement de son pouvoir coercitif et répressif. D’instrument de la révolution mondiale, l’État prolétarien était appelé à devenir inévitablement une arme de la contre-révolution mondiale.

Bien que Marx, Engels et surtout Lénine eussent maintes fois souligné la nécessité d’opposer à l’État prolétarien son antidote prolétarien, capable d’empêcher sa dégénérescence, la Révolution russe, loin d’assurer le maintien et la vitalité des organisations de classe du prolétariat, les stérilisa en les incorporant à l’appareil étatique et ainsi dévora sa propre substance.

Même dans la pensée de Lénine, la notion « Dictature de l’État » devint prédominante. C’est ainsi qu’à la fin de 1918, dans sa polémique avec Kautsky (Révolution prolétarienne) il ne parvint pas à dissocier les deux notions opposées : État et Dictature du prolétariat. Il répliqua victorieusement à Kautsky pour ce qui concernait la définition de la dictature du prolétariat, sa signification fondamentale de classe (tout le pouvoir aux Soviets) ; mais à la nécessité de la destruction de l’État bourgeois et de l’écrasement de la classe dominante, il lia celle de la transformation des organisations prolétariennes en organisations étatiques. Il est vrai de dire que cette affirmation n’avait rien d’absolu, parce qu’elle se rapportait à la phase de guerre civile et de renversement de la domination bourgeoise et que Lénine visait les Soviets qui se substituaient en tant qu’instrument d’oppression sur la bourgeoisie à l’appareil d’État de cette dernière.

La difficulté énorme d’une juste orientation dans la question des rapports entre l’État et le Prolétariat et que Lénine ne put vaincre, provint précisément de cette double nécessité contradictoire de maintenir un État, organe de contrainte économique et politique restant sous le contrôle du prolétariat (donc de son parti) pendant que d’autre part devait être assurée la participation de plus en plus élargie des masses à la gestion et à l’administration de la société prolétarienne, alors que précisément cette participation ne pouvait s’exercer transitoirement qu’au sein d’organismes étatiques, corruptibles par nature.

L’expérience de la révolution russe révéla au prolétariat combien s’affirmait complexe et difficile la tâche de produire un climat social où put s’épanouir l’activité et la culture des masses.

La controverse sur la Dictature et la Démocratie se concentra précisément sur ce problème dont la solution devait donner la clef des révolutions prolétariennes. A cet égard, il faut souligner que les considérations opposées de Lénine et Luxemburg sur la « démocratie prolétarienne », partaient de la préoccupation qui leur était commune, de créer les conditions d’une expansion incessante des capacités des masses. Mais pour Lénine, le concept de la démocratie, même prolétarienne, impliquait toujours celui de l’oppression inévitable d’une classe sur une autre classe, que ce fût la domination bourgeoise écrasant le prolétariat ou la dictature du prolétariat s’exerçant sur la bourgeoisie. Et la « démocratie » disparaissait, comme nous l’avons déjà dit, au moment où elle se trouvait entièrement réalisée avec l’extinction des classes et de l’État, c’est-à-dire au moment où le concept de liberté recevait sa pleine signification.

A l’idée de Lénine d’une démocratie « discriminatoire », Luxemburg (La Révolution russe) opposait celle de la « démocratie sans limites » qui représentait pour elle la condition nécessaire d’une « participation sans entraves des masses populaires » à la dictature du prolétariat. Celle-ci ne pouvait se réaliser qu’au travers de l’exercice total des libertés « démocratiques » : liberté illimitée de la presse, liberté politique entière, parlementarisme (bien que, par après, dans le programme de Spartacus, le sort du parlementarisme se trouvera subordonné à celui de la Révolution).

Le souci prédominant de Luxemburg, de ne pas voir les organes de la machine étatique entraver l’épanouissement de la vie politique du prolétariat et sa participation active aux tâches de la dictature, l’empêcha d’apercevoir le rôle fondamental conféré au Parti, puisqu’elle alla jusqu’à opposer Dictature de classe et Dictature de Parti. Son énorme mérite fut cependant d’avoir opposé, comme Marx le fit pour la Commune, le contenu social de la domination bourgeoise à celui de la domination prolétarienne : « la domination de classe de la bourgeoisie n’avait pas besoin d’une instruction et d’une éducation politique de toute la masse du peuple ou du moins pas au delà de certaines limites fort étroites, tandis que pour la dictature prolétarienne, elle est l’élément vital, l’air sans lequel elle ne peut pas exister ». Dans le programme de Spartacus, elle reprit les données du problème capital de l’éducation des masses (dont la solution revient au parti) en posant que « l’histoire ne nous rend pas la tâche aussi facile qu’elle l’était pour les révolutions bourgeoises ; il ne suffit pas de renverser le pouvoir officiel au centre et de le remplacer par quelques douzaines ou quelques milliers d’hommes nouveaux. Il faut que nous travaillions de bas en haut. »

* * *

Emporté par le processus contradictoire de la révolution russe, Lénine mettait sans cesse l’accent sur la nécessité d’opposer un « correctif » prolétarien et des organes de contrôle ouvrier, à la tendance corruptive de l’État transitoire.

Dans son rapport au Congrès des Soviets d’avril 1918 sur les « tâches actuelles du pouvoir soviétique », il soulignait la nécessité de surveiller constamment l’évolution des Soviets et du pouvoir soviétique : « il y a une tendance « petite bourgeoise » qui transforme les membres des Soviets en « parlementaires » ou en bureaucrates. Il faut lutter contre cela en attirant dans l’administration, tous les membres des Soviets ». Dans ce but, Lénine préconisait « la participation de tous les pauvres à la pratique de l’administration, la participation gratuite de tout travailleur à l’administration de l’État, ses huit heures de travail productif une fois achevées. Il est bien difficile d’atteindre ce but, mais cette transition est essentielle pour le socialisme. La nouveauté des difficultés de cette tâche provoque naturellement des tâtonnements, de nombreuses fautes, des hésitations – tout cela est inévitable au cours de tout mouvement brusque en avant. L’originalité du moment présent aux yeux de beaucoup de ceux qui s’appellent socialistes, réside dans le fait qu’on s’était habitué à opposer le capitalisme au socialisme, mettant entre les deux le mot “bond” ».

Que dans le même rapport, Lénine fut amené à légitimer les pouvoirs dictatoriaux individuels, était l’expression non seulement d’une sombre situation contingente engendrant le « communisme de guerre », mais également du contraste déjà souligné entre, d’une part, un régime nécessaire de contrainte appliqué par la machine d’État et, d’autre part, le besoin pour la sauvegarde de la dictature prolétarienne de diluer ce régime dans l’activité grandissante des masses. « Autant, disait-il, nous devons mettre d’énergie à défendre les pouvoirs dictatoriaux des individus à de certaines fins exécutives déterminées, autant nous devons veiller à ce que les formes et les procédés de contrôle des masses soient multiples et variés afin de parer à toute ombre de déformation du pouvoir des Soviets et d’arracher sans cesse l’ivraie bureaucratique ».

Mais trois ans de guerre civile et la nécessité vitale d’un redressement économique empêchèrent les bolcheviks de rechercher une ligne politique claire quant aux rapports entre les organes étatiques et le prolétariat. Non pas qu’ils n’eussent pas pressenti le péril mortel qui menaçait le cours de la Révolution. Le programme du 8e Congrès du Parti russe en mars 1919, parlait du danger de la renaissance partielle de la bureaucratie qui s’effectuait à l’intérieur du régime soviétique, et cela bien que tout l’ancien appareil bureaucratique tsariste eût été détruit de fond en comble par les Soviets. Le 9e Congrès de décembre 1920 traitait encore de la question bureaucratique. Et au 10e Congrès, celui de la NEP, Lénine en discuta longuement pour aboutir à cette conclusion : que les racines économiques de la bureaucratie soviétique ne s’implantaient pas sur des bases militaires et juridiques comme dans l’appareil bourgeois mais qu’elles partaient des services ; que la bureaucratie, si elle avait repoussé, surtout dans la période du « communisme de guerre », n’avait fait qu’exprimer le « côté négatif » de cette période, avait été en quelque sorte la rançon de la nécessité d’une centralisation dictatoriale donnant la maîtrise au fonctionnaire. Après une année de « Nouvelle Politique Économique », Lénine au 11e Congrès, souligna avec force la contradiction historique s’exprimant par l’obligation pour le prolétariat de prendre le pouvoir et de l’utiliser dans des conditions d’impréparation idéologique et culturelle : « Nous avons en mains un pouvoir politique absolument suffisant ; nous avons aussi des ressources économiques suffisantes ; mais l’avant-garde de la classe ouvrière qui s’est lancée en avant n’a pas assez de savoir-faire pour conduire elle-même directement ses affaires, pour fixer les bornes, pour se départager, pour subordonner elle-même et ne pas se laisser subordonner. Pour cela, il faut avant tout du savoir-faire et c’est ce qui nous fait défaut ; c’est une situation qui ne s’est jamais encore vue dans l’histoire ».

À propos du Capitalisme d’État qu’il avait fallu accepter, Lénine exhortait le parti : « Apprenez donc, communistes, ouvriers, partie consciente du prolétariat qui s’est chargée de diriger l’État, apprenez à faire de la sorte que l’État que vous avez pris entre vos mains agisse selon votre gré… l’État reste entre vos mains, mais est-ce qu’en fait de politique économique nouvelle il a marché selon nos désirs ? NON !… Comment a-t-il donc marché ? La machine vous glisse sous la main : on dirait qu’un autre homme la dirige, la machine court dans une autre direction que celle qu’on lui a tracée ».

Lénine, en posant comme tâche de « construire le communisme avec des mains non-communistes » ne faisait que reprendre une des données du problème central à résoudre par la révolution prolétarienne. En marquant que le parti avait à diriger dans la voie tracée par lui, l’économie que « d’autres » géraient, il ne faisait qu’opposer la fonction du parti à celle, divergente, de l’appareil étatique.

La sauvegarde de la Révolution russe et son maintien sur les rails de la Révolution mondiale n’étaient donc pas conditionnés par l’absence de l’ivraie bureaucratique – excroissance accompagnant inévitablement la période transitoire – mais par la présence vigilante d’organismes prolétariens où pût s’exercer l’activité éducatrice du Parti, conservant au travers de l’Internationale la vision de ses tâches internationalistes. Ce problème capital, les Bolcheviks ne purent le résoudre par suite d’une série de circonstances historiques et parce qu’ils ne disposaient pas encore du capital expérimental et théorique indispensable. L’écrasante pression des événements contingents leur fit perdre de vue l’importance que pouvaient représenter la conservation des Soviets et Syndicats en tant qu’organisations se juxtaposant à l’État et le contrôlant, mais ne s’y incorporant pas.

L’expérience russe n’a pu démontrer dans quelle mesure les Soviets eussent pu constituer suivant l’expression de Lénine « l’organisation des travailleurs et des masses exploitées, auxquels ils faciliteraient la possibilité d’organiser et de gouverner l’État eux-mêmes » ; dans quelle mesure ils eussent pu concentrer en eux « le législatif, l’exécutif et le judiciaire », si le centrisme 1 ne les avait castrés de leur puissance révolutionnaire.

En tout état de cause, les Soviets apparurent comme la forme russe de la dictature du prolétariat plutôt que comme sa forme spécifique, acquérant une valeur internationale. Ce qui est acquis, au point de vue expérimental c’est que, dans la phase de destruction de la société tsariste, les Soviets constituèrent la charpente de l’organisation armée que les ouvriers russes substituèrent à la machine bureaucratique et militaire et l’autocratie et dirigèrent ensuite contre les réactions des classes expropriées.

Quant aux syndicats, leur fonction fut altérée dans le processus même de dégénérescence de tout l’appareil de la dictature prolétarienne. Dans sa Maladie infantile (datant du début de 1920), Lénine soulignait toute l’importance des syndicats par lesquels « le parti se trouvait intimement lié avec la classe et avec la masse et par lesquels, sous la direction du parti, la dictature de classe était réalisée ». Tout comme avant la conquête du pouvoir « le parti se trouvait d’autant plus obligé, et par les anciennes méthodes et par les nouvelles, à s’attacher à l’éducation des syndicats, à les diriger, sans oublier, en même temps qu’ils restaient et resteraient longtemps l’indispensable « école du communisme », l’école préparatoire des prolétaires pour la réalisation de leur dictature, l’association indispensable des ouvriers pour le passage définitif de toute l’économie du pays, d’abord aux mains de la classe ouvrière (et non de professions isolées), puis de tous les travailleurs ».

La question du rôle des syndicats prit de l’ampleur à la fin de 1920. Trotski se basant sur l’expérience qu’il avait réalisée dans le domaine des transports, considérait que les syndicats devaient être des organismes d’État chargés de maintenir la discipline du travail et d’assurer l’organisation de la production, il allait même jusqu’à proposer leur suppression, prétendant que dans un État ouvrier, ils faisaient double emploi avec les organes de l’État !

La discussion rebondit au 10e Congrès du Parti, en mars 1921, sous la pression des événements (Cronstadt). La conception de Trotski s’y heurta tant à l’Opposition ouvrière, dirigée par Chliapnikov et Kollontaï, qui proposait de confier aux syndicats la gestion et la direction de la production qu’à celle de Lénine, qui considérait l’étatisation des syndicats comme prématurée et estimait que « l’État n’étant pas ouvrier, mais ouvrier et paysan avec de nombreuses déformations bureaucratiques », les syndicats avaient à défendre les intérêts ouvriers contre un tel État. Mais la thèse partagée par Lénine soulignait bien que le désaccord avec la thèse de Trotski ne portait pas sur une question de principe, mais résultait de considérations contingentes.

Le fait que Trotski fut battu à ce Congrès, n’indiqua nullement que la confusion se trouva dissipée quant au rôle que les syndicats avaient à jouer dans la dictature prolétarienne. En effet, les thèses du 3e Congrès de l’I.C. reproduisirent cette confusion en marquant, d’une part que : « avant, pendant et après la conquête du pouvoir, les syndicats demeurent une organisation plus vaste, plus massive, plus générale que le parti et, par rapport à ce dernier, jouent jusqu’à un certain point, le rôle de la circonférence par rapport au centre », et aussi que « les communistes et les éléments sympathisants doivent constituer à l’intérieur des syndicats des groupements communistes entièrement subordonnés au parti communiste dans son ensemble ». D’autre part, « qu’après la conquête et l’affermissement du pouvoir prolétarien, l’action des syndicats se transporte surtout dans le domaine de l’organisation économique et ils consacrent presque toutes leurs forces à la construction de l’édifice économique sur les bases socialistes, devenant ainsi une véritable école pratique de communisme ».

On sait que, par la suite, les syndicats, non seulement perdirent tout contrôle sur la direction des entreprises, mais qu’ils devinrent des organismes chargés de pousser la production et non de défendre les intérêts des ouvriers. En « compensation », le recrutement administratif de l’industrie s’opéra parmi les dirigeants syndicaux et le droit de grève « théorique » fut maintenu, tandis qu’en fait, les grèves se heurtaient à l’opposition des directions syndicales.

* * *

Le critère sûr servant d’appui aux marxistes pour affirmer que l’État soviétique est un État dégénéré, qui a perdu toute fonction prolétarienne, qui est passé au service du capitalisme mondial, se fonde sur cette vérification historique que l’évolution de l’État russe, de 1917 à 1936, loin de tendre vers le dépérissement de celui-ci, s’orienta au contraire vers son renforcement, ce qui devait conduire inévitablement à en faire un instrument de l’oppression et de l’exploitation des ouvriers russes. On assiste à un phénomène tout à fait nouveau dans l’histoire, résultant d’une situation historique sans précédent : l’existence au sein de la société capitaliste d’un État prolétarien basé sur la collectivisation des moyens de production, mais où se vérifie un processus social déterminant une exploitation effrénée de la force de travail, sans que cette exploitation puisse être rattachée à la domination d’une classe possédant des droits juridiques sur la production et y exerçant son initiative. Ce « paradoxe » social ne peut, d’après nous, être expliqué par l’affirmation de l’existence d’une bureaucratie érigée en classe dominante (deux notions qui s’excluent réciproquement du point de vue du matérialisme historique) ; mais il ne peut être que l’expression d’une politique qui livra l’État russe à l’emprise de la loi d’évolution du capitalisme mondial aboutissant à la guerre impérialiste. Au chapitre consacré à la gestion de l’économie prolétarienne, nous reviendrons sur l’aspect concret de cette caractéristique essentielle de la dégénérescence de l’État soviétique, en vertu de laquelle le prolétariat russe se trouve être la proie, non d’une classe exploiteuse nationale, mais de la classe capitaliste mondiale ; un tel rapport économique et politique contient évidemment toutes les prémices capables demain, dans la tourmente de la guerre impérialiste, de provoquer la restauration du capitalisme en Russie, si le prolétariat russe, avec l’aide du prolétariat international, ne parvient pas à balayer les forces qui l’auront précipité dans le massacre.

Tenant compte des considérations que nous avons énoncées quant aux conditions et à l’ambiance historique dans lesquelles naît l’État prolétarien, il est évident que le dépérissement de celui-ci ne peut se concevoir en tant que manifestation autonome, se limitant à des cadres nationaux, mais seulement comme le symptôme du développement de la Révolution mondiale.

L’État soviétique ne pouvait que dépérir dès l’instant où le parti et l’Internationale ne concevaient plus la révolution russe comme une étape et un chaînon de la révolution mondiale et lui assignaient au contraire, la tâche de construire le « Socialisme en un seul pays ». Cela explique pourquoi le poids spécifique des organes étatiques et l’exploitation des ouvriers russes s’accrurent avec le développement de l’industrialisation et des forces économiques, pourquoi la « liquidation des classes » détermina non l’affaiblissement de l’État, mais son renforcement, s’exprimant par le rétablissement des trois forces formant la charpente de l’État bourgeois : la bureaucratie, la police et l’armée permanente.

Ce phénomène social n’apporte dans la moindre mesure, la démonstration que la théorie marxiste est fausse, qui fonde la révolution prolétarienne sur la collectivisation des forces productives et sur la nécessité de l’État transitoire et de la dictature du prolétariat. Ce phénomène est seulement le fruit amer d’une situation historique qui empêche les bolcheviks et l’Internationale d’asservir l’État à une politique internationaliste, qui fit d’eux, au contraire, les serviteurs de l’État contre le prolétariat, en les engageant dans la voie du socialisme national. Les bolcheviks ne parvinrent pas, au travers des difficultés gigantesques qui les assaillaient, à formuler une politique qui les eut prémunis contre la confusion qui s’établit entre l’appareil étatique de répression, (lequel aurait dû être dirigé seulement contre les classes dépossédées) et les organisations de classe du prolétariat qui auraient dû exercer leur contrôle sur la gestion administrative de l’économie. La disparition de ces organismes obligea l’État prolétarien, sur la base de la réalisation du programme national, à diriger ses organes répressifs aussi bien contre le prolétariat que contre la bourgeoisie, afin d’assurer la marche de l’appareil économique. L’État, « fléau inévitable » se retourna contre les ouvriers bien que le maintien nécessaire du « principe d’autorité » pendant la période transitoire n’impliquât nullement l’exercice de la contrainte bureaucratique.

Précisément, le problème consistait à ne pas approfondir le décalage existant entre l’impréparation politique et culturelle du prolétariat même et l’obligation que le cours historique lui imposa d’avoir à gérer un État. La solution devait tendre, au contraire, à combler cette contradiction.

Mais avec Rosa Luxemburg nous disons qu’en Russie la question de la vie de l’État prolétarien et de l’édification du socialisme ne pouvait être que posée et non résolue. C’est aux fractions marxistes à extraire de la Révolution russe les données essentielles qui permettront au prolétariat, dans le flux des révolutions nouvelles, de résoudre les problèmes de la Révolution mondiale et de l’instauration du communisme.


III. Les stigmates de l’économie prolétarienne

Le marxiste fonde toujours ses analyses et ses perspectives sur le matérialisme dialectique et non sur des aspirations idéalistes. Marx disait « qu’une société, lors même qu’elle a découvert la loi naturelle de son évolution, ne peut ignorer de parti-pris ni supprimer par un effet de sa volonté les phases naturelles de son développement. Tout ce qu’elle peut, c’est abréger et adoucir les douleurs de l’enfantement » (Préface du Capital). De même le Prolétariat, après avoir fait faire un « bond » à la société, par la révolution politique, ne peut que se soumettre à la loi naturelle d’évolution, tout en agissant pour que se précipite le rythme de la transformation sociale. Les formes sociales intermédiaires, « hybrides », qui surgissent dans la phase reliant le capitalisme au communisme, le prolétariat doit les diriger dans la voie du dépérissement – s’il veut réaliser ses buts historiques – mais il ne peut les supprimer par décret. La suppression de la propriété privée – même si elle est radicale – ne supprime pas « ipso facto » l’idéologie capitaliste ni le droit bourgeois : « la tradition de toutes les générations de morts pèse comme un cauchemar sur le cerveau des vivants » (K. Marx).

Nous aurons, dans cette partie de notre étude, à nous étendre assez longuement sur certaines catégories économiques (valeur travail, monnaie, salaire), dont l’économie prolétarienne hérite – sans bénéfice d’inventaire – du capitalisme. C’est important, parce qu’on a tenté (nous visons surtout les Internationalistes hollandais, dont nous examinerons les arguments) de faire de ces catégories, des agents de décomposition de la Révolution russe, alors que la dégénérescence de celle-ci n’est pas d’ordre économique, mais politique.

En premier lieu, qu’est ce qu’une catégorie économique ?

Marx répond : « les catégories économiques ne sont que les expressions théoriques, les abstractions des rapports sociaux de la production […] Les mêmes hommes qui établissent les rapports sociaux conformément à leur productivité matérielle, produisent aussi les principes, les idées, les catégories, conformément à leurs rapports sociaux. Ces idées, ces catégories, sont aussi peu éternelles que les relations qu’elles expriment. Elles sont des produits historiques et transitoires » (Misère de la Philosophie).

On pourrait être tenté de déduire de cette définition, qu’un nouveau mode de production (ou l’instauration de ses bases) apporte automatiquement avec lui les rapports sociaux et les catégories correspondants : ainsi l’appropriation collective des forces productives éliminerait d’emblée les rapports capitalistes et les catégories qui en sont l’expression, ce qui au point de vue social, signifierait la disparition immédiate des classes. Mais Marx a bien précisé qu’au sein de la société « il y a un mouvement continuel d’accroissement dans les forces productives, de destruction dans les rapports sociaux, de formation dans les idées » (Misère de la Philosophie) ; c’est-à-dire qu’il y a interpénétration de deux processus sociaux, l’un, de décroissance des rapports et catégories appartenant au système de production en déclin, l’autre, de croissance des rapports et catégories qu’engendre le système nouveau : le mouvement dialectique imprimé à l’évolution des sociétés est éternel (tout au plus prendra-t-il d’autres formes dans une société communiste achevée).

À plus forte raison, sera-t-il tourmenté et puissant dans une période de transition entre deux types de société.

Certaines catégories économiques, qui auront survécu à la « catastrophe » révolutionnaire, ne disparaîtront par conséquent qu’avec les rapports de classe qui les auront engendrées, c’est-à-dire, avec les classes elles-mêmes, lorsque s’ouvrira la phase communiste de la société prolétarienne. Dans la phase transitoire, leur vitalité s’exercera certes en raison inverse du poids spécifique des secteurs « socialisés », au sein de l’économie prolétarienne, mais en fonction surtout du rythme de développement de la Révolution mondiale.

La catégorie fondamentale à envisager, c’est la Valeur travail, parce qu’elle constitue le fondement de toutes les autres catégories capitalistes.

Nous ne sommes pas riches en littérature marxiste traitant du « devenir » des catégories économiques dans la période transitoire ; nous possédons sur ce sujet quelques bribes dispersées de la pensée d’Engels dans son Anti-Dühring et de Marx dans Le Capital ; de ce dernier nous avons en outre sa Critique du programme de Gotha, dont chaque terme relatif à la question qui nous occupe, prend de ce fait une importance considérable, dont le sens véritable ne peut être restitué que s’il est rapporté à la théorie de la valeur elle-même.

La valeur possède cette étrange caractéristique que, tout en trouvant sa source dans l’activité d’une force physique, le travail, elle n’a elle-même aucune réalité matérielle. Avant d’analyser la substance de la valeur, Marx, dans sa préface du Capital, prend soin de nous avertir de cette particularité : « La forme valeur, qui a son plein épanouissement dans la forme argent, est fort simple, parce que très peu substantielle. Et cependant, c’est en vain que, depuis plus de 2 000 ans, l’esprit humain s’est efforcé de la pénétrer, alors qu’il a réussi, du moins approximativement, à analyser des formes plus riches et beaucoup plus complexes. Et pourquoi cela ? Parce que le corps complet est plus facile à étudier que la cellule. Ajoutons que, dans l’analyse des formes économiques, on ne peut recourir ni au microscope, ni aux réactifs chimiques : l’abstraction doit tenir lieu de tout. »

Et au cours de cette analyse de la valeur, Marx ajoute que : « Par un contraste direct avec la nature physique et matérielle des corps de marchandises, pas un atome de matière naturelle n’entre dans la réalité de leur valeur. On a donc beau retourner dans tous les sens une marchandise déterminée, on ne saurait lui trouver le caractère d’objet de valeur. La réalité de valeur des marchandises est purement sociale. »

En outre, pour ce qui concerne la substance de la valeur, c’est-à-dire le travail humain, Marx sous-entend toujours que la valeur d’un produit exprime une certaine quantité de travail simple, lorsqu’elle affirme sa réalité sociale. La réduction du travail complexe à du travail simple est un fait qui se réalise constamment :

« Le travail complexe ne vaut que comme puissance du travail simple, ou plutôt comme travail simple multiplié, en sorte qu’une somme moindre de travail complexe équivaut à une somme supérieure de travail simple… Peu importe qu’une marchandise soit le produit du travail le plus complexe ; elle est toujours, quant à la valeur, ramenée au produit du travail simple et ne représente donc qu’une somme déterminée de travail simple ». Encore faudrait-il savoir comment cette réduction s’opère. Mais Marx est homme de science et il se borne à nous répondre : « Les proportions diverses dans lesquelles diverses espèces de travail se ramènent au travail simple comme unité de mesure (nous soulignons, n.d.l.r.), sont fixées par un processus social, derrière le dos des producteurs et leur paraissent pour cette raison établies par l’usage ».

C’est un phénomène que Marx constate mais qu’il ne peut expliquer, parce que l’état de ses connaissances sur la valeur ne le lui permet pas. Ce que nous savons seulement c’est que dans la production de marchandises, le marché est le creuset où se fondent tous les travaux individuels, toutes les qualités de travail, où se cristallise le travail moyen réduit à du travail simple : « la société ne valorise pas la maladresse fortuite d’un individu ; elle ne reconnaît comme travail humain général que le travail d’une habileté moyenne et normale […] ce n’est que dans la mesure où il est socialement nécessaire que le travail individuel contient du travail humain général » (Engels, Anti-Dühring).

À tous les stades historiques du développement social, il a fallu que l’homme connaisse avec plus ou moins de précision la somme des dépenses de travail nécessaires à la production des forces productives et des objets de consommation. Jusqu’ici, cette évaluation a toujours pris des formes empiriques et anarchiques ; avec la production capitaliste, et sous la poussée de la contradiction fondamentale du système, la forme anarchique a atteint ses limites extrêmes, mais ce qu’il importe de souligner encore une fois, c’est que la mesure du temps de travail social ne s’établit pas directement d’une manière absolue mathématique, mais tout à fait relativement, par un rapport qui s’établit sur le marché, à l’aide de la monnaie : la quantité de travail social que contient un objet ne s’exprime pas réellement en heures de travail mais en une autre marchandise quelconque qui, sur le marché, apparaît empiriquement comme renfermant une même quantité de travail social : en tout état de cause, le nombre d’heures de travail social et simple qu’exige en moyenne la production d’un objet reste inconnu. D’ailleurs, Engels fait remarquer que « la science économique de la production marchande n’est nullement la seule science qui aurait à compter avec des facteurs connus seulement d’une manière relative » (Anti-Dühring). Et il fait un parallèle avec les sciences naturelles qui utilisent, en physique, le calcul moléculaire et, en chimie, le calcul atomique : « De même que la production marchande et la science économique de cette production obtiennent une expression relative pour les quantités de travail inconnues d’elles, contenues dans chaque marchandise, en comparant ces marchandises au point de vue de leur teneur relative en travail ; de même la chimie se crée une expression relative pour les poids atomiques qu’elle ignore, en comparant les divers éléments au point de vue de leur poids atomique, en exprimant le poids atomique de l’un par une multiplication ou une fraction de l’autre (soufre, oxygène, hydrogène). Et de même que la production marchande élève l’or au rang de marchandise absolue, d’équivalent général de toutes les autres marchandises, de mesure de toutes les valeurs, de même la chimie élève l’hydrogène au rang de monnaie chimique, en posant le poids atomique de l’hydrogène comme égal à 1, en réduisant les poids atomiques de tous les autres éléments à l’hydrogène, en les exprimant par divers multiples du poids atomique de l’hydrogène » (Anti-Dühring).

Si on se rapporte à la caractéristique essentielle de la période transitoire, à savoir que celle-ci exprime encore une certaine déficience économique exigeant un développement plus grand de la productivité du travail, on en déduira sans difficulté que le calcul du travail consommé continuera de s’imposer, non seulement en fonction d’une répartition rationnelle du travail social, nécessaire dans toutes les sociétés, mais surtout par besoin d’un régulateur des activités et rapports sociaux.

La question centrale est donc celle-ci : sous quelles formes le temps de travail sera-t-il mesuré ? La forme valeur subsistera-t-elle ?

La réponse est d’autant moins facile que nos maîtres n’ont pas complètement développé leur pensée à ce sujet et qu’elle peut même apparaître parfois comme contradictoire.

Dans l’Anti-Dühring, Engels commence par affirmer que « dès que la société se met en possession des moyens de production et les emploie à la production par voie de socialisation sans intermédiaire, le travail de tous, quelque divers que puisse être son caractère spécifique d’utilité, est du travail immédiatement et directement social. La quantité de travail social contenue dans un produit n’a pas besoin alors d’être fixée seulement par un détour ; l’expérience quotidienne indique combien il en faut en moyenne. La société n’a qu’à calculer combien d’heures de travail sont incorporées dans une machine à vapeur, dans un hectolitre de froment de la dernière récolte, dans cent mètres carrés d’étoffe d’une qualité déterminée. Il ne saurait donc lui venir à l’esprit d’exprimer en outre les quantités de travail déposées dans les produits et qu’elle connaît d’une manière directe et absolue, en une mesure seulement relative, flottante, inadéquate, naguère indispensable comme pis-aller, en un tiers produit, au lieu de le faire en ce qui est leur mesure naturelle, adéquate et absolue : le temps » (nous soulignons, n.d.l.r.). Et Engels d’ajouter, à l’appui de son affirmation sur les possibilités de calcul d’une manière directe et absolue, que « pas plus que la chimie ne s’aviserait de donner aux poids atomiques une expression relative par le détour de l’atome d’hydrogène, dès qu’elle serait en état de les exprimer d’une manière absolue, en une mesure adéquate, c’est à savoir en poids réels, en billionnièmes ou quadrillionnièmes de gramme, la société, dans les conditions sus-indiquées, n’assignera de valeurs aux produits » (nous soulignons, n.d.l.r.). Mais précisément le problème est de savoir si l’acte politique que constitue la collectivisation apporte au prolétariat – même si cette mesure est radicale – la connaissance d’une loi nouvelle, absolue, de calcul du temps de travail, qui se substituerait d’emblée à la loi de la valeur. Aucune donnée positive n’autorise une telle hypothèse qui reste exclue du fait que le phénomène de réduction du travail composé en travail simple (qui est la réelle unité de mesure) reste inexpliqué et que par conséquent l’élaboration d’un mode de calcul scientifique du temps de travail, nécessairement fonction de cette réduction, est impossible : probablement même que les conditions d’éclosion d’une telle loi ne s’avéreront réunies que lorsqu’elle deviendra inutile ; c’est-à-dire lorsque la production pourra faire face à tous les besoins et que, par conséquent, la société n’aura plus à s’embarrasser de calculs de travail, l’administration des choses n’exigeant plus qu’un simple enregistrement de matière. Il se passera alors dans le domaine économique un processus parallèle et analogue à celui qui se déroulera dans la vie politique où la démocratie sera superflue au moment où elle se trouvera pleinement réalisée.

* * *

Engels, dans une note complémentaire à son exposé précité, accepte implicitement la valeur lorsqu’il dit : « que l’évaluation de l’effet utile et de la dépense de travail des produits est tout ce qui, dans une société communiste, pourrait subsister du concept de valeur de l’économie politique ». Ce correctif d’Engels, nous pouvons le compléter par ce que dit Marx dans Le Capital (Tome 14 (3), p. 165) : « après la suppression du mode de production capitaliste, la détermination de la valeur, si l’on maintient la production sociale, sera toujours au premier plan, parce qu’il faudra plus que jamais régler le temps de travail, ainsi que la répartition du travail social entre les différents groupes de production, et en tenir la comptabilité. »

La conclusion qui se dégage donc de la connaissance de la réalité s’affirmant devant le prolétariat qui prend la succession du capitalisme est que la loi de la valeur continue à subsister dans la période transitoire, bien qu’elle doive subir de profondes modifications de nature à la faire progressivement disparaître.

Comment et sous quelles formes cette loi s’exercera-t-elle ? Encore une fois, nous savons à partir de ce qui existe dans l’économie bourgeoise où la réalité de la valeur matérialisée dans les marchandises, ne se manifeste que dans les échanges. Nous savons que cette réalité de la valeur est purement sociale, qu’elle ne s’exprime que dans les rapports des marchandises entre elles et dans ces rapports seulement. C’est dans l’échange que les produits du travail manifestent comme valeurs une existence sociale, sous une forme identique bien que distincte de leur existence matérielle en tant que valeurs d’usage. Une marchandise exprime sa valeur par le fait de se poser comme pouvant être échangée contre une autre marchandise, de se poser comme valeur d’échange, mais elle ne le fait que de cette façon. Cependant, si la valeur se manifeste dans le rapport d’échange, ce n’est pas l’échange qui engendre la valeur. Celle-ci existe indépendamment de l’échange.

Dans la phase transitoire, il ne pourrait également s’agir que de la valeur d’échange et non pas d’une valeur absolue « naturelle » contre laquelle Engels s’est élevé en termes sarcastiques dans sa polémique avec Dühring :

« Vouloir abolir la forme capitaliste de la production en instaurant la « valeur véritable », c’est vouloir abolir le catholicisme en instaurant le pape « véritable » : c’est vouloir instituer une société où les producteurs seront maîtres enfin de leur produit, en poussant à ses conséquences logiques une catégorie économique qui est l’expression la plus complète de l’asservissement des producteurs à leur propre produit. »

L’échange sur la base de la valeur, dans l’économie prolétarienne, étant un fait inévitable pour une période plus ou moins longue, il n’en est pas moins vrai qu’il doit se rétrécir et disparaître dans la mesure où le pouvoir prolétarien parvient à asservir, non pas les producteurs à la production comme dans le capitalisme, mais au contraire la production aux besoins sociaux. Évidemment « aucune société ne saurait, d’une façon durable, rester maîtresse de ses propres produits ni conserver un contrôle sur les effets sociaux de son système de production, sans se débarrasser d’abord de l’échange entre individus » (Engels, L’Origine de la Famille). Mais les échanges ne peuvent se supprimer uniquement par la volonté des hommes, mais seulement dans le cours de tout un processus dialectique. C’est ainsi que Marx conçoit les choses lorsque, dans sa Critique du programme de Gotha, il nous dit : « au sein d’un ordre social communiste fondé sur la propriété commune des moyens de production, les producteurs n’échangent pas leurs produits ; de même, le travail incorporé dans des produits n’apparaît pas davantage ici comme la valeur de ces produits, comme une qualité réelle possédée par eux, puisque désormais, au rebours de ce qui se passe dans la société capitaliste, ce n’est plus par la voie d’un détour, mais directement que les travaux de l’individu deviennent partie intégrante au travail de la communauté ». Cette évolution, Marx la situe évidemment, dans une société communiste développée et non pas telle qu’elle vient, au contraire, « de sortir de la société capitaliste ; une société par conséquent, qui, sous tous les rapports, économique, moral, intellectuel, porte encore les stigmates de l’ancienne société des flancs de laquelle elle est issue ».

L’appropriation collective sur une plus ou moins grande échelle permet la transformation de la nature des rapports économiques à un degré correspondant au poids spécifique dans l’économie du secteur collectif et du secteur capitaliste, mais la forme bourgeoise de ces rapports est maintenue, parce que le prolétariat ne connaît pas d’autres formes à y substituer et parce qu’aussi il ne peut s’abstraire de l’économie mondiale continuant à évoluer sur des bases capitalistes.

À propos de l’impôt alimentaire institué par la N.E.P., Lénine disait que c’était « une des formes de notre passage d’une espèce originale de communisme, le « communisme militaire », rendue nécessaire par la guerre, la ruine et la misère extrême, à l’échange des produits qui sera le régime normal du socialisme. Cet échange, à son tour, n’est qu’une des formes du passage du socialisme (avec ses particularités résultant de la prédominance du petit paysan dans notre population) au communisme ». Et Trotski dans son rapport sur la N.E.P., au 4eme Congrès de l’I.C., marquait que, dans la phase transitoire, les rapports économiques devaient être régularisés par la voie du marché et au moyen de la monnaie.

La pratique de la Révolution russe a à cet égard confirmé la théorie : la survivance de la valeur et du marché ne fit que traduire l’impossibilité de l’État prolétarien à pouvoir, et coordonner immédiatement tous les éléments de la production et de la vie sociale, et supprimer le « droit bourgeois ». Mais l’évolution de l’économie ne pouvait être orientée vers le socialisme que si la dictature prolétarienne étendait de plus en plus son contrôle sur le marché jusqu’à l’asservir totalement au plan socialiste, c’est-à-dire jusqu’à l’abolir ; par conséquent, si la loi de la valeur, au lieu de se développer comme elle le fît en allant de la production marchande simple à la production capitaliste, suivait le processus inverse de régression et d’extinction qui va de l’économie « mixte » au communisme intégral.

Nous n’avons pas à nous étendre sur la catégorie argent ou monnaie, puisqu’elle n’est qu’une forme développée de la valeur. Si nous admettons l’existence de la valeur, nous devons admettre celle de l’argent qui perd cependant son caractère de « richesse abstraite », son pouvoir d’équivalent général capable de s’approprier n’importe quelle richesse. Ce pouvoir bourgeois de la monnaie, le prolétariat l’annihile d’une part par la collectivisation des richesses fondamentales et de la terre, qui deviennent inaliénables et, d’autre part, par sa politique de classe : rationnement, jeu des prix, etc. L’argent perd aussi, effectivement si pas formellement, sa fonction de mesure des valeurs du fait de l’altération progressive de la loi de la valeur ; et en réalité il ne conserve que sa fonction d’instrument de circulation et de paiement.

Les internationalistes hollandais dans leur essai sur le développement de la société communiste (a) se sont inspirés bien plus de la pensée idéaliste que du matérialisme historique. C’est ainsi que leur analyse de la phase transitoire (qu’ils ne délimitent pas avec la netteté désirable de la phase communiste) procède d’une appréciation anti-dialectique du contenu social de cette période.

Certes, les camarades hollandais partent d’une juste prémisse lorsqu’ils établissent la distinction marxiste entre la période de transition et le communisme intégral. Pour eux également, c’est seulement dans la première phase que la mesure du temps de travail est valable (b). Mais où ils commencent à quitter le terrain solide de la réalité historique c’est lorsqu’ils opposent à celle-ci une solution comptable et abstraite de calcul du temps de travail. À vrai dire ils ne répondent pas en marxistes à la question essentielle : comment, dans la phase de transition, et par quel mécanisme social, se déterminent les frais de production sur la base du temps de travail ? Ils l’escamotent plutôt par leurs démonstrations arithmétiques assez simplistes. Ils diront bien que l’unité de mesure de la quantité de travail que nécessite la production d’un objet, c’est l’heure de travail social moyen. Mais par là ils ne solutionnent rien : ils ne font que constater ce qui constitue le fondement de la loi de la valeur, en transposant la formule marxiste : temps de travail socialement nécessaire. Pourtant ils proposent une solution : « chaque entreprise calcule combien de temps de travail se trouve incorporé dans sa production… » (p. 56), mais sans indiquer par quel procédé mathématique le travail individuel de chaque producteur devient du travail social, le travail qualifié ou complexe du travail simple qui, comme nous l’avons vu, est la commune mesure du travail humain. Marx nous décrit par quel processus social et économique cette réduction se réalise dans la production marchande et capitaliste ; pour les camarades hollandais, il suffit de la Révolution et de la collectivisation des moyens de production pour faire prévaloir une loi « comptable » qui surgit on ne sait comment et dont on nous laisse ignorer le fonctionnement. Pour eux, une telle substitution est cependant très explicable : puisque la Révolution abolit le rapport social privé de production, elle abolit en même temps l’échange, qui est une fonction de la propriété privée (p. 52).

« Dans le sens marxiste, la suppression du marché n’est pas autre chose que le résultat des nouveaux rapports de droit » (p. 109). Ils conviennent cependant justement que « la suppression du marché doit être interprétée dans le sens qu’apparemment le marché survit dans le communisme, tandis que le contenu social sur la circulation est entièrement modifié : la circulation des produits sur la base du temps de travail est l’expression du nouveau rapport social » (p. 110). Mais, précisément, si le marché survit (bien que le fond et la forme des échanges soient modifiés), il ne peut fonctionner que sur la base de la valeur. Cela, les internationalistes hollandais ne l’aperçoivent pas, « subjugués » qu’ils sont par leur formulation de « temps de travail » qui, en substance, n’est cependant pas autre chose que la valeur elle-même. D’ailleurs pour eux, il n’est pas exclu que dans le « communisme », on parlera encore de « valeur » ; mais ils s’abstiennent de dégager la signification, du point de vue du mécanisme des rapports sociaux, qui résulte du maintien du temps de travail et ils s’en tirent en concluant que, puisque le contenu de la valeur sera modifié, il faudra substituer à l’expression « valeur », celle de « temps de production », et qui évidemment ne modifiera en rien la réalité économique ; tout comme ils diront qu’il n’y a plus échange des produits, mais passage des produits (p. 53 et 54). Également : « au lieu de la fonction de l’argent, nous aurons l’enregistrement du mouvement des produits, la comptabilité sociale, sur la base de l’heure de travail social moyenne » (p. 55).

Nous verrons que leur méconnaissance de la réalité historique entraîne les internationalistes hollandais à d’autres conclusions erronées, lorsqu’ils examinent le problème de la rémunération du travail.


On a beaucoup bavardé sur le « produit du travail social » et sa répartition « intégrale » et « équitable », formulations confuses dont la démagogie a pu facilement s’emparer. Mais le problème capital de la destination du produit social, c’est-à-dire de la somme des activités du travail, se concentre en deux questions fondamentales : comment se répartit le produit total ? Et comment se répartit la fraction de ce produit qui entre immédiatement dans la consommation individuelle ?

Nous savons évidemment qu’il n’existe pas une réponse unique valable pour toutes les sociétés et que les modes de répartition sont fonction des modes de production. Mais nous savons aussi qu’il existe certaines règles fondamentales que n’importe quelle organisation sociale se doit de respecter si elle veut subsister : les sociétés, comme les hommes qui les composent, sont soumises aux lois de la conservation qui suppose la reproduction, non pas simple, mais élargie. C’est là un truisme qu’il faut rappeler.

D’autre part, dès que l’économie brise son cadre naturel, domestique et se généralise en économie marchande, elle acquiert un caractère social qui, avec le système capitaliste, prend une signification immense, parle conflit qui l’oppose irréductiblement au caractère privé de l’appropriation des richesses.

Avec la production « socialisée » du capitalisme, nous nous trouvons donc en présence, non plus de produits d’individus isolés, mais de produits sociaux, c’est-à-dire de produits qui, non seulement ne répondent pas à l’usage immédiat des producteurs, mais sont, outre cela, les produits communs de leur activités : « le fil, le tissu, les objets en métal venant de la fabrique sont dès lors le produit commun de nombreux ouvriers entre les mains desquels il leur faut successivement passer avant d’être achevés. Aucun individu ne peut en dire : c’est moi qui ai fait cela ; ceci est mon produit » (Engels, Anti-Dühring).

En d’autres termes, la production sociale est la synthèse des activités individuelles et non pas leur juxtaposition ; d’où la conséquence que « dans la société, le rapport du producteur au produit, dès que ce dernier est achevé est purement extérieur, et le retour du produit à l’individu dépend des relations de celui-ci avec d’autres individus. Il ne s’en empare pas immédiatement. Aussi bien l’appropriation immédiate du produit n’est pas son but quand il produit dans la société. Entre le producteur et les produits se place la distribution, laquelle, par des lois sociales, détermine sa part du monde des produits et se place donc entre la production et la consommation » (K. Marx : Introduction à la critique… souligné par nous, n.d.l.r.).

Cela reste vrai en société socialiste ; et quand nous disons que les producteurs doivent rétablir leur domination sur la production que le capitalisme leur a enlevée, nous ne visons pas le bouleversement du cours naturel de la vie sociale, mais celui des rapports de production et de répartition.

Dans sa Critique du Programme de Gotha, Marx, en dénonçant l’utopisme réactionnaire de la conception de Lassalle sur le « produit du travail », pose la question en ces termes : « qu’est-ce que c’est que le « produit du travail » ? L’objet créé par le travail ou sa valeur ? Et dans ce dernier cas, la valeur totale du produit ou seulement la fraction de valeur que le travail est venu ajouter à la valeur des moyens de production mis en œuvre » (nous soulignons, n.d.l.r.). Il indique comment dans la production sociale – où ne domine plus le producteur individuel mais le producteur social – le concept de « produit du travail » diffère essentiellement de celui qui considère le produit du travailleur indépendant : « si nous prenons d’abord le mot « produit du travail » dans le sens d’objet créé par le travail, alors le produit du travail de la communauté, c’est la « totalité du produit social » ; produit social dont il faut défalquer les éléments nécessaires à la reproduction élargie, ceux du fonds de réserve, ceux absorbés par les frais improductifs et les besoins collectifs,ce qui transforme le « produit intégral du travail » en un « produit partiel » c’est-à-dire « la fraction des objets de consommation qui est répartie individuellement entre les producteurs de la collectivité. »

En somme ce « produit partiel » non seulement ne comprend pas la partie matérialisée du travail ancien fourni dans les cycles productifs précédents et qui est absorbée par le remplacement des moyens de productions consommés, mais encore il ne représente pas l’entièreté du travail nouveau ajouté au capital social, puisqu’il faut opérer les déductions dont nous venons de parler ; cela revient à dire que le « produit partiel » est l’équivalent du revenu net de la société ou la fraction du revenu brut qui devrait revenir à la consommation individuelle du producteur, mais que la société bourgeoise ne lui répartit pas intégralement.

Voilà donc la réponse à la première question : « comment se répartit le produit total ? » Il en ressort simplement cette conclusion : le surtravail, c’est-à-dire la fraction du travail vivant ou nouveau exigé par l’ensemble des besoins collectifs, ne saurait être aboli par aucun système social, mais d’entrave qu’il est dans le capitalisme au développement de l’individu, il doit être la condition du plein épanouissement de celui-ci dans la Société communiste. « Dans le monde capitaliste comme dans le système esclavagiste, le surtravail affecte simplement la forme d’un antagonisme, puisqu’il a pour complément l’oisiveté absolue d’une partie de la société » (Le Capital). Ce qui, en effet, détermine le taux du surtravail capitaliste ce sont les nécessités de la production de plus-value, mobile de la production sociale ; la domination de la valeur d’échange sur la valeur d’usage subordonne les besoins de la reproduction élargie et de la consommation à ceux de l’accumulation de capital ; le développement de la productivité du travail incite à augmenter le taux et la masse de surtravail.

Par contre le surtravail socialiste doit être amené au minimum correspondant aux besoins de l’économie prolétarienne comme aux nécessités de la lutte des classes se poursuivant nationalement et internationalement. En réalité, la fixation du taux de l’accumulation et du taux des frais administratifs et improductifs (absorbés par la bureaucratie) se trouvera placée au centre des préoccupations du prolétariat ; mais cet aspect du problème, nous l’examinerons dans un autre chapitre.

* * *

Il faut maintenant répondre à la deuxième question posée : « Comment se répartit à son tour le produit partiel » ? Donc la fraction du produit total qui tombe immédiatement dans la consommation individuelle, donc le fonds des salaires, puisque la forme capitaliste de rémunération du travail subsiste pendant la période transitoire.

Commençons par marquer qu’il existe une conception trop facilement accréditée chez certains révolutionnaires et suivant laquelle une appropriation collective, pour être réelle, doit entraîner « ipso facto » la disparition des salaires et l’instauration d’une rémunération égale pour tous ; à cette proposition s’ajoute ce corollaire, que l’inégalité des salaires présuppose l’exploitation de la force de travail.

Cette conception, que nous retrouverons en examinant les arguments des internationalistes hollandais, procède d’une part – il faut le souligner une nouvelle fois – de la négation du mouvement contradictoire du matérialisme historique, et d’autre part de la confusion créée entre deux catégories différentes : force de travail et travail ; entre la valeur de la force de travail, c’est-à-dire la quantité de travail exigée pour la reproduction de cette force, et la quantité totale de travail que cette même force fournit dans un temps considéré.

Il est exact de dire qu’au contenu politique de la dictature du prolétariat doit correspondre un nouveau contenu social de la rétribution du travail qui ne peut plus être l’équivalent seulement des produits strictement nécessaires à la reproduction de la force du travail. Autrement dit, ce qui constitue le fondement de l’exploitation capitaliste : l’opposition entre la valeur d’usage et la valeur d’échange de cette marchandise particulière qui s’appelle la force de travail, disparaît par la suppression de la propriété privée des moyens de production et par conséquent disparaît aussi l’usage privé de la force du travail. Evidemment l’utilisation nouvelle de cette force et la masse de surtravail qui en résulte peuvent fort bien être détournées de leurs objectifs prolétariens (l’expérience soviétique le démontre) et ainsi peut surgir un mode d’exploitation d’une nature particulière qui, à proprement parler, n’est pas capitaliste. Mais ça c’est une autre histoire sur laquelle nous reviendrons. Pour l’instant nous n’avons à nous arrêter qu’à cette proposition : le fait que dans l’économie prolétarienne le mobile fondamental n’est plus la production, sans cesse élargie de plus-value et de capital, mais la production illimitée de valeurs d’usage, ne signifie pas que les conditions sont mûres pour un nivellement des « salaires » se traduisant par une égalité dans la consommation. D’ailleurs, pas plus une telle égalité ne se place au début de la période transitoire, qu’elle ne se réalise dans la phase communiste avec la formule inverse « à chacun selon ses besoins ». En réalité l’égalité formelle ne peut exister à aucun moment, tandis que le communisme enregistre finalement l’égalité réelle dans l’inégalité naturelle.

Il reste cependant à expliquer pourquoi la différenciation des salaires subsiste dans la phase transitoire en dépit du fait que le salaire, tout en conservant son enveloppe bourgeoise, a perdu son contenu antagonique. Immédiatement se pose la question : quelles sont les normes juridiques de répartition prévalant dans cette période ?

Marx, dans sa Critique de Gotha, nous répond : « le droit ne peut jamais être à un niveau plus élevé que l’état économique et que le degré de civilisation sociale qui y correspond ». Lorsqu’il constate que le mode de répartition des objets de consommation n’est que le reflet du mode de répartition des moyens de production et du mode de production lui-même, il ne s’agit pour lui que d’un schéma qui se réalise progressivement. Le capitalisme n’instaure pas d’emblée ses rapports de répartition ; il le fait par étapes, sur les ruines accumulées du système féodal. Le prolétariat ne peut non plus régler immédiatement la répartition suivant des normes socialistes, mais il le fait en vertu d’un droit qui n’est autre que celui « d’une société qui, sous tous les rapports : économique, moral, intellectuel, porte encore les stigmates de l’ancienne société des flancs de laquelle elle sort ». Mais il y a en outre une différence capitale entre les conditions de développement du capitalisme et celles du socialisme. La bourgeoisie, en développant ses positions économiques au sein de la société féodale, construit en même temps les bases de la future superstructure juridique de son système de production et sa révolution politique consacre cet acquis économique et juridique. Le prolétariat ne bénéficie d’aucune évolution semblable et ne peut s’appuyer sur le moindre privilège économique ni sur le moindre embryon concret de « droit socialiste », car pour un marxiste, il ne peut être question de considérer comme un tel droit les « conquêtes sociales » du réformisme. Il lui faut donc appliquer temporairement le droit bourgeois, restreint il est vrai au mécanisme de la répartition. C’est ce qu’entend Marx lorsque, dans sa Critique de Gotha, il parle de droit égal et, à son tour, Lénine, lorsque dans son État et la Révolution, il constate avec son réalisme clair et puissant que : « dans la première phase du communisme, on trouve le phénomène curieux de la survivance de « l’horizon étroit du droit bourgeois », par rapport à la distribution des produits de consommation. Le droit bourgeois suppose inévitablement un État bourgeois, car le droit n’est rien sans l’appareil qui peut contraindre à observer les normes de ce droit. Donc, sous le régime du communisme, non seulement le droit bourgeois, mais même l’État bourgeois – sans bourgeoisie – va subsister pendant un certain espace de temps. »

Marx, toujours dans sa Critique de Gotha a analysé comment et en vertu de quels principes le droit égal bourgeois est appliqué : « le droit du producteur est proportionnel au travail qu’il a fourni ; l’égalité consiste ici dans l’emploi du travail comme unité commune (c). »

Et la rémunération du travail s’effectue comme suit : « le producteur reçoit donc individuellement – les défalcations une fois faites – l’équivalent exact de ce qu’il a donné à la Société. Ce qu’il lui a donné c’est son quantum individuel de travail. (Nous soulignons, n.d.l.r.) Par exemple, la journée sociale de travail représente la somme des heures de travail individuel ; le temps de travail individuel de chaque producteur est la portion qu’il a fournie de la journée sociale de travail, la part qu’il y a prise. Il reçoit de la société un bon constatant qu’il a fourni tant de travail (défalcation faite du travail effectué pour le fonds collectif) et, avec ce bon, il retire des stocks sociaux une quantité d’objets de consommation correspondant à la valeur de son travail (d). Le même quantum de travail qu’il a fourni à la société sous une forme, il le reçoit d’elle sous une autre forme. »

« C’est évidemment ici le même principe que celui qui règle l’échange des marchandises pour autant qu’il est un échange de valeurs égales. Le fond et la forme diffèrent parce que, les conditions étant différentes, nul ne peut rien fournir d’autre que son travail et que, par ailleurs, rien d’autre que des objets de consommation individuelle ne peut entrer dans la propriété de l’individu. Mais en ce qui concerne le partage de ces objets entre producteurs pris individuellement, le principe directeur est le même que pour l’échange de marchandises équivalentes : une même quantité de travail sous une forme s’échange contre une même quantité de travail sous une autre forme. » (Nous soulignons, n.d.l.r.).

Lorsque Marx parle d’un principe analogue à celui qui règle l’échange des marchandises et de quantum individuel de travail, il sous-entend incontestablement le travail simple, substance de la valeur, ce qui signifie que tous les travaux individuels doivent être réduits à une commune mesure pour pouvoir être comparés, évalués et par conséquent rémunérés par application du « droit qui est proportionnel au travail fourni ». Nous avons déjà marqué qu’il n’existe encore aucune méthode scientifique de réduction en travail simple et que, par conséquent, la loi de la valeur subsiste dans cette fonction, bien qu’elle n’agisse plus que dans certaines limites déterminées par les conditions politiques et économiques nouvelles. Marx se charge d’ailleurs de lever les doutes qui pourraient subsister à cet égard lorsqu’il analyse la mesure du travail : « mais un individu l’emporte physiquement et moralement sur un autre, il fournit donc dans le même temps (souligné par nous) plus de travail, ou peut travailler plus de temps ; et le travail, pour servir de mesure doit avoir sa durée ou son intensité précisées, sinon il cesserait d’être unité. Ce droit égal est un droit inégal pour un travail inégal. Il ne reconnaît aucune distinction de classe parce que tout homme n’est qu’un travailleur comme un autre ; mais il reconnaît tacitement l’inégalité des dons individuels (souligné par nous) et, par suite, des capacités productives comme des privilèges naturels. C’est donc, dans sa teneur, un droit fondé sur l’inégalité, comme tout droit. Le droit, par sa nature, ne peut consister que dans l’emploi d’une même unité ; mais les individus inégaux (et ce ne seraient pas des individus distincts, s’ils n’étaient pas inégaux) ne sont mesurables d’après une unité commune qu’autant qu’on les considère d’un même point de vue, qu’on ne les saisit que sous un aspect déterminé, par exemple, dans le cas donné, qu’on ne les considère que comme travailleurs, rien de plus et indépendamment de tout le reste. »

« Autre chose : un ouvrier est marié, l’autre non ; l’un a plus d’enfants que l’autre, etc., etc. À égalité de travail et par conséquent à égalité de participation au fonds social de consommation, l’un reçoit donc effectivement plus que l’autre, l’un est plus riche que l’autre, etc. Pour éviter toutes ces difficultés, le droit devrait être, non pas égal, mais inégal. »

« Mais ce sont là difficultés inévitables dans la première phase de la société communiste, telle qu’elle est sortie de la société capitaliste, après un long et douloureux enfantement. »

De cette analyse, il ressort avec évidence : d’une part, que l’existence du droit égal bourgeois est indissolublement liée à celle de la valeur ; d’autre part, que le mode de répartition renferme encore une double inégalité : l’une, qui est l’expression de la diversité des « dons individuels », des « capacités productives », des « privilèges naturels » ; et l’autre qui, à égalité de travail, surgit des différenciations de condition sociale (famille, etc.). « Dans une phase supérieure de la société communiste, quand auront disparu l’asservissante subordination des individus à la division du travail et avec elle, l’antagonisme entre le travail intellectuel et le travail manuel (souligné par nous), quand le travail sera devenu, non seulement le moyen de vivre, mais même le premier besoin de l’existence ; quand, avec le développement en tous sens des individus, les forces productives iront s’accroissant ; et que toutes les sources de la richesse collective jailliront avec abondance, alors seulement l’étroit horizon du droit bourgeois pourra être complètement dépassé et la société pourra écrire sur ses drapeaux : « De chacun selon ses capacités,à chacun selon ses besoins ! ». Mais dans la phase transitoire, le droit bourgeois consacre une inégalité de fait qui est inévitable parce que le prolétariat « ne peut encore réaliser la justice et l’égalité : des différences de richesse subsisteront et des différences injustes ; mais ce qui ne saurait subsister, c’est l’exploitation de l’homme par l’homme… Marx indique les phases par lesquelles doit passer la société communiste obligée de ne détruire au début que l’injuste accaparement privé des moyens de production, mais incapable de détruire du même coup l’injuste répartition des objets de consommation d’après le travail et non d’après les besoins » (Lénine, L’État et la Révolution).

L’échange de quantités égales de travail, bien qu’il se traduise en fait par une inégalité dans la répartition, n’implique donc nullement une exploitation, pour autant que le fond et la forme de l’échange soient modifiés et que subsistent les conditions politiques qui ont déterminé ce changement, c’est-à-dire que se maintienne réellement la dictature du prolétariat. Il serait donc absurde d’invoquer la thèse marxiste pour justifier une forme quelconque d’exploitation résultant en réalité de la dégénérescence de cette dictature. Par contre,la thèse tendant à démontrer que la différenciation des salaires, que la démarcation entre travail qualifié et travail non qualifié, travail simple et travail composé, sont des signes certains de dégénérescence au sein de l’État prolétarien et les indices de l’existence d’une classe exploiteuse, cette thèse doit être catégoriquement rejetée, d’une part, parce qu’elle implique l’inévitabilité de cette dégénérescence et, d’autre part, parce qu’elle ne peut en rien contribuer à expliquer l’évolution de la Révolution russe.

* * *

Nous avons déjà laissé entendre que les Internationalistes hollandais dans leur essai d’analyse des problèmes de la période de transition, s’étaient beaucoup plus inspirés de leurs désirs que de la réalité historique. Leur schéma abstrait, d’où ils excluent, en gens parfaitement conséquents avec leurs principes, la loi de la valeur, le marché, la monnaie, devait, tout aussi logiquement, préconiser une répartition « idéale » des produits. Pour eux puisque « la révolution prolétarienne collectivise les moyens de production et par là ouvre la voie à la vie communiste, les lois dynamiques de la consommation individuelle doivent absolument et nécessairement se conjuguer parce qu’elles sont indissolublement liées aux lois de la production, cette liaison s’opérant de « soi-même » par le passage à la production communiste » (Page 72 de leur ouvrage déjà cité, Essai sur le développement de la société communiste).

Les camarades hollandais considèrent donc que le nouveau rapport de production, par la collectivisation, détermine automatiquement un nouveau droit sur les produits. « Ce droit s’exprimerait par des conditions égales pour la consommation individuelle qui résident uniquement dans une mesure égale de consommation. Tout comme l’heure de travail individuelle est la mesure du travail individuel, elle est en même temps la mesure de la consommation individuelle. Par là, la consommation est socialement réglée et se meut dans une voie juste. Le passage à la révolution sociale n’est pas autre chose que l’application de la mesure de l’heure-travail sociale moyenne à toute la vie économique. Elle sert de mesure pour la production et aussi de mesure du droit des producteurs sur le produit social » (Page 25).

Mais encore une fois, cette affirmation ne peut devenir positive que pour autant qu’on en transcrive la signification concrète, c’est-à-dire pour autant qu’on reconnaisse qu’il ne peut s’agir pratiquement que de la valeur, lorsqu’on parle de temps de travail et de mesure du travail. C’est ce qu’ont omis de faire les camarades hollandais et cela les a conduit à fausser leur jugement sur la révolution russe et surtout à restreindre singulièrement le champ de leurs recherches quant aux causes profondes de l’évolution réactionnaire de l’U.R.S.S. L’explication de celle-ci ils ne vont pas la chercher dans le tréfonds de la lutte nationale et internationale des classes (c’est une des caractéristiques négatives de leur étude, qu’elle fait quasi abstraction des problèmes politiques), mais dans le mécanisme économique, lorsqu’ils proposent : « quand les Russes allèrent jusqu’à rétablir la production sur la base de la valeur, ils proclamèrent par là et l’expropriation des travailleurs des moyens de production et qu’il n’y aurait aucun rapport direct entre l’accroissement de la masse des produits et la part des ouvriers dans cette masse » (Page 19).

Maintenir la valeur équivaudrait pour eux à poursuivre l’exploitation de la force de travail, alors que nous pensons avoir démontré, sur la base de la thèse marxiste, que la valeur peut subsister sans son contenu antagonique, c’est-à-dire sans qu’il y ait rétribution de la valeur de la force de travail.

Mais outre cela, les internationalistes hollandais faussent la signification des paroles de Marx quant à la répartition des produits. Dans l’affirmation que : l’ouvrier émarge à la répartition au prorata de la quantité de travail qu’il a donnée, ils ne découvrent qu’un aspect de la double inégalité que nous avons soulignée et c’est celui qui résulte de la situation sociale de l’ouvrier (page 81) ; mais ils ne s’arrêtent pas à l’autre aspect qui exprime le fait que les travailleurs, dans un même temps de travail fournissent des quantités différentes de travail simple (travail simple qui est la commune mesure s’exerçant par le jeu de la valeur) donnant donc lieu à une répartition inégale. Ils préfèrent s’en tenir à leur revendication de : suppression des inégalités des salaires, qui reste suspendue dans le vide parce qu’à la suppression du salariat capitaliste ne correspond pas immédiatement la disparition des différenciations dans la rétribution du travail.

Le camarade Hennaut apporte une solution semblable au problème de la répartition dans la période de transition, solution qu’il tire également d’une interprétation erronée parce qu’incomplète des critiques de Marx du programme de Gotha. Dans Bilan, page 747, il dit ceci : « l’inégalité que laisse subsister la première phase du socialisme résulte non pas de la rémunération inégale qui serait appliquée à diverses sortes de travail : le travail simple du manœuvre ou le travail composé de l’ingénieur avec, entre ces deux extrêmes, tous les échelons intermédiaires. Non, tous les genres de travail se valent, seules « sa durée » et « son intensité » devant être mesurées ; mais l’inégalité provient de ce qu’on applique à des hommes ayant des capacités et des besoins différents,des tâches et des ressources uniformes ». Et Hennaut renverse la pensée de Marx lorsqu’il lui fait découvrir l’inégalité dans le fait que « la part au profit social restait égale – à prestation égale, bien entendu – pour chaque individu, alors que leurs besoins et l’effort déployé pour atteindre à une même prestation étaient différents » tandis que, comme nous l’avons indiqué, Marx voit l’inégalité dans le fait que les individus reçoivent des parts inégales, parce qu’ils fournissent des quantités inégales de travail et que c’est en cela que réside l’application du droit égal bourgeois.

Une politique d’égalisation des salaires ne peut se placer dans la phase de transition, non seulement parce qu’elle y serait inapplicable, mais parce qu’elle mènerait inévitablement à l’effondrement de la productivité du travail.

Si, pendant le « communisme de guerre » les Bolcheviks ont appliqué le système de la ration égale, indépendamment de la qualification et du rendement du travail, il ne s’agissait pas là d’une méthode économique capable d’assurer le développement systématique de l’économie, mais du régime d’un peuple assiégé qui bandait toutes ses énergies vers la guerre civile.

En partant de la considération générale que les variations et différences dans la qualification du travail (et sa rétribution) sont en raison inverse du degré de la technique de production, on comprend pourquoi en U.R.S.S., après la N.E.P., les variations très grandes des salaires des ouvriers qualifiés et non qualifiés (e) résultaient de l’importance plus grande que prenait la qualification individuelle de l’ouvrier, par rapport aux pays capitalistes hautement développés. Dans ceux-ci, après la Révolution, les catégories de salaires pourront se rapprocher bien davantage qu’en U.R.S.S., en vertu de la loi par laquelle le développement de la productivité du travail tend au nivellement des qualités de travail. Mais les marxistes ne peuvent oublier que « l’asservissante subordination des individus à la division du travail », et avec elle le « droit bourgeois », ne peuvent disparaître que sous la poussée irrésistible d’une prodigieuse technique mise au service des producteurs.


IV. Quelques données pour une gestion prolétarienne

La Révolution russe d’octobre 1917, dans l’Histoire, doit être incontestablement considérée comme une révolution prolétarienne parce qu’elle a détruit un État capitaliste de fond en comble et qu’à la domination bourgeoise elle a substitué la première dictature achevée du prolétariat (f) (la Commune de Paris n’ayant créé que les prémices de cette dictature). C’est à ce titre qu’elle doit être analysée par les marxistes, c’est-à-dire en tant qu’expérience progressive (en dépit de son évolution contre-révolutionnaire), en tant que jalon sur la route qui mène à l’émancipation du prolétariat comme de l’humanité toute entière.

De l’amas considérable des matériaux accumulés par cet événement gigantesque, des directives définitives – dans l’état actuel des recherches – ne peuvent pas encore être dégagées pour une sûre orientation des futures révolutions prolétariennes. Mais une confrontation de certaines notions théoriques, de certaines inductions marxistes avec la réalité historique, permet d’aboutir à une première conclusion fondamentale que les problèmes complexes qui relèvent de la construction de la société sans classes doivent être indissolublement liés à un ensemble de principes fondés sur l’universalité de la société bourgeoise et de ses lois, sur la prédominance de la lutte internationale des classes.

D’autre part, la première révolution prolétarienne n’a pas, selon la perspective tracée, explosé dans les pays les plus riches et les plus évolués matériellement et culturellement, dans les pays « mûrs » pour le socialisme, mais dans un secteur retardataire, semi-féodal du capitalisme. D’où la seconde conclusion – bien qu’elle ne soit pas absolue – que les conditions révolutionnaires les meilleures ont été réunies là où, à une déficience matérielle correspondait une moindre capacité de résistance de la classe dominante à la poussée des contradictions sociales. En d’autres termes, ce sont les facteurs politiques qui ont prévalu sur les facteurs matériels. Une telle affirmation, loin d’être en contradiction avec la thèse de Marx déterminant les conditions nécessaires à l’avènement d’une nouvelle société, ne fait qu’en souligner la signification profonde ainsi que nous l’avons déjà marqué dans le premier chapitre de cette étude.

La troisième conclusion, corollaire de la première, est que le problème essentiellement international de l’édification du socialisme – préface au communisme – ne peut être résolu dans le cadre d’un État prolétarien, mais sur la base d’un écrasement politique de la bourgeoisie mondiale, tout au moins dans les centres vitaux de sa domination, dans les pays les plus avancés.

S’il est indéniable qu’un prolétariat national ne peut aborder certaines tâches économiques qu’après avoir instauré sa propre domination, à plus forte raison, la construction du socialisme ne peut s’amorcer qu’après la destruction des États capitalistes les plus puissants, bien que la victoire d’un prolétariat « pauvre » puisse acquérir une immense portée, pourvu qu’elle soit intégrée dans la ligne de développement de la révolution mondiale. En d’autres termes, les tâches d’un prolétariat victorieux, par rapport à sa propre économie, sont subordonnées aux nécessités de la lutte internationale des classes.

Il est caractéristique de constater que, bien que tous les véritables marxistes aient rejeté la thèse du « socialisme en un seul pays », la plupart des critiques de la Révolution russe se sont surtout exercées sur les modalités de construction du socialisme, en partant de critères économiques et culturels plutôt que politiques, et en omettant de tirer à fond les conclusions logiques qui découlent de l’impossibilité du socialisme national.

Cependant, le problème est capital car la première expérience pratique de dictature du prolétariat doit contribuer, précisément, à dissiper les brumes qui enveloppaient encore la notion de socialisme. Et, en fait d’enseignements fondamentaux, la Révolution russe ne posa-t-elle pas – sous la forme la plus exacerbée, parce qu’étant l’expression d’une économie arriérée – la nécessité historique pour un État prolétarien, temporairement isolé, de limiter strictement son programme de construction économique ?

La négation du « socialisme en un seul pays » ne peut signifier que ceci : qu’il ne s’agit pas pour l’État prolétarien d’orienter l’économie vers un développement productif qui engloberait toutes les activités de fabrication, qui répondrait aux besoins les plus variés, d’édifier, en somme, une économie intégrale qui, juxtaposée à d’autres économies semblables, constituerait le socialisme mondial. Il s’agit au maximum et seulement après le triomphe de la révolution mondiale, de développer les branches trouvant dans chaque économie nationale leur terrain spécifique et qui sont appelées à s’intégrer dans le communisme futur (le capitalisme a déjà, imparfaitement il est vrai, réalisé cela par la division internationale du travail). Avec la perspective moins favorable d’un ralentissement du mouvement révolutionnaire (situation de la Russie en 1920-21) il est nécessaire d’adapter le processus de l’économie prolétarienne au rythme de la lutte mondiale des classes, mais toujours dans le sens d’un renforcement de la domination de classe du prolétariat, point d’appui pour le nouvel afflux révolutionnaire du prolétariat international.

Trotski, notamment, a souvent perdu de vue cette ligne fondamentale, bien qu’il n’ait pas manqué, quelquefois, d’assigner aux objectifs prolétariens, non la réalisation du socialisme intégral, mais la préparation des éléments de l’économie socialiste mondiale, en fonction du renforcement politique de la dictature prolétarienne.

En effet, dans ses analyses du développement de l’économie soviétique et en partant de la base juste de la dépendance de cette économie du marché mondial capitaliste, Trotski, maintes fois, traita la question comme s’il s’agissait d’un « match » sur le plan économique, entre l’État prolétarien et le capitalisme mondial.

S’il est vrai que le socialisme ne peut affirmer sa supériorité comme système de production que s’il produit plus et mieux que le capitalisme, une telle vérification historique ne peut cependant s’établir qu’au terme d’un long processus se déroulant au sein de l’économie mondiale, au terme d’une lutte acharnée entre la bourgeoisie et le prolétariat, et non du choc de la confrontation d’une économie prolétarienne et de l’économie capitaliste, car il est certain que sur la base de la compétition économique, l’État prolétarien sera inévitablement acculé à devoir recourir aux méthodes capitalistes d’exploitation du travail qui l’empêcheront de transformer le contenu social de la production. Or, fondamentalement, la supériorité du socialisme ne peut résider dans la production à « meilleur marché » – bien que ce sera là une conséquence certaine de l’expansion illimitée de la productivité du travail – mais elle doit s’exprimer par la disparition de la contradiction capitaliste entre la production et la consommation.

Trotski nous parait avoir incontestablement fourni des armes théoriques à la politique du Centrisme en partant de critères tels que : « la course économique avec le capital mondial », « l’allure du développement comme facteur décisif » ; la « comparaison des vitesses de développement », « le critérium du niveau d’avant guerre », etc., qui, tous, s’apparentent étroitement au mot d’ordre centriste : « rattraper les pays capitalistes ». C’est pourquoi l’industrialisation monstrueuse qui a poussé dans la misère des ouvriers russes, si elle est le produit direct de la politique centriste, est aussi l’enfant « naturel » de l’opposition russe « trotskiste ». Cette position de Trotski résulte, d’ailleurs, des perspectives qu’il traça pour l’évolution capitaliste, après le recul de la lutte révolutionnaire internationale. C’est ainsi que toute son analyse de l’économie soviétique telle qu’elle évolua après la NEP fit, de son propre aveu, volontairement abstraction du facteur politique international : « il faut trouver les solutions pratiques du moment en tenant compte, autant que possible, de tous les facteurs dans leur conjonction instantanée. Mais quand il s’agit de la perspective du développement pour toute une époque, il faut absolument séparer les facteurs « saillants », c’est-à-dire, avant tout, le facteur politique » (Vers le Capitalisme ou vers le Socialisme). Une méthode d’analyse aussi arbitraire entraînait naturellement à considérer « en soi » les problèmes de gestion de l’économie soviétique plutôt qu’en fonction du déroulement du rapport mondial des classes.

La question que Lénine posait après la NEP : « lequel battra l’autre ? » était ainsi transposée du terrain politique – où il l’avait placée – sur le terrain strictement économique. L’accent était mis sur la nécessité d’égaler les prix du marché mondial par la diminution des prix de revient (donc, en pratique, surtout du travail payé ou salaires). Ce qui revenait à dire que l’État prolétarien ne devait pas se borner à subir comme un mal inévitable une certaine exploitation de la force de travail, mais qu’il devait, par sa politique, sanctionner une exploitation plus grande encore en faisant de celle-ci un élément déterminant du processus économique acquérant ainsi un contenu capitaliste. En fin de compte, la question n’était-elle pas ramenée dans le cadre d’un socialisme national lorsqu’on envisageait la perspective de « vaincre la production capitaliste sur le marché mondial avec les produits de l’économie socialiste » (c’est à dire de l’U.R.S.S.) et qu’on considérerait qu’il s’agissait là d’une « lutte du socialisme ( !) contre le capitalisme » ( ?). Avec une telle perspective, il était évident que la bourgeoisie mondiale pouvait sereinement se rassurer sur le sort de son système de production.

Nous voudrions ouvrir ici une parenthèse pour essayer d’établir la véritable signification théorique et historique de deux phases capitales de la Révolution Russe ; le « communisme de guerre » et la NEP. La première correspondant à la tension sociale extrême de la guerre civile, la seconde, à la substitution de la lutte armée et à une situation internationale de reflux de la révolution mondiale.

Cet examen nous parait d’autant plus nécessaire que ces deux phénomènes sociaux, indépendamment de leurs aspects contingents, peuvent fort bien réapparaître dans d’autres révolutions prolétariennes avec une intensité et un rythme correspondant, certes, en rapport inverse, au degré de développement capitaliste des pays en cause. Il importe donc de déterminer leur place exacte dans la période de transition.

Il est certain que le « communisme de guerre », version russe, ne sortit pas d’une gestion prolétarienne « normale » s’exerçant en vertu d’un programme préétabli, mais d’une nécessité politique correspondant à une poussée irrésistible de la lutte armée des classes. La théorie dut temporairement céder la place à la nécessité d’écraser politiquement la bourgeoisie ; c’est pourquoi l’économique se subordonna au politique, mais au prix de l’effondrement de la production et des échanges. Donc, en réalité, la politique du « communisme de guerre » entra progressivement en contradiction avec toutes les prémisses théoriques développées par les bolcheviks dans leur programme de la révolution, non pas que ce programme se fut révélé erroné, mais parce que sa modération même, fruit de la « raison économique » (contrôle, ouvrier, nationalisation des banques, capitalisme d’État) encouragea la bourgeoisie à la résistance armée. Les ouvriers ripostèrent par des expropriations massives et accélérées que des décrets de nationalisation ne durent que consacrer. Lénine ne manqua pas de jeter l’alarme contre ce « radicalisme » économique en prédisant qu’à cette allure le prolétariat serait vaincu. Effectivement, au printemps de 1921, les bolcheviks durent constater, non pas qu’ils étaient vaincus, mais qu’ils avaient échoué dans leur tentative bien involontaire de « prendre le socialisme d’assaut ». Le « communisme de guerre » avait été essentiellement une mobilisation coercitive de l’appareil économique en vue d’éviter la famine du prolétariat et d’assurer le ravitaillement des combattants. Ce fut surtout un « communisme » de consommation ne contenant, sous sa forme égalitaire, aucune substance socialiste. La méthode de réquisition des excédents agricoles n’avait pu qu’abaisser considérablement la production : le nivellement des salaires avait fait s’effondrer la productivité du travail et le centralisme autoritaire et bureaucratique, imposé par les circonstances, ne fut qu’une déformation du centralisme rationnel. Quant à l’étouffement des échanges (auquel correspondit un épanouissement du marché clandestin) et la disparition pratique de la monnaie (payements en nature et gratuité des services), c’était là des phénomènes accompagnant, au sein de la guerre civile, l’effondrement de toute vie économique proprement dite, et non pas des mesures issues d’une gestion prolétarienne tenant compte des conditions historiques. En bref, le prolétariat russe paya l’écrasement en bloc de son ennemi de classe d’un appauvrissement économique que la révolution triomphante, dans des pays hautement développés, aurait considérablement atténué, même si elle n’avait pas modifié profondément la signification du « communisme de guerre », en aidant la Russie à « sauter » des phases de son développement.

Les marxistes n’ont jamais nié que la guerre civile – qu’elle précédât, accompagnât ou suivît la prise du pouvoir par le prolétariat – contribuerait à abaisser temporairement le niveau économique, car ils savent maintenant jusqu’à quel degré ce niveau peut descendre pendant la guerre impérialiste. C’est ainsi que, d’une part, dans les pays retardataires, la rapide dépossession politique d’une bourgeoisie organiquement faible fut et sera suivie d’une longue lutte désorganisatrice, si cette bourgeoisie conserve la possibilité d’épuiser des forces dans de larges couches sociales (en Russie, ce fut l’immense paysannerie, inculte et manquant d’expérience politique, qui les lui procura) ; d’autre part, dans les pays capitalistes développés où la bourgeoisie est politiquement et matériellement puissante, la victoire prolétarienne très probablement suivra – et non précédera – une phase plus ou moins longue d’une guerre civile, violente, acharnée, matériellement désastreuse tandis que la phase de « communisme de guerre » consécutive à la Révolution, pourra fort bien ne pas survenir.

La NEP, considérée sous l’angle absolu, et pour autant qu’on se borne à la placer brutalement en opposition avec le « communisme de guerre », apparaît incontestablement comme marquant un recul sérieux vers le capitalisme, au travers du retour au marché « libre », a la petite production « libre », à la monnaie.

Mais ce « recul » est rétabli sur ses véritables bases si nous nous rapportons aux considérations que nous avons émises en traitant des catégories économiques, c’est-à-dire, que nous devons caractériser la NEP (indépendamment de ses traits accentués et spécifiquement russes) comme un rétablissement de conditions « normales » d’évolution de l’économie transitoire et, pour la Russie, comme un retour au programme initial des bolcheviks, bien que la NEP se maintînt bien au delà de ce programme, après le passage du « rouleau compresseur » de la guerre civile.

La NEP, dégagée de ses aspects contingents est la forme de gestion économique à laquelle devra recourir toute autre révolution prolétarienne.

Telle est la conclusion qui s’impose à ceux qui ne subordonnent pas les possibilités de gestion prolétarienne à l’anéantissement préalable de toutes les catégories et formes capitalistes (idée qui procède de l’idéalisme et non du marxisme) mais font, au contraire, découler cette gestion de la survivance inévitable, mais temporaire, de certaines servitudes bourgeoises.

Il est vrai qu’en Russie, l’adoption d’une politique économique adaptée aux conditions historiques de transition du capitalisme au communisme se réalisa dans le plus lourd et le plus menaçant des climats sociaux, issu d’une situation internationale d’affaissement révolutionnaire et d’une détresse intérieure exprimée par la famine et l’épuisement total des masses ouvrières paysannes. C’est pourquoi, sous ses traits historiques et particuliers, la NEP russe dissimula sa signification générale.

Sous la pression même des événements, la NEP représenta la condition sine qua non du maintien de la dictature prolétarienne, qu’elle sauvegarda en effet. Pour cette raison, il ne pouvait être question de capitulation du prolétariat, lequel ne réalisa aucun compromis politique avec la bourgeoisie mais seulement une retraite économique de nature à faciliter le rétablissement de positions de départ pour une évolution progressive de l’économie. En réalité, la guerre des classes, en se déplaçant du terrain de la lutte armée sur celui de la lutte économique, en prenant d’autres formes, moins brutales, plus insidieuses, mais plus redoutables aussi, n’était nullement condamnée à s’atténuer, bien au contraire. Le point capital, pour le prolétariat, était de la conduire dans le sens de son propre renforcement et toujours en liaison avec les fluctuations de la lutte internationale. Dans son acceptation générale de la phase de la période transitoire, la NEP est génératrice d’agents de l’ennemi capitaliste, au même titre que l’économie de transition elle-même – pas davantage – dans la mesure donc où elle ne s’est pas maintenue sur une ferme ligne le classe. C’est encore et toujours la politique prolétarienne qui reste le facteur décisif. Sur cette base seulement, peut être analysée l’évolution de l’état soviétique. Nous y reviendrons.

* * *

Dans les limites historiques assignées au programme économique d’une révolution prolétarienne, ses points fondamentaux peuvent être résumés comme suit : a) la collectivisation des moyens de production et d’échange déjà « socialisés » par le capitalisme ; b) la monopolisation du commerce extérieur par l’État prolétarien, arme économique d’une importance décisive ; c) un plan de production et de répartition des forces productives s’inspirant des caractéristiques structurelles de l’économie et de la fonction spécifique qu’elle sera appelée à exercer au sein de la division mondiale et sociale du travail, mais qui doit mettre en évidence la réalisation de normes vitales destinées à renforcer la position matérielle du prolétariat dans le processus économique et social ; d) un plan de liaison avec le marché capitaliste mondial, appuyé sur le monopole du commerce extérieur et visant à l’obtention des moyens de production et des objets de consommation déficients, et qui doit être subordonné au plan fondamental de production. Les deux directives essentielles devant être de contenir la pression et les fluctuations du marché mondial et d’empêcher l’intégration de l’économie prolétarienne à ce marché.

Il est évident que si la marche de réalisation d’un tel programme dépend, dans une certaine mesure, du degré de développement des forces productives et du niveau culturel des masses ouvrières, là se règle cependant essentiellement la puissance politique du prolétariat, la solidité de son pouvoir, le rapport des classes à l’échelle nationale et internationale sans qu’aucune dissociation puisse évidemment être faite entre facteurs matériels, culturels, politiques, qui s’interpénètrent étroitement. Mais nous répétons que, pour ce qui est par exemple du mode d’appropriation des richesses sociales, si la collectivisation est une mesure juridique aussi nécessaire à l’instauration du socialisme que le fut l’abolition de la propriété féodale à l’instauration du capitalisme, elle n’entraîne pas automatiquement le bouleversement du processus de la production. Engels nous avait déjà mis en garde contre cette tendance à considérer la propriété collective comme la panacée sociale, lorsqu’il montra qu’au sein de la société capitaliste « ni la transformation en sociétés par actions, ni la transformation en propriété d’État ne supprime la qualité de capital des forces productives. Pour les sociétés par actions, cela est évident. Et l’État moderne n’est à son tour que l’organisation que la société bourgeoise se donne pour maintenir les conditions extérieures générales du mode de production capitaliste contre des empiétements venant des ouvriers comme des capitalistes isolés. L’État moderne, quelle qu’en soit la forme, est une machine essentiellement capitaliste : l’État des capitalistes, le capitaliste collectif en idée. Plus il fait passer de forces productives dans sa propriété, et plus il devient capitaliste collectif en fait, plus il exploite de citoyens. Les ouvriers restent des salariés, des prolétaires. Le rapport capitaliste n’est pas supprimé, il est au contraire poussé à son comble. Mais, arrivé à ce comble, il se renverse. La propriété d’État sur les forces productives n’est pas la solution du conflit, mais elle renferme en elle le moyen formel, la façon d’accrocher la solution. » (Anti Duhring, Troisième partie : Socialisme ; notions théoriques). Et Engels ajoute que la solution consiste à saisir la nature et la fonction des forces sociales qui agissent sur les forces productives, pour ensuite les soumettre à la volonté de tous et transformer les moyens de production de « maîtres despotiques en serviteurs dociles ».

Cette volonté collective, c’est évidemment le pouvoir politique du prolétariat qui peut seul la déterminer et faire que le caractère social de la propriété soit transformé, qu’elle perde son caractère de classe.

Les effets juridiques de la collectivisation peuvent d’ailleurs être singulièrement limités par une économie arriérée et celle-ci par conséquent, rend encore plus décisif le facteur politique.

En Russie il existait une masse énorme d’éléments capables d’engendrer une nouvelle accumulation capitaliste et une différentiation dangereuse des classes auxquelles le prolétariat ne pouvait parer que par la plus énergique des politiques de classe, seule capable de garder l’État pour la lutte prolétarienne.

Il est indéniable qu’avec le problème agraire, celui de la petite industrie constitue la pierre d’achoppement pour toute dictature prolétarienne, un lourd héritage que le capitalisme transmet au prolétariat et qui ne disparaît pas par simples décrets. On peut même affirmer que le problème central qui s’imposera à la révolution prolétarienne dans tous les pays capitalistes (sauf peut être en Angleterre), c’est la lutte la plus implacable contre les petits producteurs de marchandises et les petits paysans, lutte d’autant plus ardue qu’il ne pourra être question d’exproprier ces couches sociales par la violence. L’expropriation de la production privée n’est économiquement réalisable que par rapport aux entreprises qui sont déjà centralisées et « socialisées » et non par rapport aux entreprises individuelles que le prolétariat est encore incapable de gérer à moindres frais et de rendre plus productives, auxquelles donc il ne peut se relier et qu’il ne peut contrôler que par la voie du marché ; c’est là un truchement nécessaire pour organiser la transition du travail individuel au travail collectif. De plus, il est impossible d’envisager la structure de l’économie prolétarienne d’une manière abstraite, comme une juxtaposition de types de production à l’état pur, basés sur des rapports sociaux opposés, « socialistes », capitalistes ou pré-capitalistes et qui évolueraient uniquement sous l’action de la concurrence. C’est là la thèse du centrisme qui fut reprise de Boukharine qui considérait que tout ce qui était collectivisé devenait « ipso facto » socialiste et que par là, le secteur petit-bourgeois et paysan était inévitablement entraîné dans le giron du socialisme. Mais en réalité, chaque sphère de production porte plus ou moins profondément l’empreinte de son origine capitaliste et il n’y a donc pas juxtaposition, mais interpénétration d’éléments contradictoires qui se combattent sous la poussée d’une lutte des classes se développant avec encore plus d’acharnement, bien que sous des formes moins brutales que pendant la période de guerre civile ouverte. Dans cette bataille, le prolétariat, appuyé sur l’industrie collectivisée, doit avoir pour directive de soumettre à son contrôle, jusqu’à leur anéantissement total, toutes les forces économiques et sociales du capitalisme, déchu politiquement. Mais il ne peut commettre la mortelle erreur de croire que, parce qu’il a nationalisé la terre et les moyens de production fondamentaux, il a élevé un barrage infranchissable à l’activité des agents bourgeois : le processus, aussi bien politique qu’économique poursuit son cours dialectique et le prolétariat ne peut l’orienter vers la société sans classes qu’à la condition de se renforcer intérieurement comme extérieurement.

La question agraire est certainement une des données essentielles du problème complexe des rapports entre prolétariat et petite bourgeoisie tel qu’il se pose après la Révolution. Rosa Luxemburg marquait fort justement que même le prolétariat occidental au pouvoir, agissant dans les conditions les plus favorables dans ce domaine « se casserait plus d’une dent sur cette dure noix, avant, d’être seulement sorti des plus grosses parmi les mille difficultés complexes de cette besogne gigantesque. »

Il n’est donc pas question pour nous de trancher ce problème, même dans ses lignes essentielles, et nous nous bornerons à en poser les éléments fondamentaux : la nationalisation intégrale du sol et la fusion de l’industrie et de l’agriculture.

La première mesure est un acte juridique parfaitement réalisable, immédiatement après la prise du pouvoir, parallèlement avec la collectivisation des grands moyens de production, tandis que la seconde ne peut être qu’un produit du processus d’ensemble de l’économie, un résultat qui s’intègre à l’organisation socialiste mondiale. Ce ne sont donc pas deux actes simultanés, mais échelonnés dans le temps, le premier conditionnant le second et les deux réunis, conditionnant la socialisation agraire. En soi, la nationalisation du sol ou abolition de la propriété privée n’est pas une mesure spécifiquement socialiste, mais avant tout bourgeoise, permettant de parachever la révolution bourgeoise-démocratique.

Conjuguée avec la jouissance égale de la terre, elle constitue l’étape la plus révolutionnaire, la plus extrême de cette révolution, mais tout en étant donc, suivant l’expression de Lénine, « le fondement le plus parfait du point de vue du développement du capitalisme, elle est en même temps le régime agraire le plus souple pour le passage au socialisme ». La faiblesse des critiques de R. Luxemburg à l’égard du programme agraire des bolcheviks (La Révolution russe) porte précisément sur les points suivants : en premier lieu, elle n’a pas souligné que « la prise immédiate de la terre par les paysans » tout en n’ayant absolument rien de commun avec une société socialiste – ce en quoi nous sommes parfaitement d’accord – représentait cependant une étape inévitable et transitoire (surtout en Russie) du capitalisme au socialisme, et bien qu’elle ait dû considérer que c’était « la formule la plus courte, la plus simple et la plus lapidaire pour atteindre un double but : briser la grande propriété et attacher du premier coup les paysans au gouvernement révolutionnaire et que, comme mesure politique pour la consolidation du gouvernement socialiste prolétarien, c’était une tactique de premier ordre », ce qui était évidemment l’élément fondamental de la situation. En second lieu, elle n’a pas mis en évidence que le mot d’ordre « la terre aux paysans », repris par les bolcheviks du programme des socialistes révolutionnaires avait été appliqué sur la base de la suppression intégrale de la propriété privée foncière et non pas, comme R. Luxemburg l’affirme, sur la base du passage de la grande propriété foncière à une multitude de petites propriétés paysannes individuelles. Il n’est pas juste de dire (il suffit de revoir les décrets sur la nationalisation) que le partage des terres s’est étendu aux grandes exploitations techniquement développées, puisque celles-ci ont au contraire, dans la suite, formé la structure des « sovkhozes » ; elles étaient, il est vrai, fort peu importantes par rapport à l’ensemble de l’économie agraire.

Remarquons, en passant, que R. Luxemburg en traçant son programme agraire, passait sous silence l’expropriation intégrale du sol qui faisait cependant place nette aux mesures ultérieures, tandis qu’elle visait uniquement la nationalisation de la grande et moyenne propriété.

Enfin, en troisième lieu, R. Luxemburg s’est bornée à montrer les côtés négatifs du partage des terres (mal inévitable), à dénoncer qu’il ne pouvait supprimer « mais seulement accroître l’inégalité sociale et économique au sein de la paysannerie, y aggraver les oppositions de classes », alors que ce fut justement le développement de la lutte des classes à la campagne qui permit au pouvoir prolétarien de se consolider en attirant à lui les prolétaires et semi-prolétaires paysans et que se forma la prémisse sociale qui, avec une ferme direction de la lutte, aurait étendu de plus en plus l’influence du prolétariat et assuré sa victoire à la campagne. R. Luxemburg sous-estima incontestablement cet aspect politique du problème agraire et le rôle fondamental qu’avait à jouer le prolétariat, s’appuyant sur la domination politique et la possession de la grande industrie.

Il serait vain de méconnaître que le prolétariat russe se trouvait devant des données extrêmement complexes. Du fait de la dispersion innombrable des petits paysans, les effets de la nationalisation se trouvèrent très limités. Il ne faut pas oublier que la collectivisation du sol n’entraîne pas nécessairement celle des moyens de production qui y sont rattachés. Ce ne fut vrai en Russie que pour 8 %. seulement de ces derniers tandis que 96 % restèrent la possession privée des paysans alors que, par contre, dans l’industrie, la collectivisation atteignit 89 % des forces productives, 97 % en y ajoutant les chemins de fer, et 99 % pour l’industrie lourde seule (g).

Bien que l’outillage agricole ne représentât qu’un peu plus du tiers de l’outillage total, il existait là une base étendue pour un développement favorable des rapports capitalistes, en tenant compte de la masse énorme des paysans. Et il est évident qu’au point de vue économique, l’objectif central capable de contenir et de résorber ce développement ne pouvait être que l’organisation de la grande production agricole industrialisée, à technique élevée. Mais cela était subordonné à l’industrialisation générale et, par conséquent, à l’aide prolétarienne des pays avancés. Pour ne pas se laisser enfermer dans le dilemme : périr ou apporter des outils et des objet de consommation aux petits paysans, le prolétariat – tout en faisant le maximum pour amener l’équilibre entre la production agricole et la production industrielle – avait donc à porter son effort principal sur le terrain de la lutte des classes à la campagne, aussi bien qu’à la ville, avec devant lui, toujours, la perspective du rattachement de cette lutte au moment révolutionnaire mondial. S’allier au paysan pauvre pour lutter contre le paysan capitaliste tout en poursuivant, l’anéantissement des petits producteurs, seule condition pour créer la production collective, voilà la tâche apparemment paradoxale qui s’imposait an prolétariat dans la politique au village.

Pour Lénine, cette alliance était seule capable de sauvegarder la révolution prolétarienne jusqu’à l’insurrection d’autres prolétariats, mais elle impliquait, non pas la capitulation du prolétariat devant la paysannerie, mais l’unique condition pour vaincre l’hésitation petite bourgeoisie des paysans oscillant entre la bourgeoisie et le prolétariat de par leur situation économique et sociale et leur incapacité de mener une politique indépendante, et finalement les entraîner dans le procès du travail collectif. « Anéantir » les petits producteurs ne signifie pas les écraser par la violence mais, comme le disait Lénine (en 1918) « les aider à aller jusqu’au capitalisme « idéal » car l’égalité dans la jouissance du sol, c’est le capitalisme porté à son idéal au point de vue du petit producteur ; en même temps, il faut leur faire toucher du doigt les côtés défectueux de ce système et la nécessité du passage à la culture collective. » Il n’est pas étonnant que durant les trois années terribles de guerre civile, la méthode expérimentale n’ait pu éclairer la conscience « socialiste » des paysans russes. Si, pour garder la terre contre les bandes blanches, ils soutinrent le prolétariat, ce fut au prix de leur appauvrissement économique et des réquisitions, vitales pour l’État prolétarien.

Et la NEP, bien que rétablissant un champ d’expérience plus normal, dut aussi rétablir la « liberté et le capitalisme » mais ce fut surtout en faveur des paysans capitalistes, rançon énorme qui fit dire à Lénine qu’avec l’impôt en nature, « les koulaks allaient pousser là où ils ne pouvaient pousser auparavant ». Sous la direction du centrisme, incapable de résister à cette pression de la bourgeoisie renaissante sur l’appareil économique, les organes étatiques et le parti, mais incitant au contraire les paysans moyens à l’enrichissement, rompant avec les paysans pauvres et le prolétariat, le résultat ne pouvait être que celui que nous connaissons. Coïncidence parfaitement logique : 10 ans après l’insurrection prolétarienne, le déplacement considérable du rapport des forces en faveur des éléments bourgeois correspondit à l’introduction des plans quinquennaux sur la réalisation desquels allait se greffer une exploitation inouïe du prolétariat.

La révolution russe a tenté de résoudre le problème complexe des rapports entre prolétariat et paysannerie. Elle a échoué non parce que, en l’occurrence, une révolution prolétarienne ne pouvait, parait-il, aboutir, et qu’on se trouvait uniquement en présence d’une révolution bourgeoise, ainsi que les Otto Bauer et autres Kautsky se sont plus à nous affirmer, mais parce que les bolcheviks n’étaient pas armés des principes de gestion fondés sur l’expérience historique, qui leur auraient assuré la victoire économique et politique.

Pour avoir exprimé et dégagé l’importance politique du problème agraire, la révolution russe représente toutefois un apport à la somme des acquisitions historiques du prolétariat mondial. Il faut ajouter que les thèses du 2ème Congrès de l’I.C. sur cette question ne paraissent pas pouvoir être maintenues intégralement et que notamment le mot d’ordre de « la terre aux paysans » doit être réexaminé et restreint dans sa portée.

En s’inspirant des travaux de Marx sur la Commune de Paris et développés par Lénine, les marxistes ont réussi à faire la nette démarcation entre le centralisme exprimant la forme nécessaire et progressive de l’évolution sociale et ce centralisme oppressif cristallisé dans l’État bourgeois. Tout en s’appuyant sur le premier, ils luttèrent pour la destruction du second. C’est sur cette position matérialiste indestructible qu’ils ont vaincu scientifiquement l’idéologie anarchiste. Et pourtant, la révolution russe a fait rebondir cette célèbre controverse qui paraissait bien enterrée.

Maintes critiques qui s’en inspirèrent ont cru pouvoir rejeter la responsabilité de l’évolution contre-révolutionnaire de l’URSS, notamment sur le fait que le centralisme économique et social ne fut pas aboli en même temps que la machine étatique du capitalisme et remplacé par un sorte de système « d’auto-détermination des masses ouvrières ». C’était en somme exiger du prolétariat russe, pour ce qui était de sa conscience sociale, qu’il fît le saut par dessus la période transitoire, tout comme lorsqu’on préconisait la suppression de la valeur, du marché, des inégalités de salaires et autres scories bourgeoises. Autrement dit, c’était confondre deux notions du Centralisme, absolument opposées dans le temps, en même temps que rejoindre – qu’on le voulut ou non – l’opposition utopique des anarchistes à « l’autoritarisme » régissant toute la période transitoire (bien que sous des formes dégressives). Il est abstrait d’opposer le principe d’autonomie au principe d’autorité. Comme le faisait remarquer Engels, en 1873, ce sont des notions toutes relatives liées à l’évolution historique et au processus de la production.

Sur la base d’une évolution qui va du communisme primitif, au capitalisme impérialiste et « retournera » au communisme civilisé, les formes organiques centralisées du « cartellisme » et de la « trustisation » capitalistes poussent sur l’autonomie sociale primitive pour se diriger vers « l’administration des choses », qui est bien l’organisation « anarchique » en dépit du fait que l’autorité y résistera quand même dans une certaine mesure, mais sera « restreinte aux seules limites à l’intérieur desquelles les conditions de la production la rendent inévitable » (Engels). L’essentiel est donc de ne pas vouloir brûler utopiquement les étapes, ni de croire qu’on a changé la nature du centralisme et le principe d’autorité lorsqu’on en aura changé le nom. Les internationalistes hollandais, par exemple, n’ont échappé ni à l’analyse fondée sur l’anticipation sociale ni à la « commodité » théorique qu’une telle analyse assure (cf. leur ouvrage déjà cité, Essai sur le développement de la société communiste).

Leur critique du centralisme sur la base de l’expérience russe fut d’autant plus facile qu’elle s’attacha uniquement à la phase du « communisme de guerre » engendrant la dictature bureaucratique sur l’économie, alors que nous savons que, par après, la NEP favorisa, au contraire, une large « décentralisation » économique. Les bolcheviks auraient « voulu » supprimer le marché (nous savons qu’il n’en fut rien) en y substituant le Conseil économique supérieur et, ainsi, ils porteraient la responsabilité d’avoir transformé la dictature du prolétariat en dictature sur le prolétariat. Donc, pour les camarades hollandais, parce que en fonction des nécessités de la guerre civile le prolétariat russe dut s’imposer un appareil économique et politique centralisé et simplifié à l’extrême, il aurait perdu le contrôle de sa dictature alors que justement, dans le même temps, il exterminait politiquement la classe ennemie. À cet aspect politique de la question, qui pour nous est fondamental, les camarades hollandais ne se sont malheureusement pas attardés !

D’autre part, répudiant l’analyse dialectique en sautant l’obstacle du centralisme, ils en sont arrivés à se payer réellement de mots eu considérant non la période transitoire, la seule intéressant les marxistes du point de vue des solutions pratiques, mais la phase évoluée du communisme. Il est dès lors facile de parler d’une « comptabilité sociale générale en tant que centrale économique où affluent tous les courants de la vie économique, mais qui n’a pas la direction de l’administration ni le droit de disposition sur la production et la répartition qui n’a que la disposition d’elle-même » ( !) (p. 100-101).

Et ils ajouteront que « dans l’association des producteurs libres et égaux, le contrôle de la vie économique n’émane pas de personnes ou d’instances mais résulte de l’enregistrement public du cours réel de la vie économique. Cela signifie : la production est contrôlée par la reproduction » (p. 135) ; autrement dit : « la vie économique se contrôle par elle-même au moyen du temps de production social moyen. » ( !)

Avec de telles formulations, les solutions relatives à la gestion prolétarienne ne peuvent évidemment avancer d’un pas, car la question brûlante qui se pose au prolétariat n’est pas de chercher à deviner le mécanisme de la société communiste, mais la voie qui y conduit.

Les camarades hollandais ont, il est vrai, proposé une solution immédiate : pas de centralisation économique ni politique qui ne peut revêtir que des formes oppressives, mais le transfert de la gestion aux organisations d’entreprises qui coordonnent la production au moyen d’une « loi économique générale ». Pour eux, l’abolition de l’exploitation (donc des classes) ne paraît pas se réaliser dans un long processus historique, enregistrant une participation sans cesse croissante des masses à l’administration sociale, mais dans la collectivisation des moyens de production, pourvu que celle-ci implique pour les conseils d’entreprises le droit de disposer, et de ces moyens de production, et du produit social. Mais outre qu’il s’agit ici d’une formulation qui contient sa propre contradiction, puisqu’elle revient à opposer la collectivisation intégrale (propriété à tous, mais à personne en particulier) à une sorte de « collectivisation » restreinte, dispersée entre groupes sociaux (la société anonyme est aussi une forme partielle de collectivisation), elle ne tend tout simplement qu’à substituer une solution juridique (le droit de disposition des entreprises) à l’autre solution juridique qu’est l’expropriation de la bourgeoisie. Or, nous avons vu précédemment que cette expropriation de la bourgeoisie n’est que la condition initiale de la transformation sociale (encore que la collectivisation intégrale ne soit pas immédiatement réalisable), alors que la lutte des classes se poursuit, comme avant la Révolution, mais sur des hases politiques qui permettent au prolétariat de lui imprimer un cours décisif.

L’analyse des internationalistes hollandais s’éloigne incontestablement du marxisme parce qu’elle ne met jamais en évidence cette vérité, pourtant fondamentale, que le prolétariat est encore obligé de supporter le « fléau » de l’État jusqu’à la disparition des classes, c’est-à-dire jusqu’à l’abolition du capitalisme mondial. Mais souligner une telle nécessité historique, c’est admettre que les fonctions étatiques se confondent encore temporairement avec la centralisation, bien que celle-ci, sur la base de la destruction de la machine oppressive du capitalisme, ne s’oppose plus nécessairement au développement de la culture et de la capacité de gestion des masses ouvrières. Au lieu de rechercher la solution de ce développement dans les limites des données historiques et politiques, les internationalistes hollandais ont cru la trouver dans une formule d’appropriation à la fois utopique et rétrograde qui, de plus, n’est pas aussi nettement opposée au « droit bourgeois » qu’ils pourraient se l’imaginer. De plus, si on admet que le prolétariat, dans son ensemble n’est nullement préparé culturellement à résoudre par « lui-même » les problèmes complexes de gestion sociale (et c’est une réalité s’appliquant au prolétariat le plus avancé comme au plus inculte) que vaut alors concrètement le « droit de disposition » sur les usines et la production qui lui serait « garanti » ?

Les ouvriers russes ont eu effectivement les usines en mains et ils n’ont pas pu les gérer. Cela signifie-t-il qu’ils n’avaient pas à exproprier les capitalistes ni à prendre le pouvoir ? Auraient-ils dû « attendre » d’avoir pu se mettre à l’école du capitalisme occidental, d’avoir acquis la culture de l’ouvrier anglais ou allemand ?… S’il est vrai que ceux-ci sont déjà cent fois plus aptes à affronter les tâches gigantesques de la gestion prolétarienne que ne l’était l’ouvrier russe en 1917, il est également vrai qu’il leur est impossible de forger, dans l’ambiance pestilentielle du capitalisme et de l’idéologie bourgeoise, une conscience sociale « intégrale » qui, pour leur permettre de résoudre « par eux-mêmes » tous les problèmes posés, devrait être celle-là même qu’ils posséderont seulement dans le communisme achevé. Historiquement, c’est le parti qui concentre cette conscience sociale et encore ne peut-il la développer que sur la base de l’expérience ; c’est-à-dire qu’il n’apporte pas des solutions toutes faites, mais qu’il les élabore au feu de la lutte sociale, après (surtout après) comme avant la Révolution. Et dans cette tâche colossale, loin de s’opposer au prolétariat, le parti se confond avec lui, parce que sans la collaboration active et grandissante des masses, il doit lui-même devenir la proie des forces ennemies. « L’administration par tous » est la pierre d’achoppement de toute révolution prolétarienne. Mais l’Histoire pose la seule alternative : ou bien nous commençons la révolution socialiste « avec les hommes tels qu’ils sont aujourd’hui et qui ne se passeront ni de subordination ni de contrôle ni de contremaître ni de comptables » (Lénine) ou bien la Révolution ne sera pas.

Au chapitre traitant de l’État transitoire, nous avions déjà rappelé que l’État doit son existence à la division de la société en classes. Dans le communisme primitif, il n’y avait pas d’État. Dans le communisme supérieur, il n’y en aura pas davantage. L’État disparaîtra avec l’objet qui l’a fait naître : l’exploitation de classe. Mais tant que l’État existe, quel qu’il soit il conserve ses traits spécifiques, il ne peut changer de nature et ne peut pas ne pas être l’État, c’est-à-dire un organisme oppressif, coercitif, corruptif. Ce qui change, dans le cours de l’Histoire, c’est sa fonction. Au lieu d’être l’instrument des maîtres d’esclaves, il sera celui des féodaux, puis celui de la bourgeoisie. Il sera l’instrument de fait de la conservation des privilèges de la classe dominante. Celle ci ne pourra donc être menacée par son propre État, mais par de nouveaux privilèges se développant au sein de la société au profit d’une classe montante. La révolution politique qui s’ensuivra sera la conséquence juridique d’une transformation de la structure économique déjà amorcée, triomphe de la nouvelle forme d’exploitation sur l’ancienne. C’est pourquoi la classe révolutionnaire, sur la base des conditions matérielles qu’elle aura fondées et consolidées au sein de l’ancienne société pendant des siècles pourra sans crainte ni méfiance, s’appuyer sur son État qui ne sera que le perfectionnement du précédent pour organiser et développer son système de production. Cela est d’autant plus vrai pour la classe bourgeoise qu’elle est la première classe dans l’histoire exerçant une domination mondiale et que son État concentre tout ce qu’une classe exploiteuse peut accumuler de moyens d’oppression. Il n’y a pas opposition mais collusion intime, indestructible entre la bourgeoisie et son État. Cette solidarité ne s’arrête pas à des frontières nationales, elle les déborde, parce qu’elle dépend de racines profondes dans le capitalisme international.

Au contraire, avec la fondation de l’État prolétarien, le rapport historique entre la classe dominante et l’État se trouve modifié. Il est vrai que l’État prolétarien, bâti sur les ruines de l’État bourgeois est cependant l’instrument de la domination du prolétariat. Cependant il ne se pose pas en défenseur de privilèges sociaux dont les bases matérielles auraient été jetées à l’intérieur de la société bourgeoise, mais en destructeur de tout privilège. Il exprime un nouveau rapport de domination (de la majorité sur la minorité) comme un nouveau rapport juridique (l’appropriation collective). Par contre, puisqu’il reste sous l’influence du climat de la société capitaliste (parce qu’il ne peut y avoir de simultanéité dans la révolution), il est encore représentatif « du droit bourgeois ». Celui-ci vît toujours, non seulement dans le déroulement social et économique, mais dans le cerveau de millions de prolétaires. C’est ici que se révèle la dualité de l’État transitoire : d’une part, comme arme dirigée contre la classe expropriée, il révèle son côté « fort » ; d’autre part, comme organisme appelé, non pas à consolider un nouveau système d’exploitation mais à les abolir tous, il découvre son côté « faible » parce que, par nature et par définition, il tend à redevenir le pôle d’attraction des privilèges capitalistes. C’est pourquoi, alors qu’entre la bourgeoisie et l’État bourgeois il ne peut y avoir d’antagonisme, il en surgit un entre le prolétariat et l’État transitoire.

Ce problème historique trouve son expression négative dans le fait que l’État transitoire peut fort bien être amené à jouer un rôle contre-révolutionnaire dans la lutte internationale des classes, alors qu’il conserve le type prolétarien si les bases sociales sur lesquelles il a été édifié ne sont pas modifiées. Le prolétariat ne peut s’opposer au développement de cette contradiction latente que par la politique de classe de son parti et l’existence vigilante de ses organisations de masses (syndicats, soviets, etc.) au moyen desquelles il exercera un contrôle indispensable sur l’activité étatique et défendra ses intérêts spécifiques. Ces organisations ne pourront disparaître qu’avec la nécessité qui les a fait naître, c’est-à-dire la lutte des classes. Une telle conception s’inspire uniquement des enseignements marxistes, car la notion de l’antidote prolétarien dans l’État transitoire a été défendue par Marx et Engels aussi bien que par Lénine, ainsi que nous l’avons établi précédemment.

La présence agissante d’organismes prolétariens est la condition pour que l’État reste asservi au prolétariat et non le témoignage qu’il s’est retourné contre les ouvriers. Nier le dualisme contradictoire de l’État prolétarien, c’est fausser la signification historique de la période de transition.

Certains camarades considèrent, au contraire, que cette période doit exprimer l’identification des organisations ouvrières avec l’État (camarade Hennaut, « Nature et évolution de l’État russe » – Cf. Bilan, n° 34, p. 1124). Les internationalistes hollandais vont même plus loin lorsqu’ils disent que puisque « le temps de travail est la mesure de la répartition du produit social et que la distribution entière reste en dehors de toute « politique », les syndicats n’ont plus aucune fonction dans le communisme et la lutte pour l’amélioration des conditions d’existence a cessé » (p. 115 de leur ouvrage).

Le centrisme également est parti de cette conception que, puisque l’État soviétique était un État ouvrier, toute revendication des prolétaires devenait un acte d’hostilité envers « leur » État, justifiant ainsi l’assujettissement total des syndicats et comités d’usines au mécanisme étatique.

Si maintenant, sur la base des considérations qui précèdent, nous disons que l’État soviétique a conservé un caractère prolétarien, bien qu’il soit dirigé contre le prolétariat, s’agit-il là seulement d’une distinction subtile, n’ayant rien de commun avec la réalité et que nous-mêmes nous répudierons en rejetant la défense de l’URSS ? Non ! Et nous croyons que cette thèse doit être maintenue : en premier lieu parce qu’elle est juste du point de vue de la théorie du matérialisme historique ; en second lieu parce que les conclusions sur l’évolution de la Révolution russe que l’on peut en tirer ne sont pas viciées dans leurs prémisses du fait qu’est niée l’identification entre le prolétariat et l’État et qu’aucune confusion n’est créée entre le caractère de l’État et sa fonction.

Mais si l’État soviétique n’était plus un État prolétarien, que serait-il ? Les négateurs ne s’évertuent pas à faire la démonstration qu’il s’agit d’un État capitaliste, car ils s’y buteraient. Mais réussissent-ils mieux en parlant d’État bureaucratique et en découvrant en la bureaucratie russe une classe dominante tout à fait originale dans l’histoire, se rapportant aussi a un nouveau mode d’exploitation et de production… En vérité, une telle explication tourne le dos au matérialisme marxiste.

Bien que la bureaucratie ait été l’instrument indispensable au fonctionnement de tout système social, il n’existe aucune trace dans l’Histoire d’une couche sociale qui ne soit transformée en une classe exploiteuse, pour son propre compte. Les exemples abondent cependant de bureaucraties puissantes et omnipotentes au sein d’une société ; mais jamais elles ne se confondirent avec la classe agissant sur la production, si ce n’est sous des formes individuelles. Dans Le Capital, Marx, traitant de la colonisation aux Indes, montre que la bureaucratie y apparut sous les traits de la « Compagnie des Indes Orientales » ; que celle-ci eut des attaches économiques avec la circulation – non avec la production – tandis qu’elle exerça réellement le pouvoir politique, mais pour le compte du capitalisme métropolitain.

Le marxisme a fourni une définition scientifique de la classe. Si l’on s’y tient, il faut pouvoir affirmer que la bureaucratie russe n’est pas une classe, encore moins une classe dominante, étant donné qu’il n’existe pas de droits particuliers sur la production en dehors de la propriété privée des moyens de production et qu’en Russie, la collectivisation subsiste dans ses fondements. Il est bien vrai que la bureaucratie russe consomme une large portion du travail social : mais il en fut ainsi pour tout parasitisme social qu’il ne faut pas confondre pour cela avec l’exploitation de classe.

S’il est incontestable qu’en Russie, le rapport social exprime une exploitation colossale des ouvriers, celle-ci ne résulte pas de l’exercice d’un droit de propriété individuel ou de groupe, mais de tout un processus économique et politique dont la bureaucratie n’est même pas la cause, mais une manifestation, encore que secondaire d’après nous, tandis que cette évolution est le produit de la politique du centrisme qui se révéla incapable de contenir la poussée des forces ennemies à l’intérieur comme sur le terrain international. C’est ici que réside l’originalité du contenu social en Russie, due à une situation historique sans précédent : l’existence d’un État prolétarien au sein du monde capitaliste.

L’exploitation du prolétariat grandit dans la mesure où la pression des classes non prolétariennes s’exerça et s’accrut sur l’appareil étatique, puis sur l’appareil du parti, et par répercussion sur la politique du parti.

Il n’est nul besoin de justifier cette exploitation par l’existence d’une classe bureaucratique vers laquelle serait revenu le surtravail spolié aux ouvriers. Mais il faut l’expliquer par l’influence ennemie sur les déterminations du parti qui, par surcroît, s’intégrait dans le mécanisme étatique au lieu de poursuivre sa mission politique et éducative au sein des masses. Trotski (L’Internationale Communiste après Lénine) souligna le caractère de classe du joug pesant de plus en plus sur le parti : collusion unissant tous les gens de l’appareil du parti ; soudure entre de nombreux chaînons de celui-ci d’une part et de la bureaucratie de l’État, les intellectuels bourgeois, la petite bourgeoisie, les koulaks d’autre part ; pression de la bourgeoisie mondiale sur le mécanisme des forces agissantes. C’est pourquoi les racines de la bureaucratie et les germes de la dégénérescence politique sont à rechercher dans ce phénomène social d’interpénétration du parti et de l’État aussi bien que dans une situation internationale défavorable, et non dans le « communisme de guerre » qui porta la puissance politique du prolétariat à son plus haut niveau, pas plus que dans la NEP. Ce fut à la fois une expression des connivences et le régime normal de l’économie prolétarienne. Sauf que dans son Staline, aperçu historique du Bolchevisme, Souvarine renversa le rapport réel entre le parti et l’État en considérant que ce fut l’emprise mécanique de l’appareil du parti qui s’exerça sur tous les rouages de l’État. Il caractérisa très justement la révolution russe comme « une métamorphose du régime qui s’accomplit peu à peu à l’insu de ses bénéficiaires, sans aspect prémédité ni plan préconçu, par le triple effet de l’inculture générale, de l’apathie des masses épuisées et de l’effort des bolcheviks pour maîtriser le chaos » (p. 245).

Mais alors, si les révolutionnaires ne veulent pas sombrer dans un fatalisme qui serait aux antipodes du marxisme, si de « l’immaturité » des conditions matérielles et de « l’incapacité » culturelle des masses, ils ne veulent pas déduire que la révolution russe ne fut pas une révolution prolétarienne (alors que les conditions historiques et objectives existaient et existent toujours sur le plan mondial pour la révolution prolétarienne, ce qui est la seule base valable du point de vue marxiste), il faudra bien qu’ils concentrent leur attention sur l’élément central du problème à résoudre : le facteur politique, c’est-à-dire, le parti, instrument indispensable au prolétariat du point de vue des nécessités historiques. Il faudra bien aussi qu’ils en arrivent à conclure que, dans la révolution, la seule forme d’autorité possible pour le parti, est la forme dictatoriale. Et qu’on n’essaye pas de rétrécir le problème en le ramenant à une opposition irréductible entre la dictature du parti et le prolétariat parce qu’alors on ne fait que tourner le dos à la révolution prolétarienne elle-même. Nous le répétons, la dictature du parti est une expression inévitable de la période transitoire, dans un pays puissamment développé par le capitalisme comme dans la plus retardataire des colonies. La tâche fondamentale des marxistes est précisément d’examiner, en se fondant sur la gigantesque expérience russe, sur quelles bases politiques cette dictature peut être maintenue au service du prolétariat, c’est-à-dire comment la révolution prolétarienne peut et doit se déverser dans la révolution mondiale.

Malheureusement, les « fatalistes » en puissance n’ont même pas essayé de l’aborder. D’autre part, si la solution n’a pas encore beaucoup progressé, les difficultés tiennent autant à l’isolement pénible des faibles noyaux révolutionnaires qu’à la complexité énorme des données du problème. En réalité, celui-ci pose essentiellement la liaison du parti avec la lutte des classes, en fonction de laquelle doivent être résolues les questions d’organisation et de vie intérieure du parti.

Les camarades de Bilan ont eu raison de s’attacher dans leurs recherches à deux activités du parti, considérées comme fondamentales pour la préparation de la révolution (ainsi que l’histoire du parti bolchevik le démontre) : la lutte fractionnelle intérieure et la lutte au sein des organisations de masses. La question est de savoir si ces formes d’activité doivent disparaître ou se transformer radicalement après la révolution, dans une situation où la lutte de classe ne s’atténue nullement mais se développe tout en prenant d’autres aspects. Ce qui est évident, c’est qu’aucune méthode, aucune formule organisatoire ne peut empêcher la lutte de classes d’exercer sa répercussion à l’intérieur du parti, par la croissance de tendances ou de fractions.

« L’unité à tout prix » de l’opposition russe trotskiste, tout comme le « monolithisme » du Centrisme font fin de la réalité historique. Par contre, la reconnaissance des fractions nous parait être beaucoup plus dialectique. Mais simple affirmation ne résout pas le problème, elle ne fait que le poser ou plutôt le reposer dans toute son ampleur. Les camarades de Bilan seront certainement d’accord pour dire que quelques phrases lapidaires ne sont pas une solution. Il reste à examiner à fond comment la lutte des fractions et l’opposition des programmes qui en résulte peuvent se concilier avec la nécessité d’une direction homogène et d’une discipline révolutionnaire. De même il faut voir dans quelle mesure la liberté des fractions à l’intérieur des organisations syndicales peut coïncider avec l’existence du parti unique du prolétariat. Il n’est pas exagéré de dire que de la réponse donnée dépend pour une grande part le sort des révolutions prolétariennes à venir.


(fin)

Il nous reste à examiner quelques normes de gestion économiques qui, d’après nous, conditionnent le lien du parti avec les masses, base du renforcement de la dictature du prolétariat.

Il est vrai, pour tout système de production, qu’il ne peut se développer que sur la base de la reproduction élargie, c’est-à-dire, de l’accumulation de richesses. Mais un type de société se manifeste moins par ses formes et manifestations extérieures que par son contenu social, par les mobiles qui dominent dans la production, c’est-à-dire, par les rapports de classe. Dans l’évolution historique, les deux processus, interne et externe, se meuvent d’ailleurs en une constante contradiction. Le développement capitaliste a démontré à l’évidence que la progression des forces productives engendrait en même temps son contraire, le recul des conditions matérielles du prolétariat, phénomène qui se traduisit par la contradiction entre la valeur d’échange et la valeur d’usage, entre la production et la consommation. Nous avons déjà indiqué ailleurs que le système capitaliste ne fut pas un système progressiste par nature, mais par nécessité (sous l’aiguillon de l’accumulation et de la concurrence). Marx souligna ce contraste en disant que le « développement de la force productive n’a d’importance que dans la mesure où il accroît le surtravail de la classe ouvrière et non pas dans la mesure où il diminue le temps nécessaire à la production matérielle. » (Le Capital, Tome X).

En partant de la constatation valable pour tous les types de sociétés, à savoir que le surtravail est inévitable, le problème se concentre donc essentiellement sur le mode d’appropriation et la destruction du surtravail, la masse de surtravail et sa durée, le rapport de cette masse avec le travail total, enfin le rythme de son accumulation. Et immédiatement, nous pouvons mettre en évidence cette autre remarque de Marx que « la véritable richesse de la société et la possibilité d’un élargissement continu du procès de reproduction ne dépend pas de la durée du surtravail, mais de sa productivité et des conditions, plus ou moins avantageuses où cette productivité travaille. » (Le Capital, Tome XIV.) Et il ajoute que la condition fondamentale pour l’instauration du « régime de la liberté », c’est la réduction de la journée de travail.

Ces considérations nous permettent d’apercevoir la tendance qui doit être imprimée à l’évolution de l’économie prolétarienne. Elles nous autorisent également à rejeter la conception qui voit la preuve absolue du « socialisme » dans l’accroissement des forces productives. Elle fut non seulement défendue par le Centrisme, mais aussi par Trotski : « le libéralisme fait semblant de ne pas voir les énormes progrès économiques du régime soviétique, c’est-à-dire les preuves concrètes des avantages incalculables du socialisme. Les économistes des classes dépossédées passent tout simplement sous silence les rythmes de développement industriel sans précédent dans l’histoire mondiale. » (Lutte des classes, juin 1930).

Nous l’avons déjà mentionné au début de ce chapitre, cette question de « rythme » resta au premier plan des préoccupations de Trotski et de son Opposition alors qu’elle ne répond en rien à la mission du prolétariat, laquelle consiste à modifier le mobile de la production et non à accélérer son rythme sur la misère du prolétariat, tout comme cela se passe dans le capitalisme. Le prolétariat a d’autant moins de raisons de s’attacher au facteur « rythme » que, d’une part, il ne conditionne en rien la construction du socialisme, puisque celui-ci est d’ordre international et que, d’autre part, son néant sera révélé par l’apport de la haute technique capitaliste à l’économie socialiste mondiale.

Quand nous posons comme tâche économique primordiale la nécessité de changer le mobile de la production, c’est-à-dire de l’orienter vers les besoins de la consommation, nous en parlons évidemment comme d’un procès et non comme d’un produit immédiat de la Révolution. La structure même de l’économie transitoire, telle que nous l’avons analysée, ne peut engendrer cet automatisme économique, car la survivance du « droit bourgeois » laisse subsister certains rapports sociaux d’exploitation et la force de travail conserve encore, dans une certaine mesure, le caractère de marchandise. La politique du parti, stimulée par l’activité revendicative des ouvriers, au travers de leurs organisations syndicales doit précisément tendre à abolir la contradiction entre force de travail et travail, qui fut développée à l’extrême par le capitalisme. En d’autres termes, à l’usage capitaliste de la force de travail en vue de l’accumulation de capital doit se substituer l’usage « prolétarien » de cette force de travail vers des besoins purement sociaux, ce qui favorisera la consolidation politique et économique du prolétariat.

Dans l’organisation de la production, l’État prolétarien doit donc s’inspirer, avant tout, des besoins des masses, développer les branches productives qui peuvent y répondre, en fonction évidemment des conditions spécifiques et matérielles qui prévalent dans l’économie envisagée.

Si le programme économique élaboré reste dans le cadre de la construction de l’économie socialiste mondiale, par conséquent reste relié à la lutte internationale des classes, l’État prolétarien pourra d’autant mieux se confiner dans sa tâche de développer la consommation. Par contre, si ce programme prend un caractère autonome visant directement ou indirectement au « socialisme national », une part croissante du surtravail s’engloutira dans la construction d’entreprises qui, dans l’avenir, ne trouveront pas leur justification dans la division internationale du travail ; par contre ces entreprises seront appelées inévitablement à devoir produire des moyens de défense pour « la société socialiste » en construction. Nous verrons que c’est là précisément le sort qui échut à la Russie soviétique.

Il est certain que toute amélioration de la situation matérielle des masses prolétariennes dépend en premier lieu de la productivité du travail, et celle-ci du degré technique des forces productives, par conséquent de l’accumulation. Elle est liée, en second lieu, au rendement du travail correspondant à l’organisation et à la discipline au sein du procès du travail. Tels sont les éléments fondamentaux, tels qu’ils existent aussi dans le système capitaliste, avec cette caractéristique que là les résultats concrets de l’accumulation sont détournés de leur destination humaine au profit de l’accumulation « en soi ». La productivité du travail ne se traduit pas en objets de consommation, mais en capital.

Il serait vain de se dissimuler que le problème est loin d’être résolu par la proclamation d’une politique tendant à élargir la consommation. Mais il faut commencer par l’affirmer parce qu’il s’agit d’une directive majeure qui s’oppose irréductiblement à celle poussant au premier plan l’industrialisation et sa croissance accélérée et sacrifiant inévitablement une ou plusieurs générations de prolétaires (le Centrisme l’a déclaré ouvertement). Or, un prolétariat « sacrifié », même pour des objectifs qui peuvent paraître correspondre à son intérêt historique (la réalité en Russie a démontré qu’il n’en était cependant rien) ne peut constituer une force réelle pour le prolétariat mondial ; il ne peut que s’en détourner, sous l’hypnose des objectifs nationaux.

Il y a, il est vrai, l’objection qu’il ne peut y avoir élargissement de la consommation sans accumulation, et d’accumulation sans un prélèvement plus ou moins considérable sur la consommation. Le dilemme sera d’autant plus aigu qu’il correspondra à un développement restreint des forces productives et à une médiocre productivité du travail. C’est dans ces pires conditions que le problème se posa en Russie et qu’une des manifestations les plus dramatiques en fut le phénomène des « ciseaux ».

Toujours sur la base des considérations internationalistes que nous avons développées, il faut donc affirmer (si l’on ne veut pas tomber dans l’abstraction) que les tâches économiques du prolétariat, dans leur diminution historique, sont primordiales. Les camarades de Bilan, animés par la juste préoccupation de mettre en évidence le rôle de l’État prolétarien sur le terrain mondial de la lutte des classes, ont singulièrement rétréci l’importance du problème en question, en considérant que « les domaines économique et militaire (h) ne pourront être qu’accessoires et de détail dans l’activité de l’État prolétarien, alors qu’il sont d’un ordre essentiel pour une classe exploiteuse » (Bilan, p. 612). Nous le répétons, le programme est déterminé et limité par la politique mondiale de l’État prolétarien, mais cela étant établi, il reste que le prolétariat n’aura pas de trop de toute sa vigilance et de toute son énergie de classe pour seulement essayer de trouver la solution essentielle à ce redoutable problème de la consommation qui conditionnera quand même son rôle de « simple facteur de la lutte du prolétariat mondial ».

Les camarades de Bilan commettent, d’après nous, une autre erreur (i) en ne faisant pas la distinction entre une gestion tendant à la construction du « socialisme » et une gestion socialiste de l’économie transitoire, en déclarant notamment que « loin de pouvoir envisager la possibilité de la gestion socialiste de l’économie dans un pays (…), nous devons commencer par proclamer l’impossibilité même de cette gestion socialiste ». Mais, qu’est-ce qu’une politique qui poursuit le relèvement des conditions de vie des ouvriers si ce n’est une politique de gestion véritablement socialiste visant précisément à renverser le processus de la production par rapport au processus capitaliste. Dans la période de transition, il est parfaitement possible de faire surgir ce nouveau cours économique d’une production s’effectuant pour les besoins, alors même que les classes survivent.

Mais il reste que le changement du mobile de la production ne dépend pas uniquement de l’adoption d’une politique juste, mais surtout de la pression sur l’économie des organisations du prolétariat comme de l’adaptation de l’appareil productif à ses besoins. En outre, l’amélioration des conditions de vie ne tombe pas du ciel. Elle est fonction du développement de la capacité productive, qu’il soit la conséquence de l’augmentation de la masse de travail social, d’un rendement plus grand du travail, résultant de sa meilleure organisation ou encore de la plus grande productivité du travail donné par des moyens de production plus puissants.

Pour ce qui est de la masse de travail social – si nous supposons invariable le nombre d’ouvriers occupés – nous avons dit qu’elle est donnée par la durée et l’intensité d’emploi de la force de travail. Or ce sont justement ces deux fonctions alliées à la baisse de valeur de la force de travail comme effet de sa plus grande productivité, qui déterminent le degré d’exploitation imposé au prolétariat dans le régime capitaliste.

Dans la phase transitoire, la force de travail conserve encore, il est vrai, son caractère de marchandise dans la mesure où le salaire se confond avec la valeur de la force-travail ; par contre elle dépouille ce caractère dans la mesure où le salaire se rapproche de l’équivalent du travail total fourni par l’ouvrier (abstraction étant faite du surtravail nécessaire aux besoins sociaux).

À l’encontre de la politique capitaliste, une véritable politique prolétarienne, pour augmenter les forces productives, ne peut certainement pas se fonder sur le surtravail qui proviendrait d’une plus grande durée ou d’une plus grande intensité du travail social, qui, sous sa forme capitaliste, constitue la plus-value absolue. Elle se doit, au contraire, de fixer des normes de rythme et de durée de travail compatibles avec l’existence d’une véritable dictature du prolétariat et elle ne peut que présider à une organisation plus rationnelle du travail, à l’élimination du gaspillage des activités sociales, bien que dans ce domaine les possibilités pour augmenter la masse de travail utile soient vite épuisées.

Dans ces conditions, l’accumulation « prolétarienne » doit trouver sa source essentielle dans le travail devenu disponible par une technique plus élevée.

Cela signifie que l’accroissement de la productivité du travail pose l’alternative suivante : ou bien une même masse de produits (ou valeurs d’usage) détermine une diminution du volume total de travail consommé, ou bien si ce dernier reste invariable (ou même s’il diminue suivant l’importance du progrès technique réalisé) la quantité de produits à répartir augmentera. Mais dans les deux cas, une diminution du surtravail relatif (relatif par rapport au travail strictement nécessaire à la reproduction de la force de travail) peut parfaitement se conjuguer avec une plus grande consommation et se traduire par conséquent par une hausse réelle des salaires et non pas fictive comme dans le capitalisme. C’est dans l’utilisation nouvelle de la productivité qu’apparaît la supériorité de la gestion prolétarienne sur la gestion capitaliste plutôt qu’au travers de la compétition entre les prix de revient, base sur laquelle le prolétariat doit être inévitablement battu, comme nous l’avons déjà indiqué.

C’est en effet le développement de la productivité du travail qui précipite le capitalisme dans sa crise de décadence où, d’une façon permanente (et plus seulement au cours de crises cycliques), la masse des valeurs d’usage s’oppose à la masse des valeurs d’échange. La bourgeoisie est débordée par l’immensité de sa production et elle ne peut l’écouler vers les immenses besoins insatisfaits, sous menace de suicide.

Dans la période de transition, la productivité du travail est certes encore loin de répondre à la formule « à chacun selon ses besoins », mais cependant la possibilité de pouvoir l’utiliser intégralement, à des fins humaines, renverse les données du problème social. Marx avait déjà établi qu’avec la production capitaliste, la productivité du travail reste bien au dessous du maximum théorique. Par contre, après la révolution, il devient possible de réduire, puis de supprimer l’antagonisme capitaliste entre le produit et sa valeur si la politique prolétarienne tend non pas à ramener le salaire à la valeur de la force travail – méthode capitaliste qui détourne le progrès technique au profit du capital – mais à l’élever de plus en plus au dessus de cette valeur, sur la base même de la productivité développée.

Il est évident qu’une certaine fraction du surtravail relatif ne peut retourner directement à l’ouvrier, en vertu des nécessités mêmes de l’accumulation sans laquelle il n’y a pas de progrès technique possible. Et encore une fois se repose le problème du rythme et du taux de l’accumulation. Et s’il parait se résoudre à une question de mesure, l’arbitraire sera en tout cas exclu sur la base principielle délimitant les tâches économiques du prolétariat, telle que nous l’avons définie.

D’autre part, il va de soi que la détermination du taux de l’accumulation relève du centralisme économique et non pas de décisions des producteurs dans leurs entreprises, suivant l’opinion des internationalistes hollandais (p. 116 de leur ouvrage cité). Ils sont d’ailleurs fort peu convaincus de la valeur pratique d’une telle solution, puisqu’ils la font suivre immédiatement de cette considération que le « taux d’accumulation ne peut être laissé au libre jugement des entreprises séparées et c’est le Congrès général des conseils d’entreprises qui déterminera la norme obligatoire », formule qui répond somme toute à du centralisme déguisé.

Si nous nous reportons maintenant à ce qui s’est réalisé en Russie, alors éclate toute l’imposture du Centrisme faisant découler la suppression de l’exploitation du prolétariat de la collectivisation des moyens de production. On enregistre ce phénomène historique que le processus de l’économie soviétique et celui de l’économie capitaliste, tout en partant de bases différentes, ont fini par confluer et par se diriger ensemble vers la même issue : la guerre impérialiste. Tous deux se déroulent sur le fond d’un prélèvement croissant de plus-value qui ne retourne pas à la classe ouvrière. En URSS, le procès de travail est capitaliste par sa substance, sinon par ses aspects sociaux et les rapports de production. On y pousse à l’augmentation de la masse de plus-value absolue, obtenue par l’intensification du travail qui a pris les formes du « stakhanovisme ». Les conditions matérielles des ouvriers ne sont nullement solidaires des améliorations techniques et du développement des forces productives, et en tout cas la participation relative du prolétariat au patrimoine social n’augmente pas, mais diminue ; phénomène analogue à celui qu’engendre constamment le système capitaliste, même dans ses plus belles périodes de prospérité. Nous manquons d’éléments pour établir dans quelle mesure est réel l’accroissement de la part absolue des ouvriers.

En outre, il se pratique une politique d’abaissement des salaires qui tend à substituer des ouvriers non qualifiés (provenant de l’immense réservoir de la paysannerie) aux prolétaires qualifiés qui sont en même temps les plus conscients.

À la question de savoir où s’engloutit cette masse énorme de surtravail, on donnera la réponse facile qu’elle va en majeure partie à la « classe » bureaucratique. Mais une telle explication est démentie par l’existence même d’un énorme appareil productif qui reste bel et bien propriété collective et au regard duquel les beefsteaks, automobiles et villas des bureaucrates font piètre figure !! Les statistiques officielles et autres, aussi bien que les enquêtes, confirment cette disproportion énorme – qui va croissant – entre la production des moyens de production (outillage, bâtiments, travaux publics, etc.) et celle des objets de consommation destinés à la « bureaucratie » comme à la masse ouvrière et paysanne, même en y englobant la consommation sociale. S’il est vrai que c’est la bureaucratie qui, en tant que classe, dispose de l’économie et de la production et s’approprie le surtravail, on n’explique pas comment ce dernier se transforme dans sa plus grande partie en richesse collective et non en propriété privée. Ce paradoxe ne peut être expliqué qu’en découvrant pourquoi cette richesse, tout en restant dans la communauté soviétique, s’oppose à celle-ci, par sa destination. Signalons qu’aujourd’hui un phénomène semblable se déroule au sein de la société capitaliste, c’est-à-dire que la majeure partie de la plus-value ne s’écoule pas dans la poche des capitalistes mais s’accumule en biens qui ne restent propriété privée que du point de vue purement juridique. La différence, c’est qu’en URSS le phénomène ne prend pas un caractère proprement capitaliste. Les deux évolutions partent également d’une origine différente : en URSS, elle ne surgit pas d’un antagonisme économique, mais politique, d’une scission entre le prolétariat russe et le prolétariat international ; elle se développe sous le drapeau de la défense du « socialisme national » et de son intégration au mécanisme du capitalisme mondial. Par contre, dans les pays capitalistes, l’évolution se déplace sous le signe de la décadence de l’économie bourgeoise. Mais les deux développements sociaux aboutissent à un objectif commun : la construction d’économies de guerre (les dirigeants soviétiques se vantent d’avoir édifié la plus formidable machine de guerre du monde). Telle nous parait être la réponse à « l’énigme russe ». Cela explique pourquoi la défaite de la Révolution d’Octobre ne provient pas du bouleversement du rapport de force entre les classes, à l’intérieur de la Russie, mais sur l’arène internationale.

Examinons quelle est la politique qui orienta le cours de la lutte des classes vers la guerre impérialiste plutôt que vers la révolution mondiale.

Pour certains camarades, nous l’avons déjà dit, la révolution russe ne fut pas prolétarienne et son évolution réactionnaire était préjugée du fait qu’elle fut réalisée par un prolétariat culturellement arriéré (bien que par sa conscience de classe, il se plaça à l’avant-garde du prolétariat mondial) qui, par surcroît, dut diriger un pays retardataire. Nous nous bornerons à opposer une telle attitude fataliste à celle de Marx, vis-à-vis de la Commune : bien que celle-ci exprimât une immaturité historique du prolétariat à prendre le pouvoir, Marx lui attribue cependant une portée immense et il y puisa des enseignements féconds et progressifs dont s’inspirèrent précisément les bolcheviks en 1917. Tout en agissant de même vis-à-vis de la révolution russe, nous n’en déduisons pas pour cela que les futures révolutions seront la reproduction photographique d’octobre, mais nous disons qu’octobre, par ses traits fondamentaux se retrouvera dans ces révolutions, en nous souvenant uniquement de ce que Lénine entendait par « valeur internationale de la révolution russe » (dans La maladie infantile du communisme). Un marxiste ne « refait » évidemment pas l’histoire mais il l’interprète pour forger des armes théoriques au prolétariat, pour lui éviter la répétition d’erreurs et lui faciliter le triomphe final sur la bourgeoisie. Rechercher les conditions qui auraient placé le prolétariat russe dans la possibilité de vaincre définitivement c’est donner à la méthode marxiste d’investigation toute sa valeur parce que c’est permettre d’ajouter une pierre à l’édifice du matérialisme historique.

S’il est vrai que le reflux de la première vague révolutionnaire contribua à « isoler » temporairement le prolétariat russe, nous croyons que ce n’est pas là qu’il faut chercher la cause déterminante de l’évolution de l’URSS, mais dans l’interprétation qui fut donnée par la suite des événements de cette époque et de la fausse perspective qui en découla, quant à l’évolution du capitalisme, à l’époque des guerres et des révolutions. La conception de la « stabilisation » du capitalisme engendra naturellement par la suite la théorie du « socialisme en un seul pays » et par voie de conséquence la politique « défensiste » de l’URSS.

Le prolétariat international devint un instrument de l’État prolétarien pour sa défense contre une agression impérialiste, tandis que la révolution mondiale passait à l’arrière plan en tant qu’objectif concret. Si Boukharine parle encore de celle-ci en 1925, c’est parce que « la révolution mondiale a pour nous cette importance, qu’elle représente la seule garantie contre les interventions, contre une nouvelle guerre ».

Il s’élabora ainsi une théorie de la « garantie contre les interventions » dont l’I.C. s’empara pour devenir l’expression des intérêts particuliers de l’URSS et non plus des intérêts de la révolution mondiale. La « garantie » on ne la chercha plus dans la liaison avec le prolétariat international mais dans la modification du caractère et du contenu des rapports de l’État prolétarien avec les États capitalistes. Le prolétariat mondial restait seulement une force d’appoint pour la défense du « socialisme national ».

Pour ce qui est de la N.E.P., en nous basant sur ce que nous avons dit précédemment, nous ne pensons pas qu’elle offrit un terrain spécifique pour une inévitable dégénérescence, bien qu’elle détermina une recrudescence très grande des velléités capitalistes au sein de la paysannerie notamment, et que par exemple, sous le signe du centrisme, l’alliance (smytchka) avec les paysans pauvres dans laquelle Lénine voyait un moyen pour raffermir la dictature prolétarienne, devint un but, en même temps qu’une union avec la paysannerie moyenne et le koulak.

Contrairement à l’opinion des camarades de Bilan, nous ne croyons pas non plus que l’on peut inférer des déclarations de Lénine basées sur la N.E.P., qu’il aurait préconisé une politique affranchissant l’évolution économique russe du cours de la révolution mondiale.

Au contraire, pour Lénine, la N.E.P. signifiait une politique d’attente, de répit, jusqu’à la reprise de la lutte internationale des classes : « quand nous adoptons une politique qui doit durer de longues années, nous n’oublions pas un seul instant que la révolution internationale, la rapidité et les conditions de son développement peuvent tout modifier ». Pour lui il s’agissait de rétablir un certain équilibre économique, moyennant rançon aux forces capitalistes (sans quoi la dictature croulait), mais non de « faire appel à la collaboration des classes ennemies en vue de la construction des fondements de l’économie socialiste. » (Bilan, p. 724.).

Tout comme il nous paraît injuste de faire de Lénine un partisan du « socialisme en un seul pays » sur la base d’un document apocryphe.

Par contre, l’opposition russe « trotskiste » contribue à accréditer l’opinion que la lutte se cristallisait entre les États capitalistes et l’État soviétique. En 1927, elle considérait comme inévitable la guerre des impérialistes contre l’URSS juste au moment où l’I.C. arrachait les ouvriers de leurs positions de classe pour les lancer sur le front de la défense de l’URSS en même temps qu’elle présidait à l’écrasement de la révolution chinoise. Sur cette base, l’opposition s’engagea sur la voie de la préparation de l’URSS – « bastion du socialisme » – à la guerre. Cette position équivalait à sanctionner théoriquement l’exploitation des ouvriers russes en vue de la construction d’une économie de guerre (plans quinquennaux). L’Opposition alla même jusqu’à agiter le mythe de l’unité à « tout prix » du parti, comme condition de la victoire militaire de l’URSS. En même temps elle était équivoque sur la lutte « pour la paix » ( !) en considérant que l’URSS devait chercher à « retarder la guerre », à payer même une rançon pendant qu’il fallait « préparer au maximum toute l’économie, le budget, etc. en prévision d’une guerre » et considérer la question de l’industrialisation comme décisive pour assurer les ressources techniques indispensables pour la défense (Plate-forme).

Par la suite Trotski, dans sa Révolution permanente, reprit cette thèse de l’industrialisation sur le rythme « le plus rapide », qui représentait, paraît-il une garantie contre les « menaces du dehors » en même temps qu’elle aurait favorisé l’évolution du niveau de vie des masses. Nous savons d’une part, que la « menace du dehors » se réalisa, non par la « croisade » contre l’URSS, mais par l’intégration de celle-ci au front de l’impérialisme mondial ; d’autre part, que l’industrialisme ne coïncida nullement avec une meilleure existence du prolétariat, mais avec son exploitation la plus effrénée, sur la base de la préparation à la guerre impérialiste.

Dans la prochaine révolution, le prolétariat vaincra, indépendamment de son immaturité culturelle et de la déficience économique, pourvu qu’il mise, non sur la « construction du socialisme », mais sur l’épanouissement de la guerre civile internationale.

Mitchell


Notes de l’auteur

a. Les fondements de la production et de la distribution communiste, dont Bilan a publié un résumé du camarade Hennaut (Numéros 19, 20, 22).

b. À cet égard, nous indiquons qu’un lapsus s’est glissé dans le résumé du camarade Hennaut qui dit ceci : « Et contrairement à ce que certains imaginent, cette comptabilité s’applique non seulement à la société communiste qui a atteint un niveau de développement très élevé, mais elle s’applique à toute société communiste – donc dès le moment où les travailleurs ont exproprié les capitalistes – quel que soit le niveau qu’elle a atteint » (Bilan, p. 657).

c. Nous avons jugé utile de reproduire par après le texte intégral de la Critique de Gotha qui se rapporte à la répartition, parce que nous considérons que chaque terme y revêt une importance capitale.

d. Marx entend ici par « valeur du travail », la quantité de travail social fourni par le producteur car il va de soi que, puisque le travail crée la valeur, qu’il en forme la substance, il n’a pas lui-même de valeur car, comme le fait remarquer Engels, il s’agirait dans ce cas d’une valeur de la valeur et ce serait comme si on voulait donner un poids à la pesanteur ou une température quelconque à la chaleur.

e. Nous ne visons évidemment pas ici les formes de « Stakhanovisme » qui ne sont qu’un produit monstrueux du Centrisme.

f. Le scepticisme affiché aujourd’hui par certains communistes internationalistes ne peut nullement ébranler notre conviction à ce sujet. Le camerade Hennaut, dans Bilan (n° 34, p. 1124) déclare froidement que : « La révolution bolchevique a été faite par le prolétariat mais n’a pas été une révolution prolétarienne ». Une telle affirmation est tout simplement stupéfiante lorsqu’on la rapproche de cette constatation historique d’une révolution « non prolétarienne » qui parvient à forger l’arme prolétarienne la plus redoutable (l’Internationale Communiste) qui jusqu’ici ait menacé la bourgeoisie mondiale.

g. Situation en 1925.

h. Nous sommes d’accord avec les camarades de Bilan pour dire que la défense de l’État prolétarien ne se pose pas sur le terrain militaire mais sur le plan politique, par sa liaison avec le prolétariat international.

i. Qui n’est peut-être que de pure formulation, mais qu’il importe de relever quand même parce qu’elle se relie à leur tendance à minimiser les problèmes économiques.


Notes de l’éditeur

1. Crises et cycles dans l’économie du capitalisme agonisant, Bilan, 1934, n° 10, août, p. 348-359; Bilan, 1934, n° 11, p.386-394.

2. Les « n.d.l.r. » (notes de la rédaction) sont de Bilan.

3. Sic ! Probablement tome I, chapître 14; plus loins encore de tels références.


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Compiled by Vico, 30 January 2016