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Antonie Pannekoek Archives

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Thème : La solution économique pour la période de transition du capitalisme vers le communisme


Introduction / Paul Mattick, 1970


De ce texte il existe plusieurs traductions, qu’on donne tous ici dans tous les trois versions connues ; le status de ces traductions et versions restent à déterminer ; tous les versions ont été corrigés typographiquement. On s’excusent pour la dèsorganisation français ; nous avons besoin des francophones pour mette un peu d’ordre dedans.


Préface aux Grundprinzipien kommunistischer Produktion und Verteilung / Paul Mattick (1970, traduction de 1971)


Source : Pantopolis , 19 juin 2018, d’après la traduction française, dans : Informations et correspondances ouvrières  (i.c.o.), n° 101, supplément, Montpellier, 1971 (traduit de l’allemand).
Source original : Grundprinzipien kommunistischer Produktion und Verteilung : Kollektivarbeit der Gruppe Internationaler Kommunisten (Holland), 1930 / Einleitung von Paul Mattick – Berlin-Wilmersdorf : Rüdiger Blankertz Verlag (Institut für Praxis und Theorie des Rätekommunismus), 1970. – 176 S. – p. i-xvii.


Le travail collectif qui a pour titre Principes fondamentaux de la production et de la distribution communistes parut en 1930, il y a donc quarante ans. Ses auteurs, membres du Groupe des communistes internationalistes de Hollande (g.i.c.), se rattachaient au mouvement des conseils.

Les conseils ouvriers avaient fait leur première apparition lors de la révolution russe de 1905. Selon Lénine ils avaient déjà en puissance, dès cette époque, la possibilité de prendre le pouvoir politique, même si dans la réalité ils en étaient encore au stade de la révolution bourgeoise. Pour Trotsky, les conseils, à l’opposé des partis politiques, représentaient l’organisation du prolétariat par lui-même. Le Hollandais Anton Pannekoek voyait dans le mouvement des conseils cette auto-organisation qui lui permettrait d’assurer sa domination de classe et son règne sur la production.

La révolution de 1905 vaincue, les conseils disparurent, et avec eux tout intérêt pour cette nouvelle forme d’organisation; partis politiques et syndicats traditionnels avaient de nouveau le champ libre au sein du mouvement ouvrier. La révolution russe de 1917 devait ramener les conseils au premier plan dans le mouvement ouvrier international, mais on ne les considérait plus comme une expression de l’organisation spontanée des ouvriers révolutionnaires, mais plutôt comme un moyen de lutte devenu nécessaire face à l’attitude contre-révolutionnaire de l’ancien mouvement ouvrier.

La première guerre mondiale et l’écroulement de la deuxième internationale marquant la fin de la première période du mouvement ouvrier. Ce qu’on pouvait déjà voir depuis assez longtemps, c’est-à-dire l’intégration du mouvement ouvrier dans la société bourgeoise, devenait maintenant manifeste. Le mouvement ouvrier n’était plus un mouvement révolutionnaire, mais un mouvement d’ouvriers cherchant sa place au sein du capitalisme. Ce n’étaient pas seulement les dirigeants mais aussi les ouvriers qui avaient perdu toute volonté de détruire le capitalisme et qui par conséquent se contentaient de l’action syndicale au sein de ce système. Les possibilités limitées, laissées aux partis et aux syndicats au sein de la société bourgeoise, suffisaient et en fait correspondaient aux intérêts réels de la classe ouvrière. Et c’était tout ce qu’on pouvait espérer, car un capitalisme en développement continu exclut l’existence de tout mouvement révolutionnaire réel.

Mais la conception idyllique d’une évolution du capitalisme dans une harmonie des classes, qui était à la base du réformisme, ne put résister aux contradictions capitalistes qui se faisaient jour dans les crises et les guerres. L’idée révolutionnaire, qui, jusqu’alors, avait été l’apanage idéologique d’une minorité radicale au sein du mouvement ouvrier, atteignait les grandes masses : la guerre mettait à nu la nature réelle du capitalisme, et pas du capitalisme tout seul, mais aussi des organisations ouvrières qui s’y étaient développées. Celles-ci n’étaient plus aux mains des ouvriers ; elles ne se souciaient de ces derniers que dans la mesure où il fallait pour assurer l’existence de leur bureaucratie. Les fonctions mêmes de ces organisations exigent le maintien du système capitaliste et c’est pourquoi elles ne peuvent éviter de s’opposer à toute lutte sérieuse contre ce système. Un mouvement révolutionnaire a donc besoin de formes d’organisation qui aillent au-delà du capitalisme, qui restaurent la direction perdue des ouvriers sur leur organisation et qui ne regroupent pas seulement une partie des ouvriers, mais les ouvriers en tant que classe.

Le mouvement des conseils fut une première tentative de construire des formes d’organisation adaptées à la révolution prolétarienne.

La révolution russe, comme la révolution allemande, trouva son expression organisationnelle dans le mouvement des conseils.

Mais ce mouvement dans les deux cas se montra incapable de conserver le pouvoir politique et de l’utiliser pour construire une économie socialiste. Si, en Russie, l’échec du mouvement des conseils est certainement dû au retard tant politique qu’économique de ce pays, celui du mouvement allemand résulte certainement de l’absence de volonté des mas­ ses ouvrières de construire le socialisme par des méthodes révolutionnaires. Pour ces ouvriers, cette construction était une tâche de gouvernement, et non une tâche des ouvriers eux-mêmes, et le mouvement des conseils décréta sa propre mort en rétablissant la démocratie bourgeoise.

Le parti bolchévique prit le pouvoir politique grâce au mot d’ordre « tout le pouvoir aux soviets » ; mais il n’en partageait pas moins la conviction social-démocrate que la réalisation du socialisme est affaire d’État et non des Conseils. Si en Allemagne aucune forme de socialisation ne se développa, en Russie l’État bolchévique abolit la propriété privée capitaliste, sans pour autant donner le droit de gestion aux ouvriers. Du point de vue de ceux-ci, le résultat en était un capitalisme d’État qui ne changeait en rien leur situation dans la société et qui continuait, et continue encore aujourd’hui, à leur réserver leur place d’exploités, même si c’était au bénéfice d’une nouvelle classe privilégiée en formation. Ainsi le socialisme ne pourrait se réaliser ni par l’action d’un État réformateur au sein de la démocratie bourgeoise, ni par le nouvel État bolchévique révolutionnaire.

Mais même abstraction faite de cette immaturité objective et subjective de la situation, les voies menant au socialisme restaient mal tracées. La théorie socialiste en général se bornait à la critique du capitalisme, à la détermination de la stratégie et d e la tactique de la lutte de classe au sein de la société bourgeoise. Lorsqu’on discutait du socialisme lui-même, c’était pour estimer que les voies du socialisme étaient déjà inscrites dans le capitalisme. Marx, lui-même, n’avait laissé que quelques remarques de principe sur le caractère de la société socialiste; il estimait en effet de peu d’intérêt d’essayer de faire des prédictions sur l’avenir au-delà de ce qui est déjà contenu dans le passé et le présent.

Mais, contrairement aux conceptions qui avaient eu cours jusque-là, Marx n’avait pas manqué de souligner que le socialisme n’est pas l’affaire de l’état mais de la société. Selon lui, le socialisme, « association des producteurs libres et égaux » n’a besoin de « l’État », c’est-à-dire de la « dictature du prolétariat », que pour s’établir. Avec sa consolidation, la dictature du prolétariat en tant qu’État devra disparaître. La conception social-démocrate, réformiste comme révolutionnaire, identifiait contrôle d’État et contrôle social, si bien que le concept d’une « association des producteurs libres et égaux » perdait sa signification originelle. Cette conception ne considérait pas comme signes précurseurs du socialisme au sein du capitalisme une auto-organisation possible de la production et de la distribution par les producteurs eux-mêmes, mais les découvrait dans les tendances à la concentration et à la centralisation, qui trouveront leur aboutissement dans la domination de l’État sur l’économie tout entière. C’est cette conception du socialisme que partageait la bourgeoisie; et cette conception qu’elle combattait et qu’elle réfutait, la considérant comme illusoire.

La fin d’un mouvement historique important comme celui des conseils ne veut pas dire pour autant qu’il ne peut pas réapparaitre dans une nouvelle situation révolutionnaire. Sa défaite elle-même est pleine d’enseignements. La tâche des communistes de conseils après la défaite de la révolution, ce n’était pas de se livrer à la propagande pour le système des conseils, mais plutôt de tenter de mettre à jour les manques et les erreurs du mouvement. Une des faiblesses, et peut-être la plus importante, de celui-ci c’était le fait que les conseils n’avaient pas une conscience bien claire de leurs tâches dans l’organisation de la production et de la distribution socialistes. Les conseils ouvriers apparaissent tout d’abord au niveau de l’entreprise, et ce sont donc les entreprises qui doivent servir de point de départ à la coordination sociale et à la concentration de la vie économique, grâce auxquelles les producteurs pourront eux-mêmes disposer de leur propre production.

Les Principes fondamentaux de la production et de la distribution communistes furent la première tentative du mouvement des conseils d’Europe occidentale de s’attaquer au problème de la construction du socialisme, sur la base des conseils ouvriers.

Compte tenu des énormes obstacles qui se dressent sur le chemin de la révolution prolétarienne, cet ouvrage, qui traite essentiellement de comptabilité et de calcul économique dans la société communiste, peut, au premier abord, paraître étrange. Comme il est impossible de prévoir les difficultés politiques qui se poseront dans l’édification du socialisme, toute préoccupation à cet égard ne peut rester que spéculative. Il peut en effet être facile ou difficile de dépasser un système social donné; ce dépassement dépend de circonstances qu’on ne peut guère prévoir. Pourtant les Principes fondamentaux ne s’attaquent pas au problème de l’organisation de la révolution elle-même, mais à celui de la phase qui la suit. On ne peut cependant pas prévoir l’état réel de l’économie après la révolution. et par conséquent il est impossible de construire d’avance des programmes de tâches à remplir réellement. Les nécessités de demain seront bien entendu le facteur déterminant. Ce que nous pouvons discuter à l’avance, ce sont les mesures à prendre, les instruments à utiliser pour construire les rapports sociaux souhaités, c’est-à­-dire dans le cas qui nous intéresse, les relations communistes entre les hommes.

Le problème théorique de la production et de la distribution communistes, a été posé sur le plan pratique de la révolution russe. Mais, dès le point de départ, la praxis se trouvait canalisée par cette conception d’un contrôle étatique centralisé que partageaient les deux branches de la social-démocratie. Toutes les discussions sur la réalisation du socialisme et du communisme, ne s’attaquaient jamais au vrai problème, c’est-à-dire celui du contrôle des ouvriers sur leur propre production. On se posait en fait comme question : comment, par quels moyens, réaliser une économie centralisée et planifiée ? Selon la théorie marxienne, le socialisme ne doit connaître ni marché ni concurrence ; on en concluait donc que le socialisme devait être une sorte d’économie naturelle, dont production et distribution seraient réglées par un organisme central travaillant sur des statistiques. La critique bourgeoise se mit à critiquer cette conception, en affirmant qu’une économie rationnelle ne peut fonctionner sous de tels auspices, car la production et la distribution sociales exigent une mesure de la valeur telle que celle qui s’incarne dans les prix du marché.

Nous ne voulons pas ici déflorer la discussion de ce point de vue que font les auteurs des Principes fondamentaux, mais nous dirons seulement qu’ils recherchent la solution de ce problème d’une nécessité du calcul économique, dans le temps de travail social moyen utilisé comme base et de la production et de la distribution. Ils envisagent en détail l’application pratique de cette méthode de calcul et la comptabilité publique qui en résulte. Comme il ne s’agit que d’un moyen pour obtenir un certain résultat, on ne peut le critiquer d’un simple point de vue logique. L’utilisation de ce moyen présuppose la volonté de construire une production et une distribution communistes. Ce préalable admis, rien ne peut s’opposer à l’application d’un tel moyen, même si on peut en imaginer d’autres utilisables dans le communisme.

Pour Marx, toute forme d’économie cherche à « épargner le temps ». Distribution et répartition du travail social nécessaire à la réalisation des besoins de la production et de la consommation font du temps de travail l’unité de mesure de la production en système capitaliste, mais pas de la distribution. Les prix tels qu’ils existent dans le capitalisme, reposent sur la valeur liée au temps de travail. Ce n’est pas là une propriété individuelle d’une marchandise donnée, mais une propriété qui se rattache à la production sociale générale dans laquelle tous les prix ne peuvent refléter que la valeur générale de la production, liée au temps de travail. Les relations de production, c’est-à-dire d’exploitation, du capitalisme, qui sont en même temps des relations de marché, et l’accumulation du capital, motif et moteur de la production capitaliste, excluent tout échange de valeur équivalente liée au temps de travail. Pourtant la loi de la valeur domine l’économie capitaliste et son développement.

On pourrait à partir de là supposer que dans le socialisme la loi de la valeur jouerait encore et qu’il faudrait prendre en cons1dérat1on le temps de travail pour faire fonctionner l’économie de manière rationnelle. Mais ce n’est que dans les conditions capitalistes que le temps de travail devient une « valeur temps de travail », dans ces conditions où la coordination sociale nécessaire de la production est abandonnée au marché et aux relations de propriété privée Sans les relations capitalistes de marché. Il n’y a pas de loi de la valeur, même si de toute façon le temps de travail doit être pris en considération pour adapter la production sociale aux besoins sociaux. C’est dans ce sens que les Principes fondamentaux parlent du temps de travail social moyen.

Les auteurs de cet ouvrage font remarquer que déjà avant eux on avait proposé que le temps de travail soit utilisé comme unité de mesure économique. Mais pour eux ces propositions n’allaient pas assez loin car elles en restaient à la production et ne s’intéressaient pas à la distribution et par là restaient liées au capitalisme. Dans leur conception, le temps de travail social moyen doit être utilisé aussi bien pour la production que pour la distribution. On se heurte cependant ici à une difficulté et à une faiblesse de ce type de calcul à partir du temps de travail. Marx les avait déjà rencontrées, et il n’avait pu les dépasser qu’en proposant la suppression du temps de travail dans le domaine de la distribution dès que serait réalisé le principe communiste « de chacun selon ses capacités à chacun selon ses besoins ».

Dans la Critique du programme de Gotha, Marx explique qu’une distribution égale basée sur le temps de travail amène du même coup de nouvelles inégalités puisque les producteurs diffèrent les uns des autres par leurs capacités au travail et leurs relations privées : certains font plus de travail que d’autres dans le même temps, certains ont des familles à entretenir, d’autres pas, si bien que l’inégalité de la distribution, basée sur le temps de travail, apparait comme une inégalité dans les conditions de consommation. Marx écrit ainsi :

« À égalité de travail et par conséquent à égalité de participation au fonds social de consommation, l’un reçoit effectivement plus que l’autre, l’un est plus riche que l’autre, etc. Pour éviter tous ces inconvénients, le droit devrait être non pas égal mais inégal. »

Mais bien que « ces défauts soient inévitables dans la première phase de la société communiste », Marx ne les considère pas pour autant comme un principe communiste. Quand les auteurs des Principes fondamentaux affirment que leur travail est une application conséquente du processus de pensée marxien, ce n’est vrai que dans la mesure où il s’agit des pensées de Marx qui se rapportent à une phase dans laquelle le principe d’échange domine encore, phase qui doit s’achever par l’avènement du socialisme.

Il allait de soi, selon Marx, que

« la répartition des objets de consommation n’est que la conséquence de la manière dont sont distribuées les conditions de distribution elles-mêmes… Que les conditions matérielles de la production soient la propriété collective des travailleurs eux­ mêmes, une répartition des objets de consommation différente de celle d’aujourd’hui s’en suivra parallèlement. »

Les défauts d’une distribution, fondée sur le temps de travail, ne pouvait dons pas être dépassés par une séparation entre production et distribution : le contrôle de la production par les producteurs sous-entend leur contrôle sur la distribution, tout comme la direction étatique de la distribution – c’est-à-dire la répartition par en haut – contient en elle-même le contrôle étatique de la production. Les auteurs des Principes fondamentaux ont raison d’insister sur le fait que les producteurs ont le droit de disposer de leur production, mais c’est une tout autre affaire d’affirmer que ce droit de disposition doit s’exercer par l’intermédiaire d’une distribution basée sur l’égalité des temps de travail.

Dans les pays capitalistes hautement développés, c’est-à-dire ceux dans lesquels une révolution socialiste est possible, les forces productives ont atteint un niveau suffisant pour produire en excès les objets de consommation. Quand on pense que plus de la moitié de toute la production capitaliste, et toutes les activités non productives qui y sont reliées – sans même tenir compte des moyens de production non utilisés – n’a rien à voir avec la consommation des hommes, mais n’a de « sens » que par rapport à cette société capitaliste irrationnelle, il devient clair que dans les conditions, qui seront celles d’une économie communiste, il sera facile de produire un tel excès de biens de consommation que tout calcul de la participation individuelle deviendra inutile.

Mais la réalisation d’un tel excès de biens de consommation si elle existe potentiellement dès aujourd’hui, présuppose cependant une transformation complète de la production sociale qui doit être fondée sur les besoins réels des producteurs. La transformation, qui fera passer de la production de capital à une production orientée vers la satisfaction des besoins des hommes, apportera avec elle, à n’en pas douter, une transformation du développement industriel et technique, qui ne résultera pas uniquement de la destruction des rapports capitalistes et qui permettra d’assurer l’avenir toujours menacé de l’espèce humaine en général.

Sans doute les Principes fondamentaux insistent-ils avec raison sur le fait que la production sera gouvernée par la reproduction et sans doute le point de départ de la production communiste n’est-il rien d’autre que le point final de la production capitaliste, mais la nouvelle société exige quelque chose de plus ; elle a besoin d’une transformation adéquate des buts et des méthodes de production. Des mesures qui amèneront cette transformation devront être prises, et ce sont les résultats de ces mesures qui détermineront si la distribution sera faite sur la base de la participation à la production ou selon les besoins réels en perpétuelle évolution. Bien plus, il est tout à fait possible qu’une destruction partielle de la base de la production amenée par une lutte de classe liée aux changements sociaux, puisse interdire une distribution sur la base du temps de travail, sans pour autant interdire une distribution égale, par exemple sous la forme d’un rationnement. Cette distribution pourrait d’ailleurs être assurée par les ouvriers eux­ mêmes, directement, sans passer par le truchement de la comptabilité en temps de travail. Les Principes fondamentaux partent, pour ainsi dire, d’un système communiste « normal », c’est-à-dire s’étant déjà imposé complètement et se reproduisant dans sa nouvelle structure. Si telles sont les conditions, une distribution fondée sur le temps de travail apparait superflue.

Il faut d’autre part souligner que le « rapport exact entre producteurs et produits » qu’exigent les Principes fondamentaux, ne porte que sur la partie de la production qui correspond à la consommation publique et à la reproduction de la production sociale. Le processus de socialisation s’exprime par la diminution de la consommation individuelle et l’augmentation de la consommation publique, si bien que le développement communiste tendra de plus en plus à la suppression de la comptabilité en temps de travail dans la distribution. L’économie sans marché exige que les consommateurs s’organisent en communautés en liaison directe avec les organisations d’usines. C’est par l’intermédiaire de ces communautés que les désirs individuels de consommation et par conséquent la production pourront trouver une expression collective. C’est malheureusement cette partie des Principes fondamentaux qui est la moins développée, et c’est dommage car le capitalisme utilise, pour sa propre apologie, la prétendue liberté de l’économie de marché. Il est cependant tout à fait possible que les besoins de la consommation puissent être satisfaits sans l’intermédiaire du marché, et dans la société communiste ce le sera d’autant plus que les déformations, résultant d’une distribution liée à la structure de classe, exigées par le marché, auront été supprimées.

L’exigence d’une « comptabilité exacte » pour la production ne peut être satisfaite ; il ne s’agit en fait que d’une approximation, car le processus de reproduction et celui du travail est soumis à une transformation continuelle. La détermination du temps de travail social moyen, pour la production dans son ensemble, exige un certain temps et le résultat obtenu est déjà rendu caduc par l’état réel atteint par la production. « L’exactitude » se réfère à une étape passée; et ceci est inévitable, même si on tente de réduire le décalage par l’utilisation des moyens modernes de calcul. Donc le temps de travail social moyen est soumis à des variations constantes. Mais cette inexactitude n’est pas un obstacle suffisant pour empêcher un calcul de la production et de la reproduction sociales, qu’elles soient simples ou élargies. Toutefois la situation réelle n’est plus celle sur laquelle on a effectué les calculs, et elle ne peut s’atteindre qu’en tenant compte d’une inadéquation. La comptabilité en temps de travail n’exige pas en fait un accord parfait entre le temps de travail de production obtenu par le calcul et le temps de travail social moyen réel de la production qui en est résultée; il s’agit au contraire du besoin d’ordonner et de distribuer le travail social, et, de par sa nature même, cette opération ne peut être qu’approximative. En fait on n’a pas besoin de plus dans une société communiste.

Les auteurs des Principes fondamentaux veulent organiser la production de sorte que « la relation exacte entre producteur et produit soit la base du processus de production sociale ». Ils y voient le « problème central de la révolution prolétarienne », car ce n’est qu’ainsi que l’on peut éviter la mise en place d’un appareil au-dessus des producteurs. Ce n’est que par la fixation de ce rapport producteur-produit qu’on arrivera à « se passer du travail de dirigeants et des administrateurs dans le domaine de la distribution des produits ». Il est donc question ici de l’autodétermination de la distribution par les producteurs en tant que condition préalable, sine qua non, de la société sans classe. La détermination de cette relation exacte producteur-produit ne peut être que le résultat d’une révolution prolétarienne victorieuse, mettant en place le système des conseils, en tant qu’organisation de la société. Si c’est le cas, il se peut toutefois qu’il ne soit pas nécessaire de régler le processus de production à partir de la distribution. On peut imaginer une distribution des biens de consommation, réglée ou non réglée, sans qu’il y ait apparition de nouvelles couches privilégiées. Par ailleurs, ce n’est pas parce qu’on suppose l’existence d’une norme de distribution que la construction d’une économie communiste s’en trouvera garantie d’une économie qui ne doit pas seulement être réglée à partir de la participation des producteurs au produit social, mais aussi à partir des conditions matérielles de la production sociale.

Dans le système capitaliste, ce n’est qu’apparemment que la production est réglée sur le marché. Sans doute celle-ci doit passer par le marché, mais ce dernier est déterminé par la production du capital. C’est la production de valeur d’échange et l’accumulation du capital qui sont à la base du processus de production. La valeur d’usage de ce qui est produit n’est qu’un moyen pour augmenter la valeur d’échange. Les besoins réels des producteurs ne peuvent être pris en considération que dans la mesure où ils coïncident avec les nécessités de l’accumulation.

La production, en tant que production de plus-value, se règle automatiquement dans l’économie de marché à travers les relations de valeur d’échange ; cette dernière ne s’identifie à la valeur d’usage, que dans des cas fortuits. La société communiste produit pour les besoins, l’usage, et doit, par conséquent, adapter production et distribution aux besoins réels de la société. Pour pouvoir définir une norme de distribution de quelque type que ce soit, il faut, au préalable, que la production soit déjà contrôlée, en pleine conscience, par les hommes. La distribution procède de la production, même si celle-ci est déterminée par les besoins des consommateurs. L’organisation de la production exige beaucoup plus que la détermination exacte du rapport producteur-produit. Elle implique Je contrôle des besoins de la société dans son ensemble, des capacités de production dans leur forme matérielle, ainsi que la distribution du travail social dans une forme appropriée.

Même avec le système des conseils, on ne pourra éviter d’édifier des institutions chargées de fournir une vue d’ensemble des nécessités et des possibilités de la société toute entière.

Les données ainsi obtenues doivent permettre de prendre des décisions qui ne sont pas accessibles aux organisations d’entreprises individuelles. La construction du système des conseils doit être telle qu’elle permette une régulation centrale de la production, sans que pour autant l’auto-détermination des producteurs en soit diminuée. Même au niveau de l’entreprise individuelle, les décisions des ouvriers seront transmises aux conseils pour exécution, sans qu’il y ait nécessairement pour autant domination des conseils sur les ouvriers Dans un cadre plus large, atteignant celui de la production nationale, on peut prendre des mesures organisationnelles qui réalisent la fusion entre l’indépendance des institutions qui « coiffent » les entreprises et Le contrôle des producteurs. Pourtant cette disparition de l’antinomie centraliste-fédéraliste, que recherchent les Principes fondamentaux, ne peut s’obtenir par le simple « enregistrement du processus économique par une comptabilité sociale générale » ; il sera très certainement nécessaire de créer des entreprises spécialisées incorporées au système des conseils, et s’occupant des problèmes de structure de l’économie.

Le rejet par les Principes fondamentaux d’une administration centrale de la production et d’une distribution réglée par l’État découle des expériences faites en Russie; or ces expériences ne reposent pas sur un système de conseils, mais sur le capitalisme d’État. Et, même dans ce dernier cas, production et distribution ne sont pas l’œuvre d’un organisme planificateur, mais de l’État qui se sert de ces organes comme moyen. C’est la dictature politique de l’appareil d’État sur les ouvriers et non la planification de l’économie, qui a mené à une nouvelle exploitation, à laquelle peut, d’ailleurs, très bien participer l’administration de la planification. En l’absence de la dictature politique et de l’appareil d’État, les ouvriers n’auraient pas à se soumettre à l’administration centrale de la production et de la distribution.

Ainsi la première condition d’une production et d’une distribution communiste est l’absence d’un appareil d’État à côté ou au-dessus des conseils : la fonction de l’État, c’est-à-dire la répression des tendances contre-révolutionnaires, doit être le fait des ouvriers eux-mêmes organisés en conseils. Un parti, c’est-à­ dire une partie de la classe ouvrière qui lutte pour le pouvoir, s’établit comme appareil d’État après la conquête de celui-ci ; il cherche alors à soumettre production et distribution à son contrôle, à étendre et perpétuer celui-ci pour maintenir sa position. Si s’établit un contrôle de la majorité par une minorité, alors l’exploitation continue. Le système des conseils ne peut donc tolérer un État à côté de lui, sans abandonner le pouvoir. Mais si un tel pouvoir d’État, séparé, n’existe pas, toute planification, toute distribution ne peut se faire que par le système des conseils. Les organes du plan deviennent eux-mêmes des entreprises, aux côtés des autres entreprises, et qui les rejoignent en une unité supérieure, au sein du système des conseils.

Il faut également mentionner que la classe ouvrière se modifie constamment, et d’abord dans sa composition. Les Principes fondamentaux partent d’un prolétariat industriel rassemblé dans des usines et classe essentielle de la société. Le système des conseils fondé sur les usines détermine la forme de la société et contraint les autres classes, par exemple les paysans indépendants, à s’incorporer dans le système économique. Au cours des quarante dernières années, la classe ouvrière, c’est-à­dire la couche des salariés, s’est évidemment accrue en nombre, mais, relativement à la masse de la population, la proportion des ouvriers d’usine a diminué. Une partie des employés travaille dans les usines aux côtés des ouvriers d’usine; mais l’autre partie se trouve dans les secteurs de l’administration et de la distribution. la production devenant de plus en plus scientifique, il est possible de considérer les universités en partie comme des « usines » car les forces productives issues de la science tendent à supplanter celles liées au travail direct. Si dans le capitalisme la plus-value ne peut être que du surtravail, et ceci quel que soit le niveau de la science, dans le communisme, la richesse sociale s’exprime non pas par une augmentation de travail, mais par une réduction constante du travail nécessaire, due au développement scientifique, maintenant libéré des entraves capitalistes. La production se socialise de façon continue par l’incorporation de masses toujours plus grandes dans le processus de production qui, maintenant, ne peut exister sans une relation et une interpénétration plus étroite de toutes les sortes de travail. Bref, le concept de classe ouvrière s’élargit; il comprend déjà aujourd’hui plus qu’il y a quarante ans. La division du travail, en perpétuelle évolution, contient déjà en elle-même une tendance à la disparition de la séparation entre les professions, entre travail manuel et intellectuel, entre atelier et bureau, entre ouvriers et supérieurs : un processus qui, par l’incorporation de tous les producteurs dans une production orientée vers une socialisation accrue, peut amener à un système de conseils qui, en fait, comprendrait toute la société et, par conséquent, mettrait fin à la domination de classe.

On peut partager la méfiance des Principes fondamentaux envers les dirigeants, spécialistes, scientifiques « qui prétendent dominer la production et la distribution, sans pour autant méconnaître le fait qu’à part les dirigeants, les spécialistes tout comme les scientifiques, sont eux-mêmes des producteurs. C’est le système de conseils qui justement les rend égaux aux autres producteurs, qui leur retire leur situation particulière au sein du capitalisme ». Mais des retours en arrière de la société sont toujours possibles, et il est clair que le système des conseils peut se désagréger. Si par exemple les producteurs se désintéressent de leur auto-détermination, il s’en suit un transfert des fonctions remplies par les conseils à des instances, à l’intérieur du système même, qui s’automatisent par rapport aux producteurs.

Les auteurs des Principes fondamentaux pensent pouvoir éviter ce danger grâce à une « nouvelle forme de comptabilité de la production, fondement général de toute la production ». Mais cette nouvelle comptabilité doit tout d’abord être introduite et il se peut que les effets qu’on en espère puissent être détruits par toute une suite de modifications. Selon la conception des auteurs des Principes fondamentaux, il suffirait d’introduire celle nouvelle comptabilité pour résoudre le problème. Ils s’opposent à la pratique normale du capitalisme d’État, c’est-à-dire « la direction par certaines personnes , et ils prétendent pouvoir l’éviter « à travers le processus concret de la production » dont le contrôle sera assuré par la distribution.

C’est donc le nouveau système de production et de distribution qui garantit, par lui-même, le caractère communiste de la société; mais dans la réalité le processus de production est toujours réalisé par des individus. Dans le système capitaliste, il existe aussi un « processus concret de la production », c’est celui des lois du marché, auxquelles tous les individus sont soumis. Ici le système domine les hommes.

La nature fétichiste du système ne fait que cacher les relations sociales réelles : l’exploitation de l’homme par l’homme. Derrière les catégories économiques se trouvent les classes et les individus. Là où le fétichisme du système est percé à jour apparait la lutte ouverte des classes et des individus. Le communisme est, sans doute, également un système social, mais il ne se trouve pas au-dessus des hommes, car il est directement créé par eux. Il n’a pas de vie propre ni de volonté à laquelle les individus doivent inévitablement se plier : « le processus concret de la production » y est déterminé par les individus, ou plutôt par les individus groupés en conseils.

Les quelques remarques que nous venons de faire, doivent suffire pour faire ressortir que les Principes fondamentaux, ne proposent pas un programme achevé; il s’agit d’un premier essai pour comprendre un peu mieux le problème de la production et de la distribution communistes.

Les Principes fondamentaux traitent d’une situation sociale encore dans le futur, même aujourd’hui, mais ils n’en sont pas moins un document historique permettant de saisir le niveau de la discussion dans le passé. Leurs auteurs s’attachent à discuter les questions de la socialisation qui s’étaient posées il y a un demi-siècle. Certains de leurs arguments ont depuis perdu une partie de leur actualité. La querelle entre économistes « naturalistes » et représentants de l’économie de marché, à laquelle les Principes fondamentaux prirent part, refusant l’une et l’autre, est terminée depuis longtemps. Le socialisme n’est plus, en général, conçu comme une nouvelle société, mais comme une modification du capitalisme. Les partisans de l’économie de marché parlent communément d’une économie de marché planifiée et ceux de l’économie planifiée utilisent l’économie de marché. La détermination de la production à partir de la valeur d’usage n’en exclut pas pour autant une distribution inégale des biens de consommation, par l’intermédiaire d’une manipulation des prix. Les « lois économiques » sont considérées comme indépendantes des structures sociales, et, tout au plus, se querelle-t-on sur la production la plus « économique » de « socialisme » et de « capitalisme ».

Le « principe d’économie », c’est-à-dire le principe de la rationalité économique qui, prétend-on, est à la base de toutes les structures sociales et qu’on peut énoncer ainsi : les buts économiques sont réalisés au moindre coût, n’est rien d’autre, en réalité, que le principe ordinaire du capitalisme, celui de la production de profit qui entraine une exacerbation de l’exploitation. Le « principe d’économie » de la classe ouvrière n’est rien d’autre que la suppression de l’exploitation. C’est de ce « principe économique » que partent les Principes fondamentaux, et jusqu’à présent c’est le seul ouvrage qui s’en soit préoccupé. Négligeant l’exploitation, pourtant flagrante, des ouvriers dans les prétendus pays « socialistes », les bavardages académiques sur le socialisme dans les pays capitalistes, ne s’intéressent qu’au capitalisme d’État. La « propriété socialiste » des moyens de production est toujours comprise comme appropriation par l’État, distribution administrative des biens de consommation, avec ou sans marché, mais décidée par un organisme central. Tout comme dans le capitalisme classique, l’exploitation se trouve deux fois confirmée : par la séparation des producteurs des moyens de production et par la monopolisation de la violence politique Et là où les ouvriers se sont vu accorder ou ont obtenu une sorte de « droit de participation , le mécanisme du marché ajoute à l’exploitation de l’État, l’auto-exploitation.

Quelles que soient les faiblesses des Principes fondamentaux compte tenu de cette situation, ils restent, hier comme aujourd’hui, le point de départ de toute discussion sérieuse et de toute recherche sur la réalisation de la société communiste.

Février 1970.


Préface aux Principes fondamentaux de la production et de la distribution communistes / Paul Mattick (1970, traduction de 2011)


Source : (Dis)continuïté, n° 33 (Mai 2011), traduit de l’italien par Jean-Pierre Lafitte.
Source original : Grundprinzipien kommunistischer Produktion und Verteilung : Kollektivarbeit der Gruppe Internationaler Kommunisten (Holland), 1930 / Einleitung von Paul Mattick – Berlin-Wilmersdorf : Rüdiger Blankertz Verlag (Institut für Praxis und Theorie des Rätekommunismus), 1970. – 176 S. – p. i-xvii.; numérisé par Stive Modica, vérifié par Jacques Hadi à partir de l’anglais.


Principes fondamentaux de production et de distribution communistes (G.I.C., 1930). Introduction / Paul Mattick (1970)


L’oeuvre collective que nous présentons ici, « Grundprinzipien Kommunistischer Produktion und Verteilung » [Principes fondamentaux de production et de distribution communistes] du Gruppe Internationaler Kommunisten Holland, est parue pour la première fois il y a 40 ans. Ses auteurs, le Groupe des Communistes Internationaux de Hollande, appartenaient au mouvement des Conseils. Les Conseils ouvriers sont apparus pour la première fois durant la Révolution russe de 1905. Selon Lénine, ils avaient alors déjà la force de prendre le pouvoir politique, même s’ils agissaient, en réalité, sur le terrain de la révolution bourgeoise. Pour Trotski, les Conseils ouvriers représentaient, contrairement à la vision qu’en avaient eux-mêmes les partis politiques au sein de la classe ouvrière, l’organisation véritable du prolétariat. Le Hollandais Anton Pannekoek voyait dans le mouvement des Conseils ouvriers l’auto-organisation du prolétariat qui l’amènerait à la domination de classe et à la direction de la production. Avec la dégénerescence de la Révolution russe et, avec elle la mort des Conseils ouvriers, l’intérêt pour cette nouvelle forme d’organisation s’est perdu et le champ du mouvement ouvrier fut à nouveau à la disposition des seuls partis politiques et des syndicats traditionnels. Ce fut avec la Révolution russe de 1917 que les Conseils ouvriers montrèrent toute leur force et la perspective qu’ils ouvraient pour le mouvement ouvrier international ; et non pas seulement comme l’expression de l’organisation spontanée des travailleurs révolutionnaires, mais aussi comme moyen nécessaire pour s’opposer à la position contre-révolutionnaire du vieux mouvement ouvrier.

La Première Guerre mondiale et la faillite de la IIe Internationale conclurent la première période du mouvement ouvrier. Ce qui était prévisible depuis longtemps, c’est-à-dire l’intégration du mouvement ouvrier à la société bourgeoise, devint un fait indéniable. Le mouvement ouvrier n’était pas un mouvement révolutionnaire, mais seulement un mouvement d’ouvriers qui cherchait à s’installer à l’intérieur du capitalisme. Non seulement les chefs, mais aussi les travailleurs, n’avaient aucun intérêt à l’abolition du capitalisme et ils étaient donc satisfaits de l’activité syndicale et politique à l’intérieur du capitalisme. Les possibilités limitées des partis et des syndicats à l’intérieur de la société bourgeoise exprimaient les intérêts réels des travailleurs. On ne pouvait pas s’attendre à autre chose, puisqu’un capitalisme en expansion progressive exclut tout véritable mouvement révolutionnaire.

L’idylle d’une possible harmonie des classes au cours du développement capitaliste, sur lequel se fondait le mouvement ouvrier réformiste, se brisa sur les contradictions mêmes du capitalisme. L’idée révolutionnaire, premier bien idéologique d’une minorité radicale à l’intérieur du mouvement ouvrier, se diffusa parmi les grandes masses quand la misère de la guerre mit à nu la vraie nature du capitalisme ; et non seulement celle du capitalisme, mais aussi celle des organisations de travailleurs qui ont grandi dans le capitalisme. Les organisations avaient échappé aux mains des travailleurs, elles n’existaient pour ces derniers que dans la mesure où il était nécessaire de mettre à l’abri l’existence de leur bureaucratie.

Puisque les fonctions de ces organisations sont liées au maintien du capitalisme, elles ne pouvaient pas s’empêcher de s’opposer à toute lutte réelle contre le système capitaliste. Un mouvement révolutionnaire nécessite en effet des formes d’organisation qui mènent au-delà du capitalisme, qui reconstituent le pouvoir des ouvriers sur leurs organisations, lesquelles ne doivent pas comprendre seulement une partie de la classe ouvrière, mais la classe ouvrière toute entière. Le mouvement des Conseils était une première tentative pour construire une forme d’organisation adéquate pour la révolution prolétarienne.

La Révolution russe aussi bien que la Révolution allemande trouvèrent leur expression organisationnelle dans le mouvement des Conseils. Mais, dans les deux cas, ils ne furent pas en mesure d’affirmer leur pouvoir politique, et de l’utiliser pour la construction d’une société socialiste. Tandis que la faillite du mouvement des Conseils russe est à ramener sans aucun doute à l’arriération de la situation sociale et économique de la Russie, la faillite du mouvement allemand était due au manque de volonté des masses des travailleurs pour réaliser le socialisme de façon révolutionnaire. La socialisation était vue comme une tâche du gouvernement et non pas comme une tâche des travailleurs eux-mêmes, et le mouvement des Conseils décréta sa propre fin en rétablissant la démocratie bourgeoise.

Bien que le parti bolchevik ait obtenu le pouvoir avec le mot d’ordre de « Tout le pouvoir aux soviets », il s’en tint à la conception social-démocrate selon laquelle la construction du socialisme était la tâche de l’État et non celle des Conseils. Tandis qu’en Allemagne il n’était entrepris aucune sorte de socialisation, l’État bolchevik détruisit la propriété privée capitaliste, mais sans attribuer aux travailleurs de droit quelconque à disposer de leur production. Pour ce qui concerne les intérêts des travailleurs, le résultat fut une sorte de capitalisme d’État qui laissait inchangée la condition sociale des travailleurs et qui continuait même leur exploitation de la part d’une nouvelle classe privilégiée. Le socialisme n’était réalisable ni par le moyen d’une réforme de l’État démocratique ni par le moyen du nouvel État bolchevik révolutionnaire.

Si on laisse de côté l’immaturité objective et subjective de la situation, les voies possibles qui auraient dû être parcourues pour atteindre le socialisme étaient enveloppées dans l’obscurité. La théorie socialiste tendait de manière générale à la critique du capitalisme, et à la stratégie ainsi qu’à la tactique de la lutte de classe à l’intérieur de la société bourgeoise. La voie au socialisme et sa structure paraissaient déjà préfigurées dans le capitalisme. Marx lui-même n’avait laissé que peu d’indications fondamentales sur le caractère de la société socialiste, étant donné que, effectivement, il n’est pas très productif de s’occuper du futur, de situations qui ne sont déjà pas comprises dans le présent ou dans le passé. Contrairement à ce que soutiennent les interprétations ultérieures, Marx avait toutefois précisé que le socialisme ne concerne pas l’État mais la société. Le socialisme en tant que « association de producteurs libres et égaux » n’avait besoin de l’État, c’est-à-dire de la dictature du prolétariat, que durant sa stabilisation. Avec la consolidation du socialisme, la dictature du prolétariat, entendu comme « État », aurait disparu. En revanche, que ce soit dans la conception réformiste ou bien dans la conception révolutionnaire social-démocrate, il y a eu une identification du contrôle étatique au contrôle social, et l’expression « association de producteurs libres et égaux » perdit sa signification originelle. Ce n’est pas dans l’auto-organisation possible des producteurs dans la production et dans la distribution, mais dans les tendances à la concentration et à la centralisation, typiques du capitalisme, et qui auraient leur conclusion dans une domination de l’État sur l’ensemble de l’économie, que les caractéristiques du futur socialiste qui étaient déjà contenues dans le capitalisme furent envisagées. Cette conception du socialisme avait été tout d’abord admise, et ensuite attaquée par la bourgeoisie qui la taxa d’illusion.

La fin d’un grand mouvement révolutionnaire comme celui des Conseils n’exclut pas d’en attendre une reprise dans une nouvelle situation révolutionnaire. En outre, on peut apprendre des défaites. La tâche des communistes conseillistes, après la révolution perdue, ne consistait pas seulement dans la propagande du système des Conseils, mais aussi dans la recherche des carences à cause desquelles le mouvement avait échoué. Un de ces manques, et peut-être le plus grand, avait été que les Conseils n’étaient pas du tout clairs par rapport à leurs tâches dans une organisation socialiste de la production et de la distribution. Étant donné que le mouvement des Conseils a ses bases dans les usines, celles-ci doivent être aussi le point de départ de la coordination sociale et de la synthèse de la vie économique, et les producteurs doivent pouvoir disposer en elles de ce qu’ils produisent. Ces Principes fondamentaux de production et de distribution communistes furent la première tentative du mouvement des Conseils d’Europe occidentale pour s’occuper du problème de la construction du socialisme sur la base des Conseils.

Si l’on tient compte des immenses difficultés qu’une possible révolution prolétarienne affrontera, cet écrit, qui s’occupe dans sa plus grande partie de l’unité de calcul et de la comptabilité de la société communiste, pourra sembler étrange à première vue. Mais puisqu’on ne peut pas prévoir avec exactitude les particularités des situations politiques difficiles qui nous attendent, on peut seulement se consacrer à des spéculations sur un tel sujet. Il peut être facile ou difficile de détruire un certain système social : cela dépend de conditions qui ne peuvent pas être prévues. Cet écrit ne s’occupe pas de l’organisation de la révolution, mais des problèmes qui la suivront. Puisque, en outre, il n’est pas possible de deviner l’état de l’économie après la révolution, on ne peut pas non plus faire un programme pour les travaux qui devront effectivement être conduits à leur terme en premier. Les nécessités mêmes qui apparaîtront alors seront le facteur décisif. Mais ce qui est possible, c’est de discuter à l’avance des mesures et des instruments nécessaires à l’affirmation de quelques conditions sociales que l’on veut obtenir, et dans ce cas des conditions qui sont considérées comme communistes.

Le problème théorique de la production et de la distribution dans le communisme est devenu un problème pratique à la suite de la Révolution russe. Mais la pratique avait été déterminée à l’avance par la conception du contrôle centralisé de l’État, à laquelle se référaient les deux ailes de la social-démocratie. Les discussions sur la réalisation du socialisme ou du communisme laissaient hors de cause le problème réel, celui du contrôle des travailleurs sur leur production. La question était de savoir comment on pouvait réaliser l’économie planifiée, dirigée par une autorité centrale. Puisque, selon la théorie marxiste. le socialisme ne connaît ni marché. ni concurrence, ni prix, ni argent, le socialisme n’était concevable que comme une économie naturelle dans laquelle, par l’intermédiaire de la statistique, la production aussi bien que la distribution sont déterminées par un service central. C’est à ce point-là qu’intervient la critique bourgeoise avec son affirmation selon laquelle une gestion rationnelle est impossible dans ces conditions étant donné que la production et la distribution ont besoin d’une mesure de la valeur, comme celle qui était donnée par les prix de marché.

Pour ne pas anticiper à cet égard l’exposé qui se trouve dans les Principes fondamentaux de production et de distribution communistes, il suffit de dire que leurs auteurs ont trouvé la solution du problème de l’unité de calcul nécessaire dans le temps de travail social moyen, comme base de la production et de la distribution. L’application pratique de cette méthode de calcul, et la comptabilité publique qui lui est liée, sont démontrées dans le détail. Puisqu’il s’agit seulement de méthodes pour parvenir à des résultats déterminés, le raisonnement semble parfaitement logique. L’utilisation de cette méthode a pour condition nécessaire la volonté d’arriver à une production et une distribution de type communiste. Une fois cette condition vérifiée, rien ne s’opposerait à cette méthode même s’il se peut qu’elle ne soit pas la seule à être adaptée au communisme.

Selon Marx, toute économie est une économie « de temps ». La subdivision et la succession du travail se réalisent en vue des exigences de la production et de la consommation, mais de manière que, dans le capitalisme également, le temps de travail soit la mesure de la production, et aussi de la distribution, la base des prix qui sont de règle dans le capitalisme, il y a des valeurs qui sont liés au temps de travail. (Cette phrase ci-dessus est difficile à comprendre et peut-être incomplète) Mais ces valeurs ne se réfèrent pas à des marchandises particulières, mais à la production sociale dans son ensemble, dans laquelle tous les prix réunis ne peuvent pas être autre chose que la valeur globale de la production, liée au temps de travail. Les rapports de production et d’exploitation dans le capitalisme, qui sont en même temps des rapports de marché, et l’accumulation du capital comme motif et moteur de la production capitaliste, excluent un échange de valeurs équivalentes, lié au temps de travail. Néanmoins, la loi de la valeur domine l’économie capitaliste et son développement.

En partant de ce fait, on peut facilement penser que, dans le socialisme également, la loi de la valeur devrait être valide puisque, là aussi, on doit considérer le temps de travail afin de rendre possible une économie nationale. Mais le temps de travail ne devient valeur du temps de travail que dans des conditions capitalistes, où la coordination sociale nécessaire de la production est sujette au marché et aux rapports de propriété privée. Sans rapports capitalistes de marché, il n’y a aucune loi de la valeur même si, néanmoins, il est encore nécessaire de considérer le temps de travail pour adapter la production sociale aux besoins de la société. C’est dans ce dernier sens que les Principes fondamentaux de production et de distribution communistes parlent de temps de travail social moyen.

Les auteurs font allusion au fait que, même avant eux, le temps de travail avait été proposé comme unité de calcul économique. Ils considèrent ces propositions comme inacceptables parce qu’elles se fondent seulement sur la production et non sur la distribution, et qu’en cela elles restent apparentées au capitalisme. D'après leur point de vue, le temps de travail social moyen devrait avoir de la valeur aussi bien pour la production que pour la distribution. Mais ici, on se heurte à une difficulté et à une faiblesse du calcul du temps de travail dont Marx s’était lui aussi aperçu, et il n’avait pas trouvé d’autre réponse que la suppression du calcul fondé sur le temps de travail dans la distribution en réalisant le principe communiste  : « De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins ».

Dans sa Critique au programme de Gotha du parti social-démocrate allemand, Marx a mis en lumière le fait qu’une distribution proportionnelle, liée au temps de travail, aurait porté en elle de nouvelles inégalités, puisque ceux qui produisent se différencient par leur capacité de travail et par leur situation privée. Certains accomplissent dans le même temps plus de travail que d’autres, certains doivent entretenir une famille et d’autres non, de sorte que l’égalité de la distribution, liée au temps de travail, a comme effet l’inégalité dans les conditions de consommation. Marx écrivait : « Egalité de travail, et par conséquent à égalité de participation au fonds social de consommation, l’un reçoit donc effectivement plus que l'autre, l’un est plus riche que l'autre, etc. Pour éviter tous ces inconvénients, le droit devrait être non pas égal mais inégal  ». Même s’il considérait ces défauts comme « inévitables dans la première phase de la société communiste », il ne les considérait pas comme un principe communiste. Quand les auteurs des Principes fondamentaux affirment que leur exposé est « seulement l’utilisation conséquente de la pensée marxiste », cela n’est vrai que dans la mesure où cette pensée se réfère à une phase de développement socialiste dans laquelle il règne encore le principe de l’échange d’équivalents, principe qui trouvera sa fin dans le socialisme.

Pour Marx, il est clair que « la répartition des objets de consommation n’est que la conséquence de la manière dont sont distribuées les conditions de la production elle-même », et que si « les conditions matérielles de la production sont la propriété collective des travailleurs eux-mêmes, une répartition des objets de consommation différente de celle d’aujourd’hui s’ensuivra pareillement ». Les possibles défauts d’une distribution liée au temps de travail ne pouvaient donc pas être surmontés par une scission entre la production et la distribution, puisque la direction de la production par les producteurs comprend également leur contrôle sur la distribution, de même que la détermination de la distribution par l’État – l’attribution par en haut – comprend également le contrôle étatique de la production. Les auteurs des Principes fondamentaux soulignent justement que les producteurs doivent avoir la plus complète possibilité de disposer de leur production, mais si, de ce fait, une distribution liée au principe du temps de travail est aussi nécessaire, c’est un problème différent. Dans les pays capitalistes à développement avancé, c’est-à-dire dans les pays où la révolution socialiste est possible, les forces sociales productives sont suffisamment développées pour produire des objets de consommation en surabondance. Si l’on considère que plus de la moitié de toute la production capitaliste, et de l’activité improductive qui lui est liée (en faisant complètement abstraction des possibilités de produire qui ne sont pas exploitées), n’a assurément rien à voir avec la consommation humaine réelle, mais peut trouver un « sens » uniquement dans l’économie irrationnelle de la société capitaliste, il s’ensuit alors clairement que, dans les conditions d’une économie communiste, il pourra être produit une surabondance de biens de consommation qui rendra superflu un calcul des parts individuelles.

La réalisation de l’abondance, qui existe déjà aujourd’hui potentiellement, présuppose cependant une transformation complète de la production sociale, fondée sur les besoins réels des producteurs. La transformation de la production capitaliste en une production orientée vers les besoins humains apportera sûrement, comme résultat de l’abolition des rapports capitalistes, non seulement une mutation dans le développement technico-industriel, mais elle donnera aussi de cette manière une plus grande sécurité encore à l’avenir de l’existence humaine, qui est considérablement mis en danger à l’heure actuelle.

Bien que les Principes fondamentaux mettent justement l’accent sur le fait que la production est conditionnée par la reproduction, et bien que le point de départ de la production communiste ne puisse être que celui de la fin du capitalisme, la société nouvelle nécessite de toute façon des changements adéquats dans les objectifs et dans les méthodes de la production. Les mesures nécessaires à ces transformations et les résultats obtenus permettront de choisir le mode de distribution approprié, aussi bien en fonction des secteurs de la production que conformément aux besoins réels variables. En outre, il est également possible qu’une destruction partielle de la base de la production, par suite de la lutte de classe liée à la transformation sociale, exclut l’organisation de la distribution sur la base du temps de travail, sans pour cela rendre impossible une distribution égalitaire, par exemple au moyen de rationnements. Et cette distribution égalitaire pourrait être déterminée par le travailleur lui- même, sans le cercle vicieux du calcul du temps de travail. Mais les Principes fondamentaux partent d’un système économique communiste « normal », c’est-à-dire d’un système qui s’est désormais imposé et qui se reproduit dans sa forme. Dans des conditions semblables, une distribution liée au temps de travail apparaît superflue.

Il est vrai que « le rapport exact entre le producteur et le produit » souhaité dans les Principes fondamentaux concerne seulement la partie individuelle de la production – après la soustraction des parties de la production qui reviennent à la consommation et a la reproduction de la production sociale. Le processus de la socialisation s’exprime par la diminution de la consommation individuelle et par l’augmentation de la consommation publique, et c’est pourquoi le développement communiste tend en fin de compte à abolir le calcul du temps de travail dans la distribution. La structure économique sans marché nécessite l’organisation des consommateurs en coopératives (en contact direct avec les entreprises) dans lesquelles les besoins individuels, qui concernent la consommation et par conséquent la production, peuvent trouver leur expression collective. Malgré tout, il est fâcheux que cette partie des Principes fondamentaux soit la moins élaborée, car c’est précisément la liberté présumée de consommation de l’économie fondée sur le marché qui est utilisée par le capitalisme pour faire l’apologie de lui-même. En réalité, il est parfaitement possible de déterminer les besoins de consommation même en l’absence d’un marché, et même beaucoup mieux que ce que fait le marché, parce que, dans la société communiste, les déformations de la demande du marché, qui sont provoquées par une distribution liée à l’existence de classes sociales, disparaissent.

Même dans la production, l’exigence d’un « calcul exact » ne peut se réaliser qu’approximativement, étant donné que le processus de travail et de reproduction est soumis à des changements continuels. Le calcul du temps de travail social moyen pour la production globale comporte un certain délai, et les résultats d’ores et déjà obtenus sont toujours en retard par rapport à la reproduction effective. L’« exactitude » du calcul se réfère à un moment du temps passé, et bien qu’il soit possible d’abréger le temps de recherche du fait d’instruments et de méthodes modernes, le temps de travail social moyen varie de manière constante. Ce manque d’« exactitude » n’est cependant pas un obstacle insurmontable pour le calcul de la production et de la reproduction sociales, et ceci au niveau même de la production ou même au niveau supérieur. Mais la situation réelle différera de la situation calculée, et c’est seulement dans la différence que se révélera l’état réel de la production. Dans le calcul du temps de travail, il ne s’agit pas d’obtenir l’ajustement complet du temps de production, obtenu par l’unité de mesure, au temps moyen de travail effectivement passé et à la production qui en résulte, mais d’organiser de manière nécessaire et de distribuer le travail social, chose qui, de par sa nature même, ne pourra être obtenue que de manière toujours approximative. Pour une économie communiste planifiée, un tel résultat est parfaitement acceptable.

Les auteurs des Principes fondamentaux conçoivent l’organisation productive de manière à ce que « le rapport exact entre le producteur et le produit devienne la base du processus de production sociale ». Ils considèrent cela comme « le problème fondamental de la révolution prolétarienne » parce que ce n’est que de cette façon que l’on peut éviter qu’un appareil se dresse au-dessus des producteurs. C’est seulement par une définition du rapport entre le produit et le producteur que « l’on peut abolir la fonction des dirigeants et des administrateurs pour ce qui concerne la répartition du produit social ». La condition nécessaire pour une société sans classes est donc l’autodétermination de la distribution de la part des producteurs. En vérité, la détermination du rapport exact entre producteur et produit ne peut être que le résultat d’une révolution prolétarienne réussie qui réalise le système des Conseils comme organisation sociale. Dans ce cas, la nécessité de réguler le processus productif en fonction de la distribution peut s’évanouir. On peut imaginer une distribution des moyens de consommation aussi bien contrôlée que non contrôlée, sans pour cela rendre nécessaire l’existence de nouvelles couches privilégiées. Au reste, le seul avènement d’une norme pour la distribution n’est pas une assurance suffisante pour l’établissement d’une économie communiste : celle-ci ne doit pas se fonder simplement sur la participation au produit social de la part des producteurs, mais au-delà de cet horizon, sur les conditions matérielles de la production sociale.

Dans le capitalisme, la distribution n’est régulée qu’apparemment par le marché. Bien que la production doive être réalisée en se fondant sur le marché, le marché lui-même est déterminé par la production du capital. La production de la valeur d’échange et l’accumulation du capital sont à la base du processus de production. La valeur d’usage n’apparaît dans la production que comme un moyen pour augmenter la valeur d’échange. Les véritables besoins des producteurs ne peuvent être pris en considération que dans la mesure où ils coïncident avec les impératifs de l’accumulation. La production, en tant que production de plus-value, se règle, dans l’économie fondée sur le marché, automatiquement selon les rapports de la valeur d’échange qui ne coïncident qu’accidentellement avec les rapports de la valeur d’usage. La société communiste ne produit que pour l’usage, et c’est pourquoi elle doit ajuster la production et la distribution aux besoins réels de la société. Si l’on veut rechercher un type quelconque de régulation de la distribution, c’est avant tout la production qui doit être soumise à un contrôle conscient. La production précède la distribution, bien qu’elle soit déterminée par les besoins des consommateurs. Mais l’organisation de la production nécessite bien plus que la détermination exacte du rapport entre le producteur et le produit : elle nécessite le contrôle des besoins et des capacités de production de la société tout entière, dans leurs formes physiques, et une distribution adéquate du travail social.

Dans le système des Conseils, on ne pourra pas se passer de créer des institutions qui rendent possible une supervision des nécessités et des possibilités de l’ensemble social. Les connaissances ainsi obtenues doivent donner lieu à des décisions qui ne peuvent pas être prises par les organisations d’usine particulières. La structure du système des Conseils doit être telle que la production ait une régulation centrale, sans pour cela influencer l’autonomie des producteurs. De plus, dans les usines elles-mêmes, l’exécution des décisions des travailleurs sera laissée aux Conseils sans qu’il doive naître pour cela une prédominance des Conseils sur les travailleurs. Même dans une vision plus élargie, allant jusqu’à la production nationale, on peut trouver des méthodes d’organisation qui coordonnent les institutions se trouvant au-dessus des usines, sous le contrôle des producteurs. Mais on ne pourra pas arriver à cette solution de l’opposition centralisme-fédéralisme, qui est d’autre part souhaitée dans les Principes fondamentaux, simplement grâce à « un enregistrement du processus économique dans la comptabilité sociale générale » : il est très probable que seront nécessaires des organes particuliers, intégrés dans le système des Conseils, qui s’occuperont spécifiquement du problème de l’organisation économique.

Dans les Principes fondamentaux, le refus d’une administration centrale de la production et de la distribution dirigée par l’État est fondé sur l’expérience russe qui, en réalité, ne concerne pas le système des Conseils mais le capitalisme d’État. En effet, dans ce dernier, la production et la distribution ne sont pas l’œuvre d’organismes de planification, mais de l’État, qui se sert de ces organismes de planification comme d’instruments. C’est la dictature politique de l’appareil d’État sur les travailleurs, et non pas la planification de l’économie, qui a mené à un nouveau type d’exploitation auquel les autorités de la planification peuvent prendre part elles aussi. Sans la dictature politique de l’appareil d’État, les travailleurs ne seraient pas contraints de s’assujettir à l’administration centrale de la production et de la distribution.

La première condition de la production et de la distribution communistes est donc qu’il n’y ait pas d’appareil étatique à côté ou au-dessus des Conseils, et que la fonction « étatique », c’est-à-dire la suppression des tendances contre-révolutionnaires, soit exercée par les ouvriers eux-mêmes. organisés dans leurs Conseils. N’importe quel parti qui, en tant que fraction des travailleurs, aspire au pouvoir d’État et se présente comme appareil d’État après la prise du pouvoir, cherchera sans aucun doute à placer sous son contrôle la production et la distribution et à reproduire ce contrôle pour maintenir les positions qu’il a obtenues. Si l’on a le contrôle de la majorité par une minorité, alors l’exploitation sera également perpétuée. Le système des Conseils ne peut pas laisser subsister à ses côtés un État, à moins de se déposséder lui-même. Mais en l’absence de cet appareil d’État séparé de la société, une planification quelconque de la production et de la distribution ne peut être mise en œuvre que par le système des Conseils. Les organismes de planification deviennent eux-mêmes des entreprises, aux côtés des autres entreprises, qui fusionnent en un système unique des Conseils. A ce propos, il faut encore dire que la classe ouvrière va elle aussi au-devant de changements permanents. Les Principes fondamentaux considèrent le prolétariat industriel réuni dans les entreprises comme la classe socialement déterminante. Le système des Conseils, fondé sur les entreprises, détermine la structure de la société et oblige les autres classes, par exemple les paysans indépendants, à entrer dans le système économico-social en en devenant une partie. Au cours des 40 dernières années, la classe ouvrière, c’est-à-dire la couche de ceux qui perçoivent une paie ou un salaire, a augmenté, mais – relativement à la population – le nombre des travailleurs industriels a diminué. Une partie des employés travaille avec les travailleurs manuels dans les entreprises, une autre partie dans le domaine de la distribution et de l’administration. Étant donné que la production dépend de plus en plus de la science, et que les forces productives de la science dépassent « tendanciellement » celles du travail direct, les universités elles aussi peuvent être considérées, du moins en partie, comme des « entreprises ». Et si, dans le capitalisme, quel que soit l’état de la science, la plus-value signifie toujours surtravail, la richesse sociale dans le communisme se présente non pas comme du travail accru, mais comme la réduction continue du travail nécessaire, conséquence du développement scientifique qui a échappé aux limitations capitalistes. La production se socialise progressivement par suite de la participation de masses de plus en plus larges au processus de production, masses ouvrières qui ne peuvent exister que dans la collaboration la plus stricte et dans la compénétration réciproque de tous les types de travail. En bref, la notion de classe ouvrière s’élargit, elle est plus compréhensible aujourd’hui qu’il y a 40 ans. Les changements de l’organisation du travail contiennent déjà un dépassement de la division du travail, de la division entre travail manuel et travail intellectuel, entre bureau et usine, entre travailleurs et dirigeants. Et c’est un processus qui, du fait de la participation de tous les producteurs à la production désormais orientée socialement, peut mener à un système des Conseils qui comprenne effectivement toute la société et qui mette ainsi un terme à la domination de classe.

On peut partager la méfiance des Principes fondamentaux à l’égard « des chefs, des techniciens et des scientifiques » qui s’arrogent le droit de diriger la production et la distribution, sans pourtant oublier que, si l’on excepte les chefs, les techniciens et les scientifiques sont eux-mêmes des producteurs. Car, justement, le système des Conseils les met sur un pied d’égalité avec tous les autres producteurs et les arrache de la position privilégiée qu’ils occupent dans le capitalisme. Mais puisque les pas en arrière dans le domaine social sont toujours possibles, il est clair que même un système des Conseils peut se dégrader ; par exemple, à cause de l’intérêt insuffisant que portent les producteurs à leur propre autonomie et du passage consécutif des fonctions des Conseils à des représentants à l’intérieur du système des Conseils, qui se rendent indépendants des producteurs. Les auteurs pensent qu’on peut éviter ce danger du fait du « nouveau calcul de la production, comme base générale de la production ». Mais comme ce calcul de la production doit être avant tout dicté dans la pratique, l’effet que l’on en attend peut être perdu par une série de modifications. Dans l’exposé des auteurs, le système, une fois qu’il a été introduit, se présente comme suffisant. Ils se défendent d’une organisation qui s’exerce à travers la personnalisation des décisions, qui est de règle dans le capitalisme d’État, par le « fonctionnement objectif de la production », du contrôle de celle-ci en relation avec la reproduction.

Le nouveau système de production et de distribution garantit en soi la société communiste, bien que, en réalité, le « fonctionnement objectif de la production » soit toujours garanti par des personnes. Dans le capitalisme également, il y a un « fonctionnement objectif de la production », c’est-à-dire celui qui est dicté par les lois du marché, auxquelles toutes les personnes sont assujetties. Là, c’est le système qui domine l’homme. Cette vision fétichiste du système cache en vérité des rapports sociaux d’exploitation de l’homme sur l’homme. Derrière les catégories économiques, il y a des classes et des personnes, et chaque fois que le fétichisme du système est dépassé, la lutte ouverte entre les classes et les personnes réapparaît. Bien que le communisme soit aussi un système social, il n’est pas mis en œuvre au- dessus des hommes, mais par les hommes eux-mêmes. Il n’a pas une vie propre à laquelle les personnes doivent s’adapter d’une manière forcée ; le « fonctionnement objectif de la production » est déterminé par des personnes, mais par des personnes qui font partie du système des Conseils.

Ces quelques observations critiques seront suffisantes pour indiquer que, dans les Principes fondamentaux, ce n’est pas un programme achevé qui est présenté, mais qu’il s’agit d’une première tentative pour approcher le problème de la production et de la distribution communistes. Et, bien que les Principes fondamentaux s’occupent d’un état social du futur, ils sont en même temps un document historique qui fait la lumière sur un stade de la discussion du passé. Ses auteurs étaient liés aux questions de la socialisation d’il y a plus d’un demi- siècle, et certains de leurs arguments ont perdu entre-temps leur caractère actuel. La dispute d’alors, entre les théoriciens de l’économie naturelle et les représentants de l’économie de marché, dans laquelle les Principes fondamentaux interviennent, en montrant les positions erronées des deux parties, est maintenant dépassée.

Le socialisme n’est plus en général considéré comme une nouvelle société. mais comme une variante du capitalisme. Les partisans de l’économie de marché parlent d’une économie de marché planifiée, tandis que les défenseurs d’une économie planifiée se servent d’une économie basée sur le marché. L’organisation de la production fondée sur la valeur d’usage n’exclut pas la distribution inégale des biens de consommation à travers la manipulation des prix. Les "lois économiques" sont considérées comme indépendantes des types de société, et l’on discute tout au plus encore sur la question de savoir quel mélange de capitalisme et de socialisme sera le plus « économique ».

Le « principe économique », c’est-à-dire le principe de la rationalité économique qui, comme on a coutume de le dire, est à la base de tous les systèmes sociaux et qui se présente comme la réalisation du résultat maximum avec un coût minimum, n’est rien d’autre en réalité que le principe capitaliste habituel de la production en vue du profit qui tend toujours au maximum d’exploitation. Le « principe économique » de la classe ouvrière n’est, par conséquent, rien d’autre que l’abolition de l’exploitation. Ce « principe économique », duquel partent les Principes fondamentaux, est resté jusqu’à aujourd’hui lettre morte pour les travailleurs. A part l’exploitation évidente dans les pays prétendument « socialistes , les bavardages académiques dans les pays capitalistes à propos du socialisme se réfèrent seulement à des systèmes régis par le capitalisme d’État. La « propriété socialiste » des moyens de production est toujours considérée comme propriété de l’État. La distribution administrative des biens, avec ou sans marché, reste toujours la tâche des décisions centrales.

Comme dans le capitalisme, l’exploitation est garantie de deux façons : par la séparation persistante des producteurs d’avec les moyens de production et par la monopolisation du pouvoir politique. Et là où il a été concédé ou imposé aux travailleurs une espèce de droit à la cogestion, le mécanisme du marché ajoute l’auto-exploitation à l’exploitation de l’État. Pour autant que l’on puisse trouver dans les Principes fondamentaux nombre de points faibles, la situation étant ce qu’elle est, ils restent, aujourd’hui comme demain, le point de départ de toute discussion et de tout effort sérieux pour la réalisation de la société communiste.

Février 1970, Paul Mattick


Préface de Paul Mattick (1970)

Traduit dans Informations et correspondance ouvrières N°101 (février 1971)

Source :  Fondements de la production et de la distribution communiste / Groupe des Communistes Internationaux (g.i.k.) 1930 ; Préface de Paul Mattick (1970). – Brochure pdf mis en ligne gratuitement par La Bataille socialiste  en 2014

Le travail collectif qui a pour titre Principes fondamentaux de la production et de la distribution communistes parut en 1930. Ses auteurs, membres du Groupe des Communistes Internationalistes de Hollande (g.i.c.), se rattachaient au mouvement communiste des conseils.

Les conseils ouvriers avaient tait leur première apparition lors de la révolution russe de 1905. Selon Lénine, ils avaient déjà en puissance, dès cette époque, la possibilité de prendre le pouvoir politique, même si dans la réalité ils en étaient encore au stade de la révolution bourgeoise. Pour Trotsky, les conseils, à l’opposé des partis politiques, représentaient l’organisation du prolétariat par lui-même. Le hollandais Anton Pannekoek voyait dans le mouvement des conseils cette auto-organisation qui lui permettrait d’assurer sa domination de classe et son règne sur la production. La révolution de 1905 vaincue, les conseils disparurent, et avec eux tout intérêt pour cette nouvelle forme d’organisation, partis politiques et syndicats traditionnels avaient de nouveau le champ libre au sein du mouvement ouvrier. La révolution russe de 1917 devait ramener les conseils au premier plan dans le mouvement ouvrier international, mais on ne les considérait plus comme une expression de l’organisation spontanée desouvriers révolutionnaires, mais plutôt comme un moyen de lutte devenu nécessaire face à l’attitude contre-révolutionnaire de l’ancien mouvement ouvrier.

La première guerre mondiale et l’écroulement de la deuxième internationale marquant la fin de la première période du mouvement ouvrier. Ce qu’on pouvait déjà voir depuis assez longtemps, c’est-à-dire l’intégration du mouvement ouvrier dans la société bourgeoise, devenait maintenant manifeste. Le mouvement ouvrier n’était plus un mouvement révolutionnaire, mais un mouvement d’ouvriers cherchant sa place au sein du capitalisme. Ce n’étaient pas seulement les dirigeants mais aussi les ouvriers qui avaient perdu toute volonté de détruire le capitalisme et qui par conséquent se contentaient de l’action syndicale au sein de ce système. Les possibilités limitées, laissées aux partis et aux syndicats ausein de la société bourgeoise, suffisaient et en fait correspondaient aux intérêts réels de la classe ouvrière.Et c’était tout ce qu’on pouvait espérer, car un capitalisme en développement continu exclut l’existencede tout mouvement révolutionnaire réel.

Mais la conception idyllique d’une évolution du capitalisme dans une harmonie des classes, qui était à la base du réformisme, ne put résister aux contradictions capitalistes qui se faisaient jour dans les crises etles guerres. L’idée révolutionnaire, qui, jusqu’alors, avait été l’apanage idéologique d’une minorité radicale au sein du mouvement ouvrier, atteignait les grandes masses la guerre mettait à nu la nature réelle du capitalisme, et pas du capitalisme tout seul, mais aussi des organisations ouvrières qui s’yétaient développées. Celles-ci n’étaient plus aux mains des ouvriers elles ne se souciaient de ces derniers que dans la mesure où il fallait pour assurer l’existence, de leur bureaucratie. Les fonctions mêmes de cesorganisations exigent le maintien du système capitaliste et c’est pourquoi elles ne peuvent éviter des’opposer à toute lutte sérieuse contre ce système. Un mouvement révolutionnaire a donc besoin de formes d’organisation qui aillent au-delà du capitalisme, qui restaurent la direction perdue des ouvrierssur leur organisation et qui ne regroupent pas seulement une partie des ouvriers, mais les ouvriers entant que classe.

Le mouvement des conseils fut une première tentative de construire des formes d’organisation adaptées à la révolution prolétarienne.

La révolution russe, comme la révolution allemande, trouva son expression organisationnelle dans le mouvement des conseils.

Mais ce mouvement dans les deux cas se montra incapable de conserver le pouvoir politique et de l’utiliser pour construire une économie socialiste. Si, en Russie, l’échec du mouvement des conseils estcertainement dû au retard tant politique qu’économique de ce pays, celui du mouvement allemand résulte certainement de l’absence de volonté des masses ouvrières de construire le socialisme par des méthodes révolutionnaires. Pour ces ouvriers, cette construction était une tâche de gouvernement, et non une tâche des ouvriers eux-mêmes, et le mouvement des conseils décréta sa propre mort en rétablissant la démocratie bourgeoise.

Le parti bolchévik prit le pouvoir politique grâce au mot d’ordre « tout le pouvoir aux soviets » mais il n’en partageait pas moins la conviction social-démocrate que la réalisation du socialisme est affaire d’État et non des Conseils. Si en Allemagne aucune forme de socialisation ne se développa, en Russie l’État bolchévik abolit la propriété privée capitaliste, sans pour autant donner le droit de gestion aux ouvriers. Du point de vue de ceux-ci, le résultat en était un capitalisme d’État qui ne changeait en rien leur situation dans la société et qui continuait, et continue encore aujourd’hui, à leur réserver leur placed’exploités, même si c’était au bénéfice d’une nouvelle classe privilégiée en formation. Ainsi le socialis mene pourrait se réaliser ni par l’action d’un État réformateur au sein de la démocratie bourgeoise, ni par le nouvel État bolchévik révolutionnaire.

Mais même abstraction faite de cette immaturité objective et subjective de la situation, les voies menant au socialisme restaient mal tracées. La théorie socialiste en général se bornait à la critique du capitalisme, à la détermination de la stratégie et de la tactique de la lutte de classe au sein de la société bourgeoise. Lorsqu’on discutait du socialisme lui-même, c’était pour estimer que les voies du socialisme étaient déjà inscrites dans le capitalisme. Marx, lui-même, n’avait laissé que quelques remarques de principe sur le caractère de la société socialiste il estimait en effet de peu d’intérêt d’essayer de faire des prédictions sur l’avenir au-delà de ce qui est déjà contenu dans le passé et le présent.

Mais, contrairement aux conceptions qui avaient eu cours jusque là, Marx n’avait pas manqué desouligner que le socialisme n’est pas l’affaire de l’état mais de la société. Selon lui, le socialisme, « association des producteurs libres et égaux » n’a besoin de « l’Etat », c’est-à-dire de la « dictature duprolétariat , que pour s’établir. Avec sa consolidation, la dictature du prolétariat en tant qu’Etat devra disparaître. La conception social-démocrate, réformiste comme révolutionnaire, identifiait contrôle d’Etat et contrôle social, si bien que le concept d’une « association des producteurs libres et égaux » perdait sa signification originelle. Cette conception ne considérait pas comme signes précurseurs du socialisme au sein du capitalisme une auto-organisation possible de la production et de la distribution par les producteurs eux-mêmes, mais les découvrait dans les tendances à la concentration et à la centralisation, qui trouveront leur aboutissement dans la domination de l’Etat sur l’économie toutentière. C’est cette conception du socialisme que partageait la bourgeoisie et cette conception qu’elle combattait et qu’elle réfutait, la considérant comme illusoire.

La fin d’un mouvement historique important comme celui des conseils ne veut pas dire pour autant qu’il ne peut pas réapparaître dans une nouvelle situation révolutionnaire. Sa défaite elle-même est pleine d’enseignements. La tâche des communistes de conseils après la défaite de la révolution, ce n’était pas de se livrer à la propagande pour le système des conseils, mais plutôt de tenter de mettre à jour les manques et les erreurs du mouvement. Une des faiblesses, et peut-être la plus importante, de celui-cic’était le fait que les conseils n’avaient pas une conscience bien claire de leurs tâches dans l’organisationde la production et de la distribution socialistes. Les conseils ouvriers apparaissent tout d’abord auniveau de l’entreprise, et ce sont donc les entreprises qui doivent servir de point de départ à la coordination sociale et à la concentration de la vie économique, grâce auxquelles les producteurs pourront eux-mêmes disposer de leur propre production.

Les principes fondamentaux de la production et de la distribution communistes furent la première tentative du mouvement des conseils d’Europe occidentale de s’attaquer au problème de la constructiondu socialisme, sur la base des conseils ouvriers.

Compte tenu des énormes obstacles qui se dressent sur le chemin de la révolution prolétarienne, cet ouvrage, qui traite essentiellement de comptabilité et de calcul économique dans la société communiste, peut, au premier abord, paraître étrange. Comme il est impossible de prévoir les difficultés politiquesqui se poseront dans l’édification du socialisme, toute préoccupation à cet égard ne peut rester quespéculative. Il peut en effet être facile ou difficile de dépasser un système social donné ce dépassementdépend de circonstances qu’on ne peut guère prévoir. Pourtant les Principes fondamentaux ne s’attaquent pas au problème de l’organisation de la révolution elle-même, mais à celui de la phase qui la suit. On ne peut cependant pas prévoir l’état réel de l’économie après la révolution, et par conséquent il estimpossible de construire d’avance des programmes de tâches à remplir réellement. Les nécessités de demain seront bien entendu le facteur déterminant. Ce que nous pouvons discuter à l’avance, ce sont les mesures à prendre, les instruments à utiliser pour construire les rapports sociaux souhaités, c’est-à-dire dans le cas qui nous intéresse, les relations communistes entre les hommes.

Le problème théorique de la production et de la distribution communistes, a été posé sur le plan pratique de la révolution russe. Mais, dès le point de départ, la praxis se trouvait canalisée par cette conception d’un contrôle étatique centralisé que partageaient les deux branches de la social-démocratie. Toutes les discussions sur la réalisation du socialisme et du communisme, ne s’attaquaient jamais au vrai problème, c’est-à-dire celui du contrôle des ouvriers sur leur propre production. On se posait en fait comme question comment, par quels moyens, réaliser une économie centralisée et planifiée ? Selon la théorie marxienne, le socialisme ne doit connaître ni marché ni concurrence on en concluait donc que le socialisme devait être une sorte d’économie naturelle, dont production et distribution seraient réglées par un organisme central travaillant sur des statistiques. La critique bourgeoise se mit à critiquer cette conception, en affirmant qu’une économie rationnelle ne peut fonctionner sous de tels auspices, car laproduction et la distribution sociales exigent une mesure de la valeur telle que celle qui s’incarne dansles prix du marché.

Nous ne voulons pas ici déflorer la discussion de ce point de vue que font les auteurs des Principes fondamentaux, mais nous dirons seulement qu’ils recherchent la solution de ce problème, d’une nécessité du calcul économique, dans le temps de travail social moyen utilisé comme base et de la production etde la distribution. Ils envisagent en détail l’application pratique de cette méthode de calcul et la comptabilité publique qui en résulte. Comme il ne s’agit que d’un moyen pour obtenir un certain résultat, on ne peut le critiquer d’un simple point de vue logique. L’utilisation de ce moyen présupposela volonté de construire une production et une distribution communistes. Ce préalable admis, rien ne peut s’opposer à l’application d’un tel moyen, même si on peut en imaginer d’autres utilisables dans le communisme.

Pour Marx, toute forme d’économie cherche à « épargner le temps ». Distribution et répartition du travail social nécessaire à la réalisation des besoins de la production et de la consommation font du temps de travail l’unité de mesure de la production en système capitaliste, mais pas de la distribution.Les prix tels qu’ils existent dans le capitalisme, reposent sur la valeur liée au temps de travail. Ce n’est pas là une propriété individuelle d’une marchandise donnée, mais une propriété qui se rattache à la production sociale générale dans laquelle tous les prix ne peuvent refléter que la valeur générale de la production, liée au temps de travail. Les relations de production, c’est-à-dire d’exploitation, du capitalisme, qui sont en même temps des relations de marché, et l’accumulation du capital, motif et moteur de la production capitaliste, excluent tout échange de valeur équivalente liée au temps de travail. Pourtant la loi de la valeur domine l’économie capitaliste et son développement.

On pourrait à partir de là supposer que dans le socialisme la loi de la valeur jouerait encore et qu’il faudrait prendre en considération le temps de travail pour faire fonctionner l’économie de manière rationnelle. Mais ce n’est que dans les conditions capitalistes que le temps de travail devient une « valeurtemps de travail », dans ces conditions où la coordination sociale nécessaire de la production est abandonnée au marché et aux relations de propriété privée. Sans les relations capitalistes de marché, iln’y a pas de loi de la valeur, même si de toute façon le temps de travail doit être pris en considération pour adapter la production sociale aux besoins sociaux. C’est dans ce sens que les Principes fondamentaux parlent du temps de travail social moyen.

Les auteurs de cet ouvrage font remarquer que déjà avant eux on avait proposé que le temps de travail soit utilisé comme unité de mesure économique. Mais pour eux ces propositions n’allaient pas assez loin car elles en restaient à la production et ne s’intéressaient pas à la distribution et par là restaient liées aucapitalisme. Dans leur conception, le temps de travail social moyen doit être utilisé aussi bien pour la production que pour la distribution. On se heurte cependant ici à une difficulté et à une faiblesse de ce type de calcul à partir du temps de travail. Marx les avait déjà rencontrées, et il n’avait pu les dépasserqu’en proposant la suppression du temps de travail dans le domaine de la distribution dès que serait réalisé le principe communiste « de chacun selon ses capacités à chacun selon ses besoins ».

Dans la Critique du programme de Gotha, Marx explique qu’une distribution égale basée sur le temps de travail amène du même coup de nouvelles inégalités puisque les producteurs diffèrent les uns des autres par leurs capacités au travail et leurs relations privées certains font plus de travail que d’autres dans lemême temps, certains ont des familles à entretenir, d’autres pas, si bien que l’inégalité de la distribution,basée sur le temps de travail, apparaît comme une inégalité dans les conditions de consommation. Marx écrit ainsi : « A égalité de travail et par conséquent à égalité de participation au fonds social de consommation, l’un reçoit donc effectivement plus que l’autre, l’un est plus riche quel’autre, etc. […] Pour éviter tous ces inconvénients, le droit devrait être non pas égal maisinégal » Mais bien que « ces défauts soient inévitables dans la première phase de la société communiste » (Karl Marx, idem), Marx ne les considère pas pour autant comme un principe communiste. Quand les auteurs des Principes fondamentaux affirment que leur travail est une application conséquente du processus de pensée marxien, ce n’est vrai que dans la mesure où il s’agit des pensées de Marx qui serapportent à une phase dans laquelle le principe d’échange domine encore, phase qui doit s’achever par l’avènement du socialisme.

Il allait de soi, selon Marx, que « la répartition des objets de consommation n’est que la conséquence de la manière dont sont distribuées les conditions de distribution elles-mêmes. […] Que les conditions matérielles de la production soient la propriété collective des travailleurs eux-mêmes, une répartition des objets de consommation différente de celle d’aujourd’hui s’en suivra parallèlement ».

Les défauts d’une distribution, fondée sur le temps de travail, ne pouvait dons pas être dépassés par une séparation entre production et distribution le contrôle de la production par les producteurs sous-entend leur contrôle sur la distribution, tout comme la direction étatique de la distribution – c’est-à-dire la répartition par en haut – contient en elle-même le contrôle étatique de la production. Les auteurs des Principes fondamentaux ont raison d’insister sur le fait que les producteurs ont le droit de disposer de leur production, mais c’est une tout autre affaire d’affirmer que ce droit de disposition doit s’exercer par l’intermédiaire d’une distribution basée sur l’égalité des temps de travail.

Dans les pays capitalistes hautement développés, c’est-à-dire ceux dans lesquels une révolution socialiste est possible, les forces productives ont atteint un niveau suffisant pour produire en excès les objets deconsommation. Quand on pense que plus de la moitié de toute la production capitaliste, et toutes les activités non productives qui y sont reliées – sans même tenir compte des moyens de production non utilisés – n’a rien à voir avec la consommation des hommes, mais n’a de « sens » que par rapport à cettesociété capitaliste irrationnelle, il devient clair que dans les conditions, qui seront celles d’une économie communiste, il sera facile de produire un tel excès de biens de consommation que tout calcul de la participation individuelle deviendra inutile.

Mais la réalisation d’un tel excès de biens de consommation si elle existe potentiellement dès aujourd’hui, présuppose cependant une transformation complète de la production sociale qui doit être fondée sur les besoins réels des producteurs. La transformation, qui fera passer de la production de capital à une production orientée vers la satisfaction des besoins des hommes, apportera avec elle, à n’en pas douter, une transformation du développement industriel et technique, qui ne résultera pasuniquement de la destruction des rapports capitalistes et qui permettra d’assurer l’avenir toujours menacé de l’espèce humaine en général.

Sans doute les Principes fondamentaux insistent-ils avec raison sur le fait que la production sera gouvernée par la reproduction et sans doute le point de départ de la production communiste n’est-il rien d’autre que le point final de la production capitaliste, mais la nouvelle société exige quelque chose deplus elle a besoin d’une transformation adéquate des buts et des méthodes de production. Des mesures qui amèneront cette transformation devront être prises, et ce sont les résultats de ces mesures qui détermineront si la distribution sera faite sur la base de la participation à la production ou selon les besoins réels en perpétuelle évolution. Bien plus, il est tout à fait possible qu’une destruction partielle de la base de la production amenée par une lutte de classe liée aux changements sociaux, puisse interdire une distribution sur la base du temps de travail, sans pour autant interdire une distribution égale, par exemple sous la forme d’un rationnement. Cette distribution pourrait d’ailleurs être assurée par les ouvriers eux-mêmes, directement, sans passer par le truchement de la comptabilité en temps de travail. Les Principes fondamentaux partent, pour ainsi dire, d’un système communiste « normal », c’est-à-dire s’étant déjà imposé complètement et se reproduisant dans sa nouvelle structure. Si telles sont les conditions, fine distribution fondée sur le temps de travail apparaît superflue.

Il faut d’autre part souligner que le « rapport exact entre producteurs et produits » qu’exigent les Principes fondamentaux, ne porte que sur la partie de la production qui correspond à la consommation publique et à la reproduction de la production sociale. Le processus de socialisation s’exprime par ladiminution de la consommation individuelle et l’augmentation de la consommation publique, si bienque le développement communiste tendra de plus en plus à la suppression de la comptabilité en temps de travail dans la distribution. L’économie sans marché exige que les consommateurs s’organisent encommunautés en liaison directe avec les organisations d’usines. C’est par l’intermédiaire de ces communautés que les désirs individuels de consommation et par conséquent la production pourront trouver une expression collective. C’est malheureusement cette partie des Principes fondamentaux qui est la moins développée, et c’est dommage car le capitalisme utilise, pour sa propre apologie, la prétendue liberté de l’économie de marché. Il est cependant tout à fait possible que les besoins de la consommation puissent être satisfaits sans l’intermédiaire du marché, et dans la société communiste cele sera d’autant plus que les déformations, résultant d’une distribution liée à la structure de classe, exigées par le marché, auront été supprimées.

L’exigence d’une « comptabilité exacte » pour la production ne peut être satisfaite il ne s’agit en fait que d’une approximation, car le processus de reproduction et celui du travail est soumis à une transformation continuelle. La détermination du temps de travail social moyen, pour la production dans son ensemble, exige un certain temps et le résultat obtenu est déjà rendu caduc par l’état réelatteint par la production. « L’exactitude » se réfère à une étape passée et ceci est inévitable, même si ontente de réduire le décalage par l’utilisation des moyens modernes de calcul. Donc le temps de travail social moyen est soumis à des variations constantes. Mais cette inexactitude n est pas un obstacle suffisant pour empêcher un calcul de la production et de la reproduction sociales, qu’elles soient simples ou élargies. Toutefois la situation réelle n’est plus celle sur laquelle on a effectué les calculs, et elle ne peut s’atteindre qu’en tenant compte d’une inadéquation. La comptabilité en temps de travail n’exige pas en fait un accord parfait entre le temps de travail de production obtenu par le calcul et le temps de travail social moyen réel de la production qui en est résultée. Il s’agit au contraire du besoin d’ordonneret de distribuer le travail social, et, de par sa nature même, cette opération ne peut être qu’approximative. En fait on n’a pas besoin de plus dans une société communiste.

Les auteurs des Principes fondamentaux veulent organiser la production de sorte que « la relation exacte entre producteur et produit soit la base du processus de production sociale » Ils y voient le « problème central de la révolution prolétarienne », car ce n’est qu’ainsi que l’on peut éviter la mise en place d’un appareil au-dessus des producteurs. Ce n’est que par la fixation de ce rapport producteur-produit qu’on arrivera à « se passer du travail des dirigeants et des administrateurs dans le domaine de la distribution des produits ». Il est donc question ici de l’autodétermination de la distribution par les producteurs entant que condition préalable, sine qua non, de la société sans classe. La détermination de cette relation exacte producteur-produit ne peut être que le résultat d’une révolution prolétarienne victorieuse,mettant en place le système des conseils, en tant qu’organisation de la société. Si c’est le cas, il se peut toutefois qu’il ne soit pas nécessaire de régler le processus de production à partir de la distribution. On peut imaginer une distribution des biens de consommation, réglée ou non réglée, sans qu’il y ait apparition de nouvelles couches privilégiées. Par ailleurs, ce n’est pas parce qu’on suppose l’existence d’une norme de distribution que la construction d’une économie communiste s’en trouvera garantie d’une économie qui ne doit pas seulement être réglée à partir de la participation des producteurs au produit social, mais aussi à partir des conditions matérielles de la production sociale.

Dans le système capitaliste, ce n’est qu’apparemment que la production est réglée sur le marché. Sans doute celle-ci doit passer par le marché, mais ce dernier est déterminé par la production du capital. C’est la production de valeur d’échange et l’accumulation du capital qui sont à la base du processus deproduction. La valeur d’usage de ce qui est produit n’est qu’un moyen pour augmenter la valeur d’échange. Les besoins réels des producteurs ne peuvent être pris en considération que dans la mesureoù ils coïncident avec les nécessités de l’accumulation. La production, en tant que production de plus-value, se règle automatiquement dans l’économie de marché à travers les relations de valeur d’échange cette dernière ne s’identifie à la valeur d’usage, que dans des cas fortuits. La société communiste produit pour les besoins, l’usage, et doit, par conséquent, adapter production et distribution aux besoins réels de la société. Pour pouvoir définir une norme de distribution de quelque type que ce soit, il faut, aupréalable, que la production soit déjà contrôlée, en pleine conscience, par les hommes. La distribution procède de la production, même si celle-ci est déterminée par les besoins des consommateurs. L’organisation de la production exige beaucoup plus que la détermination exacte du rapport producteur-produit. Elle implique le contrôle des besoins de la société dans son ensemble, des capacités de production dans leur forme matérielle, ainsi que la distribution du travail social dans une forme appropriée.

Même avec le système des conseils, on ne pourra éviter d’édifier des institutions chargées de fournir unevue d’ensemble des nécessités et des possibilités de la société toute entière.

Les données ainsi obtenues doivent permettre de prendre des décisions qui ne sont pas accessibles aux organisations d’entreprises individuelles. La construction du système des conseils doit être telle qu’elle permette une régulation centrale de la production, sans que pour autant l’auto-détermination des producteurs en soit diminuée. Même au niveau de l’entreprise individuelle, les décisions des ouvriers seront transmises aux conseils pour exécution, sans qu’il y ait nécessairement pour autant domination des conseils sur les ouvriers. Dans un cadre plus large, atteignant celui de la production nationale, on peut prendre des mesures organisationnelles qui réalisent la fusion entre l’indépendance des institutions qui « coiffent » les entreprises et le contrôle des producteurs. Pourtant cette disparition de l’antinomie centraliste-fédéraliste, que recherchent les Principes fondamentaux, ne peut s’obtenir par le simple « enregistrement du processus économique par une comptabilité sociale générale » il sera très certainement nécessaire de créer des entreprises spécialisées, incorporées au système des conseils, et s’occupant des problèmes de structure de l’économie.

Le rejet par les Principes fondamentaux d’une administration centrale de la production et d’une distribution réglée par l’État découle des expériences faites en Russie or ces expériences ne reposent pas sur un système de conseils, mais sur le capitalisme d’État. Et, même dans ce dernier cas, production et distribution ne sont pas l’œuvre d’un organisme planificateur, mais de l’État qui se sert de ces organes comme moyen. C’est la dictature politique de l’appareil d’État sur les ouvriers, et non la planification de l’économie, qui a mené à une nouvelle exploitation, à laquelle peut, d’ailleurs, très bien participer l’administration de la planification. En l’absence de la dictature politique et de l’appareil d’État, les ouvriers n’auraient pas à se soumettre à l’administration centrale de la production et de la distribution.

Ainsi la première condition d’une production et d’une distribution communiste est l’absence d’un appareil d’État à côté ou au-dessus des conseils la fonction de l’État, c’est-à-dire la répression des tendances contre-révolutionnaires, doit être le fait des ouvriers eux-mêmes, organisés en conseils. Un parti, c’est-à-dire une partie de la classe ouvrière qui lutte pour le pouvoir, s’établit comme appareil d’État après la conquête de celui-ci il cherche alors à soumettre production et distribution à son contrôle, à étendre et perpétuer celui-ci pour maintenir sa position. Si s’établit un contrôle de la majorité par une minorité, alors l’exploitation continue. Le système des conseils ne peut donc tolérer unÉtat à côté de lui, sans abandonner le pouvoir. Mais si un tel pouvoir d’État, séparé, n’existe pas, toute planification, toute distribution ne peut se faire que par le système des conseils. Les organes du plan deviennent eux-mêmes des entreprises, aux côtés des autres entreprises, et qui les rejoignent en une unité supérieure, au sein du système des conseils.

Il faut également mentionner que la classe ouvrière se modifie constamment, et d’abord dans sacomposition. Les Principes fondamentaux partent d’un prolétariat industriel rassemblé dans des usines et classe essentielle de la société. Le système des conseils fondé sur les usines détermine la forme de la société et contraint les autres classes, par exemple les paysans indépendants, à s’incorporer dans le système économique. Au cours des quarante dernières années, la classe ouvrière, c’est-à-dire la couche des salariés, s’est évidemment accrue en nombre, mais, relativement à la masse de la population, la proportion des ouvriers d’usine a diminué. Une partie des employés travaille dans les usines aux côtés des ouvriers d’usine mais l’autre partie se trouve dans les secteurs de l’administration et de la distribution. La production devenant de plus en plus scientifique, il est possible de considérer les universités en partie comme des « usines », car les forces productives issues de la science tendent à supplanter celles liées au travail direct. Si dans le capitalisme la plus-value ne peut être que du sur-travail, et ceci quel que soit le niveau de la science, dans le communisme, la richesse sociale s’exprime non pas par une augmentation de travail, mais par une réduction constante du travail nécessaire, due au développement scientifique, maintenant libéré des entraves capitalistes. La production se socialise de façon continue par l’incorporation de masses toujours plus grandes dans le processus de production qui, maintenant, ne peut exister sans une relation et une interpénétration plus étroite de toutes les sortes de travail. Bref, le concept de classe ouvrière s’élargit – il comprend déjà aujourd’hui plus qu’il y a quarante ans. La division du travail, en perpétuelle évolution, contient déjà en elle-même une tendance à la disparition de la séparation entre les professions, entre travail manuel et intellectuel, entre atelier et bureau, entre ouvriers et supérieurs un processus qui, par l’incorporation de tous les producteurs dans une production orientée vers une socialisation accrue, peut amener à un système de conseils qui, en fait, comprendrait toute la société et, par conséquent, mettrait fin à la domination de classe.

On peut partager la méfiance des Principes fondamentaux envers les « dirigeants, spécialistes, scientifiques » qui prétendent dominer la production et la distribution, sans pour autant méconnaître le tait qu’à partles dirigeants, les spécialistes tout comme les scientifiques, sont eux-mêmes des producteurs. C’est le système de conseils qui justement les rend égaux aux autres producteurs, qui leur retire leur situation particulière au sein du capitalisme. Mais des retours en arrière de la société sont toujours possibles, et il est clair que le système des conseils peut se désagréger. Si par exemple les producteurs se désintéressent de leur auto-détermination, il s’en suit un transfert des fonctions remplies par les conseils à desinstances, à l’intérieur du système même, qui s’autonomisent par rapport aux producteurs. Les auteurs des Principes fondamentaux pensent pouvoir éviter ce danger grâce à une « nouvelle forme de comptabilité de la production, fondement général de toute la production ». Mais cette nouvelle comptabilité doit tout d’abord être introduite et il se peut que les effets qu’on en espère puissent être détruits par toute une suite de modifications. Selon la conception des auteurs des Principes fondamentaux, il suffirait d’introduire cette nouvelle comptabilité pour résoudre le problème. Ils s’opposent à la pratique normale du capitalisme d’Etat, c’est-à-dire « la direction par certaines personnes », et ils prétendent pouvoir l’éviter « à travers le processus concret de la production » dont le contrôle sera assuré par la distribution.

C’est donc le nouveau système de production et de distribution qui garantit, par lui-même, le caractère communiste de la société mais dans la réalité le processus de production est toujours réalisé par des individus. Dans le système capitaliste, il existe aussi un « processus concret de la production », c’est celui des lois du marché, auxquel les tous les individus sont soumis. Ici le système domine les hommes. La nature fétichiste du système ne fait que cacher les relations sociales réelles l’exploitation de l’homme par l’homme. Derrière les catégories économiques se trouvent les classes et les individus. Là où le fétichisme du système est percé à jour apparaît la lutte ouverte des classes et des individus. Le communisme est, sans doute, également un système social, mais il ne se trouve pas au-dessus des hommes, car il est directement créé par eux. Il n’a pas de vie propre ni de volonté à laquelle les individus doivent inévitablement se plier « le processus concret de la production » y est déterminé par les individus, ou plutôt par les individus groupés en conseils.

Les quelques remarques que nous venons de faire, doivent suffire pour faire ressortir que les Principes fondamentaux, ne proposent pas un programme achevé ; il s’agit d’un premier essai pour comprendre un peu mieux le problème de la production et de la distribution communistes.

Les Principes fondamentaux traitent d’une situation sociale encore dans le futur, même aujourd’hui, mais ils n’en sont pas moins un document historique permettant de saisir le niveau de la discussion dans le passé. Leurs auteurs s’attachent à discuter les questions de la socialisation qui s’étaient posées il y a un demi-siècle. Certains de leurs arguments ont depuis perdu une partie de leur actualité. La querelle entre économistes « naturalistes » et représentants de l’économie de marché, à laquelle les Principes fondamentaux prirent part, refusant l’une et l’autre, est terminée depuis longtemps. Le socialisme n’est plus, en général, conçu comme une nouvelle société, mais comme une modification du capitalisme. Les partisans de l’économie de marché parlent communément d’une économie de marché planifiée et ceuxde l’économie planifiée utilisent l’économie de marché. La détermination de la production à partir de la valeur d’usage n’en exclut pas pour autant une distribution inégale des biens de consommation, par l’intermédiaire d’une manipulation des prix. Les « lois économiques » sont considérées comme indépendantes des structures sociales, et, tout au plus, se querelle-t-on sur la production la plus « économique » de « socialisme » et de « capitalisme ».

Le « principe d’économie », c’est-à-dire le principe de la rationalité économique qui, prétend-on, est à la base de toutes les structures sociales et qu’on peut énoncer ainsi les buts économiques sont réalisés au moindre coût, n’est rien d’autre, en réalité, que le principe ordinaire du capitalisme, celui de la production de profit qui entraîne une extrémisation de l’exploitation. Le « principe d’économie » de la classe ouvrière n’est rien d’autre que la suppression de l’exploitation. C’est de ce « principe économique » que partent les Principes fondamentaux, et jusqu’à présent c’est le seul ouvrage qui s’en soit préoccupé. Négligeant l’exploitation, pourtant flagrante, des ouvriers dans les prétendus pays « socialistes », les bavardages académiques sur le socialisme dans les pays capitalistes, ne s’intéressent qu’au capitalisme d’Etat. La « propriété socialiste » des moyens de production est toujours comprise comme appropriation par l’Etat, distribution administrative des biens de consommation, avec ou sans marché, mais décidée par un organisme central. Tout comme dans le capitalisme classique, l’exploitation se trouve deux fois confirmée par la séparation des producteurs des moyens de production et par la monopolisation de la violence politique. Et là où les ouvriers se sont vu accorder ou ont obtenu une sorte de « droit departicipation », le mécanisme du marché ajoute à l’exploitation de l’Etat, l’auto-exploitation.

Quelles que soient les faiblesses des Principes fondamentaux compte tenu de cette situation, ils restent, hier comme aujourd’hui, le point de départ de toute discussion sérieuse et de toute recherche sur la réalisation de la société communiste.

Paul Mattick, février 1970.


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Compiled by Vico, 1 February 2016, latest additions 19 June 2018























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