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Antonie Pannekoek Archives

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Thème : La solution économique pour la période de transition du capitalisme vers le communisme


Point de départ des principes fondamentaux de la production et de la distribution communistes

[Complément aux Principes fondamentaux de la production et de la distribution communistes. Publié en 1931 par le Neue Arbeiter Verlag, Berlin. (Traduit du néerlandais en allemand.)]


 Source :  Fondements de la production et de la distribution communiste / Groupe des Communistes Internationaux (g.i.k.) 1930 ; Préface de Paul Mattich (1970). – Brochure pdf mis en ligne gratuitement par La Bataille socialiste  en 2014 ; transcit de la publication par l’i.c.o., 1970 ; ici des petites corrections, surtout dans le typographie; le traduction de la poème de Herman Gorter a été modifié.
This version is being corrected and needs to be compared to the German original.


I. – Resumé

a. Les conseils ouvriers, fondement de l’organisation sociale

Dans notre ouvrage principes fondamentaux de la production et de la distribution communistes, nous avons envisagé l’avènement du communisme d’un point de vue tout à fait différent de celui qui était adopté jusque là dans le mouvement ouvrier. En partie, c’est le déroulement de la révolution russe qui a mis à l’ordre du jour le besoin de procéder à un examen plus approfondi de la vie économique en régime communiste. Il suffit de lire le règlement dans les usines russes pour se rendre compte que les travailleurs n’ont aucune influence sur la marche de la vie économique. Seuls les dirigeants de la production disposent de l’appareil de production : les travailleurs, dans le communisme d’État russe, sont restés des salariés, il faut être aveugle pour ne pas voir que ceci entraîne que le profit est le fondement de la production russe, comme dans tout le monde capitaliste. La production n’a pas pour but de satisfaire les besoins des producteurs.

Une seconde raison de procéder à ce réexamen est liée à l’évolution du problème agraire. Dans notre étude Orientations du développement de l’agriculture, nous avons montré que la production agricole est déjà complètement socialisée, que l’entreprise agricole est passée au stade de la « production industrielle », mais que, en dépit de cela, la question agraire reste le gros obstacle à l’établissement du « socialisme » ou du « communisme » au sens vulgaire de ces termes. Les paysans ne se laissent pas absorber organiquement dans l’économie « communiste » (c’est-à-dire par l’administration étatique). Ceci permet de conclure une fois de plus que cette conception vulgaire du communisme doit être fausse.

La troisième raison, et certainement la plus importante, qui rend nécessaire l’examen du problème de la production communiste découle de ce qu’il apparaît clairement que la classe ouvrière a besoin, dans le cours même de la révolution, d’autres formes d’organisation que celles qui existent dans la période de l’« amélioration des conditions de travail ». La structure organisationnelle du mouvement ouvrier révolutionnaire est apparue sous la forme des organisations d’entreprises et des conseils ouvriers.

Mais entre la structure organisationnelle d’un mouvement et les idéologies, le monde des idées, qui la sous-tendent, il y a un rapport étroit. Si étroit, que l’on peut dire que la structure est une fonction de l’idéologie. Les structures organisationnelles des différents courants du mouvement ouvrier s’accordent avec les diverses représentations qu’ils se font de l’édification de la société communiste. Si on voit, dans la lutte de classe, apparaître des changements de structure, ceci prouve que de profondes modifications idéologiques ont eu lieu qui, alors, trouvent leur expression organisationnelle.

Dans les périodes révolutionnaires, de profondes modifications de l’idéologie se produisent qui s’accomplissent a une rapidité inouïe. Les buts que se fixent les travailleurs changent complètement : ils se radicalisent. Une des leçons les plus importantes qu’il faut tirer de la période 1917-1923, c’est que ces idéologies modifiées ont une autre expression idéologique que l’ancien mouvement ouvrier. Il faut alors s’opposer de la manière la plus extrême, allant jusqu’au combat sanglant, à l’ancien mouvement ouvrier parce ce que celui-ci s’oppose au nouveau mode de pensée des ouvriers radicalisés. Les organisations d’entreprise et les conseils ouvriers sont les armes organisationnelles que les travailleurs utilisent pour faire la révolution.

On peut se faire une idée de la signification que l’on attribuait aux conseils au début de la période révolutionnaire en par courant l’article de D.J. Struik dans De Nieuwe Tijd (1919, p. 466), parlant de la résolution adoptée par le Parti communiste hollandais sur les conseils.

On y lit ainsi :

« Rien n’est plus révélateur du progrès que nous avons fait dans la connaissance des lois de la révolution sociale que notre compréhension du système des conseils. Il y a seulement deux ans, une telle compréhension eût été tout bonnement impossible, et il y a trois ans les têtes les mieux faites de l’Internationale n’auraient à peu près pu rien dire sur la signification des conseils, telle que nous la concevons aujourd’hui. »

Il serait bien difficile de trouver, dans la littérature d’avant-guerre, des déclarations relevant de cet état d’esprit… Partout, jusqu’à la révolution de février 1917, on en était resté à parler simplement d’un changement nécessaire… des formes politiques et économiques que la révolution aurait à exécuter. Les allusions à cette nécessité n’ont d’ailleurs, à ce que nous savons, eu guère d’écho, du moins de ce côté de la Vistule. Rosa Luxemburg ne parle qu’une seule fois, en passant, du Conseil des délégués ouvriers de 1905, dans toute sa brochure sur les grèves de masse. Trotsky, dans son livre sur la première révolution russe, traite sans doute de l’histoire, de la signification et des pouvoirs de ce premier conseil, mais il ne cherche pas à approfondir en se livrant a une étude du système des conseils lui-même. Quant aux journaux marxistes qui parurent pendant la première moitié de la guerre mondiale, Vorbote, Lichtstrahlen, etc., ils ne contiennent aucune allusion au soviet de Petrograd de 1905.

Le fait que si peu de temps après l’éclatement de la révolution de février l’idée des soviets ait acquis un tel fondement solide est exclusivement une conséquence de la praxis de la révolution… Jamais le mot de Mehring, selon lequel « l’intuition des masses en action peut être bien plus géniale que celle du plus grand génie », n’a jamais été aussi vrai que dans ce cas-là. Ce que la période révolutionnaire nous a apporté de plus capital et de plus positif c’est que, dans le même temps où nous pouvions voir les formes dans lesquelles la révolution prolétarienne se déroulait, nous pouvions aussi voir apparaître les idéologies qui sont l’expression des nouvelles formes de la lutte de classe. La prise en mains de l’appareil social de production été effectuée par les organisations d’entreprises et leur coalition : les conseils ouvriers. C’est pourquoi une étude du problème de la production et de la répartition communistes doit partir de ces bases.

Les conseils ouvriers seront un jour l’essence
De l’humanité tout entière sur terre.
Comme les fleurs d’une grande gerbe cueillies
Liées dans tout l’éclat du soleil.

Ils sont la plus haute de la toute communauté,
Ils sont le rejet de la toute solitude,
Dans lesquels chaque homme, femme et tendre enfant
Trouvera seul son but unique, l’humanité.

Les conseils ouvriers sont ainsi comme la lumière,
Ils sont la paix, la tranquillité et le salut,
Ils sont la vérité et la source de la vérité.

Ils sont la consistance dans l'Ensemble
De l’humanité, le nœud du travail,
Ils sont le bonheur de l’humanité, – ils sont la lumière.

(Herman Gorter, De Arbeidersraad (Le Conseil ouvrier).

b. L’explication marxiste du fait que la classe ouvrière est dominée

À côté de cette apparition des organisations d’entreprise, nous avons un second point de départ, pour établir les principes fondamentaux de la vie économique communiste dans l’explication marxiste de l’exploitation et de la domination de la classe ouvrière. Il ne s’agit pourtant pas d’aligner citation sur citation de Marx, mais bien de s’incorporer son mode de pensée, l’essentiel de son analyse.

Les raisons de la domination et de l’exploitation de la classe ouvrière sont faciles à saisir : elles sont intimement liées au fait que le travailleur est séparé des moyens de production. Le capitaliste est le possesseur des moyens de production, le travailleur ne possède que sa force de travail. Le capitaliste règle les conditions dans lesquelles le travailleur doit travailler. C’est pourquoi le travailleur est, d’un point de vue économique, sans droit (même si la démocratie politique est complètement réalisée). Il est dépendant du capital. Grâce à son droit de disposition des moyens de production, la classe possédante dispose aussi de la force de travail. Elle domine la classe ouvrière.

Le droit de disposition des moyens de production détenu par la classe dominante met la classe ouvrière sous la dépendance du capital.

C’est cela l’essentiel.

Le fait que la classe ouvrière soit séparée des moyens de production entraîne le fait qu’elle ne dispose pas du produit de son travail. Les travailleurs ne peuvent rien faire des biens qu’ils produisent : ils ne leur appartiennent pas, ils sont la propriété du patron. Ce qui leur arrive par la suite, n’est pas leur affaire ; ils ont tout simplement à vendre leur force de travail, et en échange reçoivent leur salaire. Ils sont des salariés.

Et il ne peut pas en être autrement. La disposition de l’appareil de production entraîne la disposition des produits fabriqués. Ce sont la les deux aspects différents d’une même chose. Ils sont fonctionnellement reliés, l’un ne peut aller sans l’autre ; chacun ne peut exister que grâce à l’autre.

C’est parce que les travailleurs ne disposent pas de l’appareil de production qu’ils ne disposent pas non plus des produits fabriqués ; c’est à cause de cela qu’ils sont dominés, c’est à cause de cela qu’ils sont des salariés.

Le salariat est l’expression du fait que le travail est séparé des produits du travail, du fait que les travailleurs n’ont rien à dire ni sur le produit ni sur l’appareil de production. Le salariat est le signe infaillible de ce que la classe ouvrière est « muette », de ce qu’elle est dominée par ceux qui disposent de l’appareil de production et du produit social.

De même qu’il est simple de découvrir les fondements de la domination de la classe ouvrière, de même il est aisé de formuler en quoi consiste la suppression de l’esclavage salarié. (Même si la réalisation pratique de cette suppression est loin d’être aussi simple.) La suppression de l’esclavage salarié ne peut être effectuée que si la séparation en travail et produit du travail est elle-même abolie, lorsque le droit de disposition du produit du travail et par conséquent des moyens de production retourne aux travailleurs. Voilà en quoi consiste pour l’essentiel la production communiste.

Mais, bien entendu, ceci ne peut se faire sous la forme que prenait, pour l’artisan, la disposition de ses outils et du produit de son travail. La société d’aujourd’hui ne connaît plus de travail « individuel » qui se fait absolument tout seul; elle est passée au stade de la production sociale, au processus de travail socialisé, où chaque individu est devenu un petit rouage d’un grand ensemble. C’est pourquoi les travailleurs devront posséder collectivement les moyens de production. Mais la propriété collective qui n’entraîne pas avec elle le droit de disposition manque son but. La propriété collective n’est pas une fin en soi, seulement un moyen pour rendre possible l’exercice du droit de disposition des moyens de production par les travailleurs, pour supprimer la séparation entre travail et produit du travail, pour pouvoir abolir le salariat.

c. La confusion entre fin et moyens

Tel est le point faible du mouvement ouvrier d’aujourd’hui qui se fixe pour but de faire passer les moyens de production sous le régime de la propriété collective, mais on n’imagine pas que ceci ne puisse pas être une fin ; on ne se doute pas qu’avec le passage à la « propriété collective » le problème de mettre un nouveau mode de production se trouve tout de suite posé. La classe ouvrière vit faussement avec l’idée que le communisme viendra « de lui-même » lorsque la suppression de la propriété privée des moyens de production aura été réalisée. Mais la conclusion que, grâce à cela, le salariat doit nécessairement disparaître est fausse.

Le véritable but du prolétariat ne peut être que la prise, par les travailleurs, du droit de disposition des moyens de production, et grâce à elle, du produit, de façon à supprimer, dans les faits, le salariat. Ce n’est qu’ainsi que la classe ouvrière se « libérera ». L’exercice collectif du droit de disposition de la production par les producteurs libres est le fondement de la société communiste.

Mais les producteurs libres ne peuvent disposer des moyens de production selon leur bon plaisir, comme le font les producteurs libres de la société capitaliste (les possesseurs d’usine, les dirigeants). Si cette disposition devait s’effectuer selon le bon plaisir, il ne saurait être question d’une disposition collective des moyens de production. La première condition pour établir une disposition collective de l’appareil de production, c’est que la production s’effectue selon des règles valables pour tous, des règles selon lesquelles tout le travail social doit s’effectuer. Alors une décision et une action collective deviennent possibles. Les producteurs libres doivent par conséquent créer des conditions de production égales pour tous les producteurs. La production s’effectue alors sur les mêmes bases dans toute la société. Ainsi les producteurs libres se transforment simultanément en producteurs égaux. Ainsi les organisations d’entreprise réalisent dans leurs liens de toute sorte : l’association des producteurs libres et égaux.

De ce point de vue, l’exigence de l’égalité n’apparaît en aucune manière comme une exigence « éthique » ou « morale ». Elle prend sa source dans les nécessités posées par les conditions de la production dans l’économie communiste. L’« égalité » n’est pas ici un concept éthique, c’est un concept économique. Elle n’exprime rien d’autre que le fait que la production dans toutes les organisations d’entreprise suit les mêmes règles, de façon à rendre possible la disposition collective de l’appareil de production. Fixer et étendre ces règles à toute la production, telle est la tâche essentielle de la révolution prolétarienne.

Nous voyons ainsi comment l’exigence morale de l’égalité que nous posons pour le communisme, cette exigence de conditions égales pour le développement de l’individualité, s’enracine dans l’égalité dans laproduction.

II. – La « révision » social-démocrate du marxisme

a. La confusion entre le travail social et les formes organisationnelles dans lesquelles le capital domine ce travail

Aussi bien la social-démocratie radicale (les bolcheviks) que la social-démocratie réformiste a révisé la théorie marxiste sur le point décisif de « l’association des producteurs libres et égaux ». La socialisation du procès de travail signifie, selon le point de vue marxiste, que la « production marchande » devient, au fur et à mesure de son développement, le mode de production dominant. Le nombre des producteurs travaillant exclusivement pour le marché augmente de plus en plus. Chacun produit ce qu’il ne consomme pas lui-même, le produit fabriqué est destiné aux autres – chacun exécute ainsi du travail social, chacun travaille pour la société. Le capitalisme est lui-même le grand révolutionnaire qui arracha, au fur et à mesure de son développement, les producteurs à leur anciens modes de production ; il entraîna les producteurs au service du capital dans un procès de travail qui supprimait les rapports de travail traditionnels, qui détruisait toutes les relations personnelles et familiales. Le capitalisme a placé tout le monde dans une situation, où chacun, dépossédé de tout avoir n’a rien d’autre que sa force de travail brute pour participer au procès de travail socialisé.

La social-démocratie a transformé (et transforme) ce procès de socialisation de la production en quelque chose de tout à fait différent. Pour elle, la progression constante de la production sociale se mesurait à la croissance continuelle des trusts, des syndicats, des cartels, elle ramenait la socialisation à la forme dans laquelle le droit de disposition capitaliste (privé ou collectif ) sur les moyens de production – sur le travail social et sur le produit social – s’organise et se concentre. La social-démocratie prend les formes d’organisation uniquement capitalistes de la domination du travail social pour le travail social lui-même.

Il n’est donc nullement étonnant, qu’à la suite de cette confusion d’idées, on assiste à une interprétation du socialisme tout à fait différente de celle issue des conceptions marxiennes sur le travail social. Aussi bien pour la social-démocratie radicale que pour la social-démocratie réformiste, le trust vertical –  la forme de liaison capitaliste de l’organisation du procès de production allant des matières premières au produit fini – se transforme par-là en condition idéale du mode de production communiste (« Toute l’économie nationale organisée sur l’exemple de la poste […] voilà quelle est notre première tâche », Lénine, L’État et la Révolution).

Il est clair qu’on illusionne par-là la classe ouvrière sur le chemin qui mène au socialisme ; on lui fait croire qu’elle conquerra le pouvoir politique, s’emparera de l’État, et aura ainsi en même temps entre ses mains l’appareil de production centralisé, créé par le capitalisme lui-même.

(Ainsi le célèbre marxiste de gauche Parvus montre-t-il « à quel point il est facile [i.c.o.: inutile] de transformer la grande industrie en production étatique » (Parvus, L’État, l’industrie et le socialisme). On retrouve les mêmes propos chez Hilferding dans les Tâches de la Social-Démocratie dans la République, à la page 6, il écrit : « Cela signifie que le problème qui est posé à notre génération est celui de transformer, à l’aide de l’État, à l’aide d’une réglementation sociale consciente, cette économie organisée et dirigée par les capitalistes en une économie dirigée par l’État démocratique »).

Voilà la conception générale de la production communiste, que l’on rencontre, avec toutes sortes de nuances, dans la social-démocratie. Les différences ne se font jour qu’à partir du moment où il est question de moyens, de la tactique grâce auxquels on espère parvenir à cette situation. La social-démocratie réformiste veut y arriver grâce au suffrage universel, en utilisant la démocratie bourgeoise. Elle veut « conquérir » cet État capitaliste et bourgeois, et soumettre, grâce à lui, les organisations du capital. En fait ce qui se passe réellement, c’est que l’État, gouverné par les sociaux-démocrates, est assujetti par l’organisation du capital.

La social-démocratie radicale (les bolcheviks) combat cette politique avec résolution. Sa propagande prône la destruction de l’État bourgeois lors de la révolution et la constitution d’un nouveau pouvoir politique par une organisation politique (parti) de la classe ouvrière – l’État de la dictature prolétarienne. Cet État doit créer, dans une optique révolutionnaire, une organisation économique centrale (à l’exemple des trusts capitalistes) qui absorbera les entreprises et les industries en fonction de leur degré de « maturité ». En d’autres termes : les branches industrielles suffisamment concentrées par le capital pour pouvoir être absorbées par la gestion de l’État, doivent être « nationalisées ».

b. Nationalisation et socialisation

Bien que Marx n’ait pas donné de description de la vie économique communiste, il ne subsiste aucun doute sur ce fait : pour lui, la réglementation de la production ne devait pas être effectuée « par l’État, mais par l’union des associations libres de la société socialiste » (H. Cunow, La Théorie marxienne del’Histoire, de la Société et de l’État, 1, p. 309). La direction et la gestion de la production devaient revenir directement aux producteurs et aux consommateurs, et non passer par le détour de l’État. L’identification de l’État et de la société est une invention postérieure de la social-démocratie. À vrai dire cette conception de Marx est en contradiction avec le Manifeste communiste, qu’il faut considérer comme une déclaration de principe du capitalisme d’État. Mais la révolution de 1848 et la Commune de Paris furent précisément le terrain expérimental, sur lequel se développa cette nouvelle conception.

Engels, dans son Anti-Dühring, retourna également sa critique contre le socialisme d’État :

« Ni la transformation en sociétés par actions ni la transformation en propriété d’État n’enlève aux forces productives leur caractère de capital. La dissolution ne peut se produire que si la société prend possession ouvertement et sans détour des forces productives qui sont devenues trop grandes pour toute autre direction que la sienne. »
(Ed. sociales, p. 318).

Entre 1880 et 1890, la social-démocratie défendait encore ce point de vue. Ainsi voyons-nous le vieux Wilhelm Liebknecht déclarer à l’occasion de la tentative faite pour placer sous gestion étatique les chemins de fer, les mines de charbon et les grandes industries :

« On peut étatiser progressivement une entreprise après l’autre. C’est-à-dire remplacer les patrons privés par l’État, perpétuer le système capitaliste en changeant seulement d’exploiteur […] L’État devient patron à la place des patrons privés ; lesouvriers n’y gagnent rien, mais l’État par contre aura accru sa puissance et son pouvoir de répression […] Plus la société bourgeoise se rend compte qu’avec le temps, elle ne peut se défendre des idées socialistes, plus nous approchons du moment où, avec le plus grand sérieux, on proclamera le socialisme d’État ; le dernier combat que la social-démocratie aura à mener se livrera sous le cri de guerre : social-démocratie contre socialisme d’État ! »

Cunow remarque à ce propos que « ce congrès du Parti prit, par conséquent, position contre l’étatisation, car il considérait que social-démocratie et socialisme d’État étaient deux choses inconciliables. » (Cunow, p. 340).

Dès ayant 1900, ce point de vue était abandonné ; et l’on présentait au contraire l’étatisation ou la mise en exploitation communale des entreprises comme des approches du communisme. Aussi, dans la terminologie socialiste, appelle-t-on de telles entreprises des « entreprises collectives » bien que les producteurs n’entrent en rien dans leur gestion et leur direction.

c. Le problème de la Révolution russe

La Révolution russe nous a gratifiés de la mise en pratique de la théorie du socialisme d’État. Les bolcheviks n’ont jamais axé leur propagande sur le fait que les travailleurs devaient occuper leurs entreprises, afin de faire fonctionner celles-ci sous leur propre direction. L’expropriation des propriétaires n’a jamais été considérée par eux comme une affaire propre aux travailleurs des usines, mais comme une affaire relevant du pouvoir d’État. La classe ouvrière avait seulement à détruire l’appareil d’État de la bourgeoisie et à mettre les bolcheviks à la tête du nouvel État. La réalisation progressive du communisme revenait ensuite à la nouvelle direction, qui devait « nationaliser » les entreprises « mûres » pour une intégration dans l’appareil de gestion centralisé de l’État.

Mais par-là les bolcheviks entrèrent immédiatement en conflit avec la classe ouvrière. Le 7 novembre 1917, les bolcheviks s’emparèrent du pouvoir et dès le 14 novembre ils promulguèrent un « décret relatif au contrôle » dans lequel on concédait aux conseils d’entreprises un certain nombre de droits généraux quant au contrôle sur la production, mais où il était clairement précisé, que les Conseils d’entreprise n’avaient pas à se mêler de la direction courante des entreprises. Il fut également interdit « de prendre possession de l’entreprise ou de la diriger », sauf avec l’accord des autorités supérieures. Mais ces autorités supérieures étaient effrayées par la « nationalisation » parce que leur appareil de gestion n’était pas encore en mesure d’intégrer toutes les entreprises. Au 28 juin 1918, alors que les bolcheviks étaient au pouvoir depuis 8 mois déjà, ils n’avaient « nationalisé » que 100 entreprises industrielles. Et dans la majorité des cas, il s’agissait d’expropriations punitives sanctionnant le sabotage des entrepreneurs. Mais les travailleurs avaient une autre conception de la mise en pratique du communisme. Puisque le gouvernement n’exécutait pas la « nationalisation », on procéda donc à une expropriation « sauvage ». On assista, selon Piatakov (alors directeur de la banque d’État) « à un procès élémentaire de prise en charge des entreprises par les organes de contrôle des travailleurs », qui dans ses conséquences signifiait « le transfert de la gestion des entreprises entre les mains de groupes de travailleurs et non entre celles del’État ouvrier ». « On vit apparaître alors un nouveau propriétaire, tout aussi individualiste que le premier : le Comité de contrôle ». (Izvestia, 27 avril 1918).

Si le Conseil supérieur de l’économie nationale n’avait nationalisé jusqu’au 28 juin 1918 que 100 entreprises, l’expropriation « sauvage » s’étendait-elle, à cette même date, à plus de 400 entreprises; 200 d’entre elles furent expropriées durant la courte période comprise entre le 15 mai et le 28 juin. En mai 1918, lors du premier congrès des Conseils, il avait certes été précisé à nouveau avec insistance, que les expropriations « sauvages » étaient interdites, mais on peut voir, d’après ces 200 expropriations, dans quelle mesure ce congrès était l’expression de la voix des travailleurs… Aussi l’accroissement rapide des expropriations « sauvages » était-il une des raisons expliquant le soudain revirement de la politique du gouvernement, qui promulgua le 28 juin son grand décret de nationalisation, afin de remettre au moins un peu d’ordre dans la production. Pour l’instant cette nationalisation n’était cependant qu’une affaire formelle, parce que la production devait être poursuivie sous la direction des vieux entrepreneurs qui conservaient « à bail et en usufruit gratuits » les entreprises.

On assiste, à partir de ce moment, à une lutte pour la direction des entreprises. Le Conseil supérieur de l’économie nationale combat les « tendances syndicales », en prenant en main la direction des entreprises, et les travailleurs essayent, de leur côté, de conserver cette direction. Un exemple parmi de nombreux autres est la fabrique d’amidon « Jivilov » qui fut nationalisée par le gouvernement, mais son conseil d’entreprise refusa de remettre la direction aux représentants du Conseil économique suprême. Il se constitua une « association des 4 616 délégués ouvriers » qui, opposée aux syndicats, défendait « l’autonomie des conseils d’entreprises ». (Ce mouvement débuta dans les chemins de fer.)

Quelle que soit l’importance pour la « Résolution des problèmes posés par la révolution sociale d’un examen plus approfondi des tendances syndicales » et de la lutte qu’il faut engager contre celles-ci, notre affaire n’est pas là pour l’instant. (On trouvera sur ce sujet des éléments d’analyse plus précis dans le livre de Maurice Dobb, Russian economic development, Londres, 1928. Les faits rapportés ci-dessus sont empruntés à cet ouvrage.) Pour nous, ce qui importe ici, c’est seulement de montrer l’opposition existant entre le pouvoir gouvernemental, engagé sur la voie de la « nationalisation » et l’initiative révolutionnaire des travailleurs l’opposition entre l’« étatisation » ou la « nationalisation » et la « socialisation », et tout ce qui précède montre assez que cette opposition existe réellement.

Le parti communiste ne donnera donc pas de directives, d’après lesquelles les travailleurs pouvaient eux-mêmes insérer leurs entreprises dans la vie économique, il ne donna pas de fil directeur permettant defaire passer effectivement à la société la direction et la gestion de l’économie. Pour lui, la libération des travailleurs n’était pas l’œuvre des travailleurs eux-mêmes; pour lui la mise en pratique du communisme était l’affaire des « hommes de science , des « intellectuels », des statisticiens, etc. Le parti communiste croyait pouvoir se contenter de chasser les vieux directeurs d’entreprises, et de prendre lui-même en main le pouvoir de commandement sur le travail, pour mener toute la société vers le communisme. La classe ouvrière était tout juste bonne à balayer les vieux maîtres du travail – et à mettre de nouveaux à la place. Sa fonction n’allait pas plus loin et ne pouvait aller plus loin, parce qu’il n’existait pas de règles générales de production permettant d’assurer la base de l’auto-organisation des producteurs.

Les bolcheviks qui proclament avec force à la face du monde qu’ils sont les successeurs conséquents de Marx feraient bien d’être un peu plus discrets. Ils sont conséquents dans la révision de Marx, car la transformation de la socialisation de la production, telle que la voyait Marx, en « nationalisation des entreprises mûres » n’est rien d’autre qu’un abandon de la révolution prolétarienne, l’abandon du communisme lui-même. Pour Marx, il n’y a pas d’entreprises mûres et d’autres qui ne le sont pas encore ; pour Marx la société est mûre pour le communisme en tant que totalité. F. Oppenheimer remarque fort justement dans le recueil de H. Becla sur Les chemins et les buts du socialisme :

« On s’imagine qu’on s’approche pas à pas de la “socialisation” marxienne lorsqu’on nomme socialisation l’étatisation et la communalisation d’entreprises isolées. C’est ce qui explique la formule mystérieuse des “entreprises mûres”, par ailleurs incompréhensible […] Pour Marx, la société ne peut être mûre que comme un tout. Selon lui, des entreprises isolées ou des branches isolées d’une entreprise sont aussi peu “mûres” et peuvent aussi peu être collectivisées, que les organes isolés d’un embryon au 4e mois de la grossesse sont mûrs pour naître et mener une existence autonome. »

d. La domination du travail et de la classe ouvrière sous le communisme

Ce qui dans la social-démocratie de toutes nuances passe pour du socialisme ou du communisme n’est pas la mise en application de nouvelles lois économiques pour la circulation des marchandises, mais seulement la transposition de l’organisation du capital dans la vie économique communiste. Cependant, qu’implique organisation de la production, créée par le capitalisme ? Qu’implique-t-elle, d’une part du point de vue du capitaliste ? La domination du travail salarié, la domination organisée du travailleur salarié. L’explication marxiste du capitalisme ne laisse subsister aucun doute là dessus. Chez Marx la position sociale du capitaliste par rapport au salarié est caractérisée par le fait qu’il dispose du travail, c’est-à-dire des travailleurs dans la production.

Les théories de socialisation propres à toutes les tendances de la social-démocratie, tournent toutes autour de cette seule question de la domination de la classe ouvrière. Pour elles, il va de soi qu’il faille dominer et diriger le travail, de même que le recours à une organisation centrale rigide leur semble relever de l’évidence. Le but qu’elles se sont fixé, c’est l’organisation d’une direction sur les travailleurs, omniprésente et aussi centralisée que possible. Mais cette direction devra elle-même être contrôlée par le parlement (chez les réformistes) ou par l’État prolétarien, qui est constitué par le parti politique des travailleurs salariés (bolcheviks). En d’autres termes, la domination de la classe ouvrière devra être tempérée par la « démocratie ».

Voilà le cadre dans lequel évoluent les tendances du soi-disant mouvement ouvrier marxiste, des réformistes bon teint jusqu’aux révolutionnaires déclarés qui veulent détruire l’actuelle organisation économique et politique de la société et la réorganiser. Leur but commun c’est l’organisation du pouvoir de commandement sur le travail salarié.

Pour que ce système de production fonctionne comme l’espèrent ces projets de socialisation, la direction devra veiller avant tout à s’assurer le droit de disposition sur l’appareil de production et, par-là, le droit de commandement sur les travailleurs :

« Si nous voulons parler sérieusement d’une économie planifiée, si la force de travail doit être répartie en accord avec le plan économique dans un stade de développement déterminé, la classe ouvrière ne peut mener une vie de nomade. Elle doit, tout comme les militaires, être déplacée, répartie et commandée. »
(Trotsky, Russische Korrespondenz, juillet 1920, n° 10, p. 12. Über die gegenwärtigen Aufgaben des wirtschaftlichen Aufbaus. – Rede auf dem IX. Kongress der Kommunistischen Partei Russlands, Moskau, April 1920).

En théorie, ce droit cherche sa justification dans les impératifs du plan économique ; en pratique il se tourne contre toute immixtion indésirable de la part des travailleurs. Si les travailleurs veulent régler eux-mêmes la production, cette ambition est présentée comme une émanation de la pensée bourgeoise… et ces travailleurs sont traités en contre-révolutionnaires. Le développement du communisme d’État russe nous fournit des exemples édifiants à ce propos. Nous avons déjà attiré l’attention sur le décret relatif au contrôle ouvrier du 14 novembre 1917 qui interdisait sévèrement toute immixtion de travailleurs dans la direction courante des entreprises. Le 20 avril 1918, lors du 3e congrès des syndicats, la direction individuelle des entreprises et la responsabilité « par en haut ». L’association des délégués ouvriers et un groupe formé autour de Gorki opposèrent à cela la responsabilité collective, mais ils n’y réussirent pas entièrement. En 1920 la direction individuelle et par-là également la responsabilité individuelle furent généralisées (après les discussions du 9e congrès du parti).

Quels résultats espère-t-on atteindre au moyen de cette direction centrale de la vie économique, aménagée par le parlement ou le parti politique des travailleurs salariés ? Tout le monde s’accorde sur fait qu’il faille supprimer l’exploitation. Les réformistes croient pouvoir atteindre ce but en conservant les lois de circulation de la production marchande capitaliste. L’exploitation doit être abolie en laissant à l’État le soin de poursuivre l’exploitation et de trousser des réformes. Les bolcheviks essayèrent d’abolir l’argent et de répartir en nature, tant dans les entreprises qu’auprès des consommateurs, le produits social. Très vite, cela se révéla impossible et l’on passa de ce fait à la méthode réformiste dont nous venons de parler. Dans les deux cas le résultat était le même : le capitalisme d’État.

III. – L’idéal bolchevik : distribution en « nature » des moyens de production et des biens de consommation

a. L’expérience

Le but des bolcheviks était de supprimer le travail salarié et l’exploitation. Avec assurance, ils empruntèrent la voie de la suppression de l’argent, qui devait survenir grâce à une énorme inflation du moyen d’échange. Les imprimeries de l’État travaillèrent jour et nuit, afin d’imprimer toujours plus d’argent en papier, dont l’État se servait pour ses paiements, mais auquel il ne garantissait pas d’équivalent.

« On fabrique des billets […] Il est impossible de fabriquer assez de billets. Les besoins sont encore plus énormes que les possibilités de fabrication. »
(A. Goldschmidt, p. 138).

Dans la mesure où s’accroissait le montant total de « l’argent » dépensé, diminuait naturellement la valeur d’échange, le pouvoir d’achat du rouble. Les prix des marchandises augmentaient journellement par bonds successifs – phénomène que nous avons également pu observer en Allemagne, durant la période d’inflation. La valeur du moyen d’échange augmentait avec une telle rapidité que ceux qui avaient quelque chose à vendre, ne voulaient plus céder leur marchandise contre de l’argent. Ils voulaient certes céder leurs marchandises, mais uniquement de façon directe, en échange d’autres marchandises, sans utiliser la forme intermédiaire de l’argent : ils voulaient uniquement échanger leurs marchandises en « nature ».

C’était là précisément ce que voulaient les bolcheviks. Dans un rapport du Commissariat russe aux finances, qui fut distribué à Moscou en 1921 à tous les participants du IIIe Congrès de la IIIe Internationale, cette politique de l’inflation est vantée comme une méthode sciemment utilisée pour instaurer le communisme.

« Lorsque chez nous en Russie la valeur de l’argent baisse, c’est là une chose certainement très dure à supporter pour nous. […] mais nous avons une issue, un espoir ; nous nous dirigeons vers l’abolition totale de l’argent. Nous délivrons le salaire en « nature », nous introduisons l’usage gratuit des tramways, l’éducation est gratuite, les repas de midi sont gratuits – même si provisoirement encore ils laissent àdésirer – l’habitat, l’électricité sont gratuits. Il s’agit là d’une œuvre de longue haleine qui se heurte à de grandes difficultés ; il nous faut lutter sans relâche, mais nous avons une issue, un espoir, un plan […] »
(Grigorij Zinoviev, Zwölf Tage in Deutschland, Hamburg, 1921; « Douze jours en Allemagne », p. 74,cité par Pollock, Essais d’économie planifiée, p. 73).

Comment se présentait alors cette sorte de communisme ? Le Conseil économique central de l’État soviétique prendra en main la production des marchandises et la distribution, en supprimant l’argent et le commerce ; il aurait alors à déterminer pour tous les habitants la quantité de pain, de beurre, d’habits que chacun peut recevoir et à lui fournir ces biens en « nature ». La possibilité de réalisation de ce programme devait reposer sur une statistique consciencieuse de la production et de la consommation prolétarienne est principalement une économie de biens de consommation :

« L’économie prolétarienne est principalement une économie naturelle. Avec le développement de l’économie étatique, ce qui est éliminé, en premier lieu, des relations qu’entretiennent les entreprises les unes avec les autres : c’est l’argent. Les usines de charbon livrent leur charbon aux chemins de fer et aux usines métallurgiques, sans fixation de prix. Les fonderies livrent leur fer aux industries de transformation qui livrent à leur tour leurs machines à des entreprises d’État ou à des entreprises rurales, sans l’entremise de l’argent. Les travailleurs reçoivent une part de plus en plus grande de leur salaire sous forme naturelle : habitation, chauffage, pain, viande, etc. L’argent dépérit également comme moyen decirculation. »
(Varga, Les problèmes économiques et politiques, p. 159).

Comme les faits le prouvent, il ne s’agissait pas seulement de pure théorie :
Janvier 1919 : instauration du trafic postal gratuit.
20 février 1919 : décret relatif à la circulation des marchandises entre les entreprises d’État, sans virement bancaire ni comptabilisation.
Premier juin 1919 : gratuité du trafic des marchandises dans les chemins de fer. La « nationalisation du salaire » eut lieu pendant toute la période comprise entre 1918 et 1921.

Finalement on ne délivra que 15 % du salaire en argent; les 85 % qui restaient étaient payés en « nature ». Le téléphone, le gaz, l’eau courante, l’électricité, le loyer, les combustibles et les transports étaient « gratuits ». Le Commissariat à l’approvisionnement devait entretenir, de cette manière, 58 millions de personnes.

La comptabilité de la production et de la distribution ne s’effectuerait donc pas en argent ou en fonction d’une autre mesure générale, mais uniquement en sommes de marchandises. On calculerait selon le poids, la longueur ou le volume, ou alors seulement selon le nombre par unité de biens d’usage. On passerait en un mot à l’économie naturelle, qu’Otto Neurath caractérise dans son livre, Plan économique et Comptabilité naturelle, de la manière suivante :

« La science de l’économie socialiste ne connaît qu’un seul agent économique : la société. Celui-ci, sans comptabiliser ni les pertes ni les profits, sans mettre en circulation d’argent – qu’il s‘agisse de monnaie métallique ou de bons de travail – déterminé par le plan économique, sans se baser sur une unité de mesure, organise la production et détermine les divers niveaux d’existence selon des principes socialistes. » (p. 84).

De 1918 jusqu’à 1921, les bolcheviks ont essayé de réaliser ce principe et le rapport du Commissariat aux finances, que nous avons mentionné plus haut, est encore un des derniers prolongements de ces essais : en 1921 le rouble se stabilisait ; on retournait à l’argent à valeur fixe. L’État soviétique dut abandonner ses projets visant à éliminer l’argent de la production et de la distribution et le remplacer par une comptabilité en nature effectuée par l’économie étatique. Ni l’absence de la Révolution mondiale ni l’inadaptation de l’entreprise rurale individuelle à la gestion étatique ne peuvent être tenus pour responsables de cet échec. Il s’avéra simplement qu’une production et une distribution reposant sur une pareille « base communiste » n’était pas viable. La révolution russe a démontré pratiquement qu’une production sans unité de mesure était un non-sens.

Les essais faits pour amener la vie économique sur des voies nouvelles prirent fort justement comme point de départ un plan déterminé à l’avance. Les différentes entreprises établissaient leurs plans de production et leurs devis, à partir desquels la direction centrale des trusts élaborait un plan de trust général. La réunion de tous les plans de trust permettait au Conseil suprême de l’économie nationale d’avoir une vue d’ensemble sur l’appareil de production regroupé au sein de l’État. À partir de là il était possible d’établir un plan de production général pour l’ensemble de l’industrie d’État. Tous ces plans étaient basés sur une comptabilité en roubles. Et pourquoi pas sur une comptabilité en « nature ».

Parce qu’économiquement il est dépourvu de sens d’additionner des poids, des volumes ou la quantité par unité des divers produits du travail. Mais la valeur du rouble baissa rapidement et les prix des produits augmentèrent de ce fait tout aussi rapidement. Aussi les plans et les devis n’existaient-ils que sur le papier – ils n’étaient d’aucune valeur pour le procès réel de production. Varga, qui reconnaît par ailleurs les mérites de la « méthode inflationniste », trouve que c’est là un de ses grands inconvénients, il écrit :

« La dévaluation rapide et continue de l’argent est un désavantage dans la mesure où elle empêche une stabilisation des salaires, et rend ceux-ci fluctuants ; elle occasionne des désaccords entre les travailleurs de l’État et l’État prolétarien lui-même ; pousse à des augmentations constantes de salaires, complique considérablement la comptabilité et l’établissement d’un plan de gestion étatique, mais empêche surtout la poursuite de celui-ci. » (Varga, id., p. 138).

Aussi est-ce là une des raisons pratiques qui forcèrent l’État soviétique d’abandonner son projet de détruire « l’argent à valeur fixe ». Déjà en 1919 on constate que « le calcul de la valeur du produit devient de jour en jour plus nécessaire », de sorte que le 2e Congrès économique (1919) décida d’« entreprendre la comptabilité des dépenses les plus importantes de l’État d’après la valeur des produits. » (Goldschmidt, p. 133). Naturellement ceci n’est possible que si toute la production est basée sur la valeur. La stabilisation générale de l’argent devait donc s’ensuivre nécessairement.

b. Les deux leçons de la Révolution russe

La grande expérience bolchevik de « l’économie naturelle » contient deux leçons importantes (l’une économique, l’autre politique), qui doivent mener la classe ouvrière à la prise de conscience prolétarienne. La leçon économique nous apprend qu’une économie rationnelle est impossible en l’absence d’un étalon de mesure universel pour comptabiliser la vie économique. Pour pouvoir établir un plan production, il est nécessaire de connaître la quantité de travail disponible sous diverses formes et de quelle façon ce travail doit être réparti entre les différentes branches de production. Mais comme il est impossible – du moins jusqu’à présent – d’additionner des tonnes de charbon, des hectolitres defroment, etc., il faut donc négliger pour tous les produits leur forme d’usage précise, leur valeur d’usage, et prendre seulement en considération la propriété qui leur est commune à tous : ils contiennent tous une quantité déterminée de travail humain. L’établissement d’un plan de production rend de ce fait nécessaire que l’on détermine, pour chaque produit, la quantité de travail que coûte sa fabrication. Le communisme peut mesurer ce travail directement, sans passer par le détour de l’argent.

« La société peut calculer simplement combien il y a d’heures de travail dans une machine à vapeur, dans 1 hectolitre de la dernière récolte, etc. Il ne peut donc pas lui venir à l’idée de continuer à exprimer les quanta de travail qui sont déposés dans les produits et qu’elle connaît de façon directe et absolue, dans un étalon seulement relatif, flottant, inadéquat, autrefois inévitable comme expédient, en un tiers produit, au lieu de le faire dans son étalon naturel, adéquat, absolu, le temps […] Donc, en tenant compte de ces suppositions, la société n’attribuera pas non plus de valeur aux produits. » (Engels, Anti-Dühring, p. 349.)

La leçon politique nous apprend que les tentatives visant à mettre le droit de disposition sur les moyens de production entre les mains d’une centrale, paralysent nécessairement de plus en plus l’initiative des travailleurs. Les producteurs ne peuvent avoir aucun droit de décision sur le produit : la séparation entre le travail et les produits de ce travail est la caractéristique essentielle de la production, tout comme dans le capitalisme. Les essais tendant à répartir le produit en « nature , à « nationaliser le salaire » placent la disposition des « revenus nationaux » toujours plus entre les mains du pouvoir central. L’accroissement du « salaire naturel » (dans la version bolchevik) n’est par-là rien d’autre que le renforcement de l’esclavage de la classe ouvrière. Dans la concentration du pouvoir de disposition sur l’appareil de production, sur le travail social et le produit social nous voyons la forme dans laquelle la dictature du prolétariat se transforme en dictature sur le prolétariat.

IV. – L’unité comptable sous le communisme

a. La réglementation de la production

En analysant « l’explication marxiste de la domination subie par la classe ouvrière , nous avons vu que le vrai problème du communisme était celui de supprimer la séparation entre le travail et le produit de ce travail. Ce n’est pas à l’un ou à l’autre Conseil supérieur de l’économie nationale que doit revenir la disposition du produit du travail, mais aux producteurs eux-mêmes, par l’intermédiaire de leurs organisations d’entreprises. Ce n’est que de cette façon qu’ils deviennent des producteurs libres et qu’ilspeuvent, alors, liés les uns aux autres, se grouper en Association de producteurs libres et égaux. En fait parce que la technique actuelle a socialisé toute la production, et que techniquement toutes les entreprises sont entièrement dépendantes les unes des autres, et qu’elles constituent ensemble un procès de travail ininterrompu, la tâche de la révolution est de les unir aussi économiquement. Mais ceci n’est possible que si une loi économique générale unit tout le procès économique.

Cette union est de toute autre nature que ne la présentent les « théories » de socialisation ? Celles-ci n’ont jamais visé autre chose que la réunion organisationnelle des différentes branches de la production. Pour elles la question est de savoir quelles sont les industries qu’il faudra réunir, et comment ce problème devra être résolu organisationnellement et techniquement. Pour l’instant il est encore trop tôt pour débattre de telles questions, parce qu’il nous faut tout d’abord clarifier les relations réciproques des différentes organisations d’entreprises, c’est-à-dire le rapport juridique des organisations d’entreprises à la totalité du corps économique. La nouvelle loi économique générale qui unit tout le procès économique ne nous donne par conséquent encore aucune indication quant à la réunion organisationnelle de l’économie. Elle ne définit que les conditions dans lesquelles les producteurs réunis dans les organisations d’entreprises participent au grand procès économique général. Ces conditions doivent en premier lieu être identiques pour chacune des parties du procès total. Au contraire de Lénine qui part du principe : « Toute l’économie nationale organisée selon l’exemple des postes […] telle est notre première exigence », nous disons : « Des conditions économiques égales pour toutes les parties de la production sociale, telle est notre première exigence ». C’est alors seulement qu’on peut se prononcer sur la question de la technique d’organisation.

Ce que nous entendons par « conditions économiques égales » se rapporte en premier lieu à la mise en place d’une mesure fixe, valable universellement, d’après laquelle se fera toute la comptabilité de la production et de la répartition. Cette mesure ne peut plus être l’argent, parce qu’il n’y a plus de « tierce personne » pour s’interposer entre l’ouvrier et son produit. Le travailleur n’est pas ici un « étranger » face au produit social du travail. Il ne consomme sans doute pas directement le produit qu’il fabrique lui-même; mais son produit possède une caractéristique propre à tous les biens de la société : le temps de travail socialement nécessaire qu’a coûté leur fabrication. Tous les biens sont donc, du point de vue social, entièrement égaux en ce qui concerne leur qualité. Ils ne se différencient que dans la quantité de travail social qu’ils ont absorbée dans le procès de leur production. De la même manière que la mesure du temps de travail individuel est l’heure de travail, il faut que la mesure de la quantité de travail incluse dans les produits soit l’heure sociale moyenne de travail.

L’exigence primordiale de la révolution prolétarienne est donc l’obligation, faite à toutes les entreprises, de calculer pour tous les produits qu’elles fabriquent, la quantité de temps social moyen de travail absorbée par la production et de livrer en même temps leur produit aux entreprises ou aux consommateurs conformément à ce « prix ». Les organisations d’entreprises obtiendront en contre partiele droit de percevoir un montant égal de travail social sous forme d’autres produits afin de pouvoir poursuivre, de la même manière, le procès de production. Toutes participent ainsi dans des conditions économiques égales au procès de production. Une fois que cette réglementation de la production et de la distribution a été menée à bonne fin, alors toute la vie économique qu’unit déjà le travail social sera réglée aussi économiquement, c’est-à-dire socialement.

Le capitalisme essaye de réaliser cette réglementation par la voie organisationnelle, grâce à une concentration renforcée de son pouvoir dans l’industrie. Mais il ne réussit qu’à déclencher la lutte consciente sur une échelle de plus en plus large, avec pour conséquence des catastrophes de plus en plus considérables. En suivant les voies de la politique et les règles de la « démocratie », on essaye de tempérer les contradictions ; mais la démocratie ne sert finalement qu’à organiser la dernière et la plus profonde des contradictions, celle entre la classe possédante et le prolétariat – et à assurer sa perpétuation. Cette situation sociale ne peut être dépassée que si les travailleurs se « libèrent »; s’ils conquièrent le droit de disposition sur les moyens de production et participent, dans des conditions économiques égales, au procès de production.

b. Réglementation de la distribution

Mais la révolution ne consiste pas uniquement en un bouleversement des conditions économiques de la production. Elle entraîne une transformation des conditions économiques de la consommation individuelle. Une fois que les travailleurs ont le droit de disposition sur le produit de leur travail entre leurs mains, il faudra que leur rapport à ce produit soit déterminé et réglementé sur des bases nouvelles, c’est dire que les nouveaux rapports de production se transforment, à ce niveau également, en nouveaux rapports juridiques. Car si les travailleurs disposent de leurs produits, ce n’est plus dans le sens du capitalisme privé, d’une disposition arbitraire. Cette disposition du produit ne peut s’effectuer que dans des conditions sociales et égales pour tous. Les producteurs et les consommateurs seront sans doute libres, mais leur liberté sera précisément déterminée par leur sujétion sociale. Chaque cellule aura sa tâche propre (sa propre « différentiation »), que seul son fonctionnement autonome pourra assurer. Et ce fonctionnement autonome n’est en même temps possible que dans et grâce au cadre limitatif qu’imposent les lois régissant le fonctionnement du corps économique global. C’est dans ce cadre limitatif que se déploient l’activité et le fonctionnement, les travailleurs se transformant par conséquent en producteurs libres grâce à cette délimitation.

À leur tour, les conditions égales pour la consommation individuelle ne peuvent reposer que sur une mesure égale dans la consommation. De même que l’heure individuelle de travail est la mesure du travail individuel, de même l’heure individuelle de travail est, en même temps, la mesure de la consommation individuelle. Ainsi la consommation est-elle, elle aussi, réglée socialement, et elle se meut dans un cadre parfaitement exact.

La réalisation de la révolution sociale n’est donc, dans son essence, rien d’autre que l’application pratique de l’heure de travail comme mesure de toute la vie économique. Elle mesure et la production et le droit des producteurs sur le produit social. Mais l’essentiel ici est que ce sont les producteurs eux-mêmes qui appliquent pratiquement cette catégorie. Ils ne le font pas parce que c’est ici une exigence « éthique » ou «  morale » du communisme, mais parce que, du point de vue économique, il est impossible de faire autrement. En fait la suppression de la mise en tutelle du travail, le développement et l’épanouissement de l’homme libre relèvent également d’une exigence éthique. Mais cela ne fait que prouver à nouveau que l’économie et l’éthique ne peuvent toutes les deux se réaliser que réciproquement : elles finissent par se fondre en une seule et même unité.


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Compiled by Vico, 23 February 2020























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