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Thème : La solution économique pour la période de transition du capitalisme vers le communismeFondements de la production et de la distribution communisteTravail collectif du groupe des Communistes Internationalists (Pays-Bas), 1930 Source : Fondements de la production et de la distribution communiste / Groupe des Communistes Internationaux (g.i.c.) 1930 ; Préface de Paul Mattick (1970). – Brochure pdf mis en ligne gratuitement par La Bataille socialiste en 2014 ; transcit de la publication par l’i.c.o., 1970 ; ici des petites corrections, surtout dans le typographie. Préface de l’A.A.U. (1930)Le travail suivant, fruit d’une étude menée en commun par le Groupe des Communistes Internationalistes (g.i.c.) de Hollande, montre dans sa structure une unité si forte qu’on peut parler d’un effort collectif réel et positif. L’adoption d’une méthode de travail collective dans la rédaction, qui prouve quel résultat peut donner la mise en commun de forces conscientes, rend ce texte d’autant plus précieux. Avec ce texte, le « Groupe des communistes internationalistes » offre au débat, pour la première fois dans l’histoire du mouvement ouvrier de l’après-[première]-guerre, les possibilités pratiques d’établir la production et la distribution sur la base d’une économie de la valeur d’usage [ou du besoin]. Le groupe a rassemblé toutes les expériences accumulées comme résultat des tentatives passées de la classe ouvrière et de ses théoriciens, afin de mettre à nu les causes premières de l’échec scientifique de ces efforts passés, et éviter cette confusion aux générations à venir. D’un autre côté, prenant comme point de départ les principes du communisme scientifique pour les combiner avec tel ou tel travail d’auteurs plus anciens, le texte laisse entrevoir de nouvelles relations et interconnexions économiques, qui dans leur ensemble fondent une économie communiste sur des principes scientifiques. Il ne s’attache pas seulement à la nécessité d’une transformation économique et sa construction dans le domaine industriel, mais souligne aussi les liens nécessaires avec l’agriculture. Ainsi le g.i.c. procure-t-il un clair aperçu des interconnexions et du mode de développement nécessaire de l’ensemble d’une société communiste en devenir. Ainsi nous voulons par cet écrit ouvrir le chemin: les Principes fondamentaux de production et derépartition communiste seront couronnés de succès, à condition que la classe ouvrière élabore consciemment et mette en application pratique les connaissances ramassées dans son combat pour l’existence. Le combat est difficile, mais le but en vaut la peine ! Berlin 1930. Union générale des ouvriers (a.a.u. - Revolutionäre Betriebs-Organisation, Allemagne) Chapitre I
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F | + | C | + | T | = | Masse de produits, ou |
100 millions | + | 600 millions | + | 600 millions | = | 1 300 millions d’heures de travail |
Toutes les entreprises réunies useraient donc, ici, 700 millions d’heures de travail (pour F et C). Celles-ci sont prélevées sur le produit social total, de sorte qu’il restera encore une masse de produits représentant 600 millions d’heures de travail. Les entreprises publiques prélèvent, à présent, sur cette masse de produits leurs moyens de production et leurs matières premières, le reste étant à la disposition de la consommation individuelle.
Afin de pouvoir saisir concrètement cette répartition, il est nécessaire de connaître la consommation totale des entreprises publiques. Appelons les moyens de production nécessaires à ces entreprises publiques Fp ; les matières premières Cp, et la force de travail Tp (la lettre « p » en indice signifie « public »), et nous pourrons établir le budget total des entreprises publiques, par exemple comme suit :
(Fp | + | Cp) | + | Tp | = | services publiques |
8 millions | + | 50 millions | + | 50 millions | = | 108 millions d’heures de travail. |
( Fp + Cp ) + Tp = services publics.
8 millions + 50 millions + 50 millions = 108 millions d’heures de travail.
De là, il nous est possible de faire un nouveau pas en avant. On prélève donc tout d’abord 58 millions d’heures de travail sur le produit ayant coûté 600 millions d’heures de travail aux entreprises productives, afin d’assurer la reproduction ( Fp + Cp ) des entreprises de t.s.g. Il ne nous reste ainsi plusque 542 millions d’heures de travail pour la consommation de tous les travailleurs. La question est à présent de savoir ce que cela représente pour chaque travailleur. Pour répondre à cette question, il nous faut déterminer, quelle part du produit de la force de travail des entreprises productives est absorbée par les entreprises publiques. Et tous auront résolu le problème. Dans les entreprises productives, les travailleurs ont travaillé 600 millions d’heures de travail et dans les entreprises de t.s.g., 50 millions. Cela représente, pour tous les travailleurs réunis, une somme de 650 millions. Il n’y a cependant que 542 millions d’heures de travail à la disposition de la consommation individuelle. Du produit total de la force de travail, il n’y a qu’une partie équivalente à 542/650 = 0,83 à la disposition de la consommation individuelle. L’entreprise ne peut donc pas payer le produit intégral de la force de travail, mais seulement 83 %.
Le chiffre ainsi obtenu, qui indique quelle est la part de force de travail qu’il reste à répartir, en guise de salaire, dans les entreprises, nous l’appellerons le facteur de paiement (« facteur de consommation individuelle » ou f.c.i. Dans notre exemple il se monte à 0,83, ce qui signifie qu’un travailleur qui a travaillé 40 heures, ne touchera qu’un salaire équivalent à 0,83 × 40 = 33,2 heures de travail, sous forme de bons lui permettant d’acquérir les produits sociaux de son choix.
Pour donner une forme générale à ce qui vient d’être dit, essayons d’établir une formule pour le facteur de consommation individuelle. Il s’agit de déterminer T. On retranche ( Fp + Cp ); il reste donc à sa disposition :
T – ( Fp + Cp )
T + Tp
Pour plus de clarté, mettons à la place des lettres les chiffres de notre exemple et nous obtenons :
F.C.I. = | 600 M – 58 M | = | 542 | = 0,83 |
600 M + 50 M | 650 |
Ce calcul est possible, parce que toutes les entreprises tiennent un compte exact de leur usure en f, c et t. La comptabilité sociale générale qui enregistre, grâce à un simple virement, le flux des produits dispose de manière simple de toutes les données nécessaires à l’établissement du facteur de payement. Ce sont T, F
Grâce à un tel procès de production et de répartition, il n’y a personne pour la part de produit social qui revient à chaque consommateur individuel. On n’a pas affaire ici, à une répartition qui découle de la production matérielle elle-même. Le rapport du producteur au produit réside dans les choses elles-mêmes, et c’est justement à cause de cela qu’il n’incombe à personne d’allouer quoi que ce soit. C’est d’ailleurs là aussi ce qui explique qu’une telle économie peut se passer totalement d’un appareil d’état. Toute la production et toute la distribution se situent sur un terrain réel, parce que les producteurs et les consommateurs peuvent, précisément grâce à l’existence de ce rapport, diriger et gérer eux-mêmes tout le procès économique.
Au cours de diverses conférences que nous avons tenues sur ce sujet, quelques auditeurs exprimèrent leur crainte de voir la comptabilité sociale générale s’instaurer en un nouvel organe d’exploitation, parce que c’est à elle qu’incombe la fixation du f.c.i. Elle pourrait, par exemple, calculer ce facteur trop faiblement.
Mais le fait est qu’il n’existe aucune base pour asseoir une quelconque exploitation. L’économie communiste ne connaît que des organisations d’entreprise. Quelles que soient les fonctions de celle-ci, toutes se meuvent à l’intérieur des limites que leur impose le budget. La comptabilité sociale générale n’est elle-même qu’une organisation d’entreprise (de travail social général) et elle aussi ne peut se mouvoir qu’à l’intérieur des limites déterminées par la production. Elle n’a aucun pouvoir sur l’appareil économique, parce que la base du procès de production et distribution est une base matérielle à partir de laquelle toute la société peut contrôler entièrement l’ensemble de l’économie. Il est certain, à l’inverse, que toute l’économie dont la base n’est pas le rapport exact du producteur à son produit, dans laquelle ce rapport est déterminé par des personnes, se transformera fatalement en appareil d’oppression – même si l’on y abolit la propriété privée des moyens de production.
Nos considérations sur le facteur de paiement nous obligent à aborder encore un autre problème, directement lié à celui-ci : il s’agit du procès de développement de la société en direction du communisme intégral.
Une caractéristique essentielle des entreprises de t.s.g. est le fait qu’elles permettent à chacun de « prendre selon ses besoins » [recevoir selon ses besoin]. L’heure de travail n’est donc plus ici la mesure de la répartition. Le développement de la société communiste entraînera un accroissement de ce type d’entreprise, si bienque l’alimentation, les transports, l’habitat, et en bref la satisfaction des besoins généraux deviendront eux aussi « gratuite ». Cette évolution est un qui, en ce qui concerne le côté technique de l’opération, peut s’effectuer rapidement. Le travail individuel sera d’autant moins la mesure de consommation individuelles que la société évoluera dans une telle direction, qu’il y aura de plus en plus de produits distribués selon ce principe. Bien que le temps de travail individuel soit la mesure de la répartition individuelle, le développement de la société entraînera la suppression progressive de cette mesure. À ce propos, rappelons ce que Marx disait de la répartition : le mode de répartition variera suivant l’organisme producteur de la société et le développement historique des producteurs. Ce n’est que pour faire un parallèle avec la production marchande que nous supposons que la part de chaque producteur est déterminée de façon claire et nette. Tandis que la répartition ne cesse d’être socialiste de plus en plus largement, le temps de travail continue, quant à lui, à ôter tout simplement la mesure de la part de produit qu’il reste à répartir individuellement.
Le procès de « socialisation » de la répartition ne s’effectue pas automatiquement ; il dépend de l’initiative des travailleurs. Mais c’est que celle-ci aura alors aussi tout l’espace qu’il lui faut. Si la production a atteint un niveau d’organisation tel que celui-ci permet à une certaine branche productive, fabriquant un produit manufacturé destiné à la. satisfaction des besoins individuels, de me sa production sans accroc, rien ne s’oppose à ce que l’on classe cette entreprise dans la catégorie des entreprises publiques (t.s.g.).
Tous les comptes de ces entreprises restent de toute façon identiques. Les travailleurs n’ont nullement besoin, ici, d’attendre le bon vouloir des fonctionnaires d’État, d’attendre jusqu’à ce que ces messieurs contrôlent suffisamment la branche productive en question. Chaque entreprise ou chaque complexe d’entreprises étant, en ce qui concerne leur comptabilité, une unité fermée, la « socialisation » peut être effectuée par les producteurs eux-mêmes.
Grâce à la gestion autonome des entreprises, la production est d’une très grande mobilité, ce qui accélère le développement sans entraves du procès économique. C’est ainsi qu’il sera par exemple également tout à fait naturel que la « socialisation » suive un rythme différent melon les endroits, parce-que dans telle entreprise se fera sentir un plus grand besoin d’installations culturelles que dans telle autre. C’estd’ailleurs grâce à la mobilité de la production qu’une telle différence dans le développement est possible. Si les travailleurs d’un district de production désirent, par exemple, ouvrir encore quelques salles de lecture publiques, cela. leur est possible sans plus de problèmes. Aux entreprises de t.s.g. s’ajouteront alors de nouvelles institutions, d’une importance plus locale, de sorte que les frais qu’elles occasionneront devront être portés par le district de production concerné. On modifiera le f.c.i. pour ce district, sans qu’il y ait pour autant rupture de rapport du producteur à son produit. Les producteurs peuvent ainsi construire eux-mêmes la vie dans ses mille et une nuances.
Le procès de développement de la libre satisfaction des besoins se meut dans des limites fixes ; il est une action consciente de la société, le rythme du développement étant déterminé, pour l’essentiel, par le niveau d’évolution des consommateurs. La rapidité avec laquelle pourra être « socialisée » la répartition dépend de la rapidité avec laquelle ceux-ci apprendront à gérer avec économie le produit social, c’est-à-dire à ne pas dépenser inutilement. Il importe peu, pour les comptes effectués au niveau de la production global, qu’il y ait beaucoup ou peu d’entreprises de t.s.g. La transformation en entreprisede t.s.g. d’une entreprise qui mettait auparavant son produit à la disposition de la consommation individuelle moyennant un salaire, entraîne d’une part un accroissement du budget total des entreprisesde t.s.g., d’autre part une diminution de la somme des biens de consommation touchés à l’aide d’un salaire. Le facteur de paiement diminue donc de plus en plus, au fur et à mesure que la société communiste se développe. Sans doute, ne pourrait-il jamais disparaître complètement, parce que seules peuvent se transformer en entreprises de t.s.g. les entreprises qui assurent la satisfaction des besoins généraux. Les divers besoins naissant des particularités propres à chaque individu ne pourront sans doute guère être inclus dans la répartition sociale. Mais l’important n’est pas là ; ce qui importe c’est que la voie vers la socialisation soit tracée avec netteté.
Pour les marxistes officiels, les considérations qui précèdent relèvent de l’« utopie pure » et n’ont rien à voir avec Marx. Dans notre conclusion, nous analyserons de plus près ce problème de l’« utopie ». Quant aux conceptions de Marx, nous pouvons dire qu’elles concordent en tous points avec les nôtres. Voici ce qu’il écrit au sujet de la « phase supérieure » du communisme, que nous appelons « distribution socialisée » :
« Dans une phase supérieure de la société communiste, quand auront disparues l’asservissante subordination des individus à la division du travail et, par suite, l’opposition entre le travail intellectuel et le travail physique ; quand le travail sera devenu non seulement le moyen de vivre, mais encore le premier besoin de la vie ; quand avec l’épanouissement universel des individus, les forces productives se seront accrues et que toutes les sources de la richesse coopérative jailliront avec abondance – alors seulement on pourra s’évader une bonne fois de l’étroit horizon du droit bourgeois, et la société pourra écrire sur ses bannières : « De chacun selon ses capacités, à chacun selon, ses besoins. »
(Gloses marginales, p. 142).
Cependant, Marx pense également que cela est d’abord le résultat d’un processus de développement :
« La société que nous avons ici à l’esprit, ce n’est pas celle qui s’est développée sur ses bases propres, mais au contraire, celle qui vient de sortir de la société capitaliste ; c’est donc une société qui à tous égards, économique, moral, intellectuel, porte encore les stigmates de l’ancien ordre où elle a été engendrée. Le producteur individuel reçoit donc – toutes soustractions opérées – exactement ce qu’il lui a donné. Ce qu’il lui a donné c’est son quantum individuel de travail. Par exemple, la journée sociale du travail se compose de la somme des heures de travail individuel; le temps de travail individuel de chaque producteur est la portion de la. journée de travail qu’il a fournie, la part qu’il y a prise. Il reçoit de la société un bon certifiant qu’il a fourni telle somme de travail (après déduction du travail effectué pour les fonds collectifs) et, avec ce bon, il retire des réserves sociales exactementautant d’objets de consommation que lui a coûté son travail. Le même quantum de travail qu’il a donné à la société sous une forme il la reçoit en retour sous une autre. »
(Gloses marginales, p. 1418-1419).
Nos considérations relatives au facteur de consommation individuelle partent du fait que les entreprises productives de reproduisent d’abord elles-mêmes, complètement ; la force de travail de ces entreprises a ensuite la charge de l’usure en moyens de production des entreprises publiques. C’est ainsi qu’il reste T – ( Fp + Cp ) heures de travail à la disposition de la consommation individuelle. Mais avec le développement plus poussé du communisme, l’établissement de ces comptes se transformera, car il yaura alors beaucoup d’entreprises qui travailleront simultanément pour la consommation individuelle, et pour la poursuite de la production – telles, par exemple, les centrales électriques. L’éclairage et le chauffage des maisons d’habitation satisfont les besoins individuels, mais le produit de ces centrales est aussi absorbé par les entreprises productives en tant qu’éclairage et en tant qu’énergie, en tant que matière première. Lorsque la société est assez mûre du point de vue productif et social pour que l’on puisse passer à la livraison individuelle et gratuite d’électricité, apparaît un nouveau type d’entreprises, qui relève autant de l’entreprise productive que de l’entreprise publique. Ce sont ces entreprises que nous appelons entreprises mixtes. Au fur et à mesure de la progression de la « socialisation », ce type gagnera de plus en plus on ampleur. Il est évident que la comptabilité de l’entreprise ainsi que le f.c.i. s’en ressentiront. La comptabilité exige que l’entreprise mixte soit classée dans l’un des types d’entreprises principaux – soit productif soit public. Peu importe d’ailleurs lequel. Pour l’établissementdes comptes on peut soit classer toutes les entreprises mixtes dans la catégorie des entreprises productives, soit dans celle des entreprises publiques. On peut cependant ainsi ranger telle entreprise dans la catégorie productive, l’autre dans la catégorie publique, selon la situation. La comptabilité negène donc nullement la mobilité de la production et de la répartition. Considérons tout d’abord le cas d’une entreprise mixte que l’on aurait classée dans la catégorie des entreprises productives, et les conséquences qui s’ensuivent pour le f.c.i.
Auparavant, lorsque notre centrale électrique était encore une entreprise entièrement productive, on portait au crédit du compte de virement tous les kilowatts qui avaient été fournis à la consommation individuelle ou aux autres entreprises, et la centrale pouvait, en fonction de ses comptes, se reproduire. Mais le passage à la « livraison individuelle gratuite » engendre un déficit dans le compte de virement, dont le montant est précisément celui de la consommation individuelle. Les heures de travail nécessaires à la production de courant alternatif ou continu pour la consommation individuelle doivent de ce fait être restituées à la centrale électrique à partir du f.c.i. Ce déficit est à la charge du budget de t.s.g. et fait baisser le f.c.i. Si, dès lors, on additionne tous les déficits des entreprises mixtes, on obtient le déficit général, que la diminution du f.c.i. devra compenser. Si nous appelons ce déficit général D, alors :
F.C.I. = | T – ( Fp + Cp ) – D |
T + Tp |
Considérons à présent cette centrale électrique en tant qu’entreprise publique. La production des entreprises de t.s.g. est une production sans « revenu » ; aussi leur production est-elle entièrement aux frais de la force de travail des entreprises productives. L’entreprise mixte travaille cependant, grâce à la livraison de moyens de production ou de matières premières à d’autres entreprises, avec un crédit dans son compte de virement – ce qui veut dire qu’elle peut se reproduire elle-même on partie. Son usure totale en ( fp + cp ) + tp n’est pas à la charge de la force de travail des entreprises productives, parce qu’elle peut subvenir en partie à la reproduction de ses moyens de production et de ses matièrespremières. Si nous désignons par C (crédit) la part de production qui permet à ces entreprises de se reproduire elles-mêmes, alors la charge de la force de travail des entreprises productives sera seulementde ( fp + cp ) + tp – c. Si toutes les entreprises mixtes fonctionnent ainsi, le f.c.i. sera :
F.C.I. = | T – ( Fp + Cp ) – C |
T + Tp |
C’est le troisième et dernier cas que nous analyserons, qui correspond en fait à la manière dont on établira réellement la comptabilité de ces entreprises. Telle entreprise mixte sera rangée, au niveau de ses comptes, dan la catégorie des entreprises productives, telle autre dans celle les entreprises publiques. Les entreprises productives mixtes réclameront au budget de t.s.g. un montant de D (déficit) heures detravail, alors que les entreprises mixtes publiques auront livré en retour aux entreprises productives un montant de C (crédit) heures de travail. À la charge du f.c.i., il reste donc D – C. Le facteur de consommation individuelle sera alors :
F.C.I. = | T – ( Fp + Cp ) – ( D – C ) |
T + Tp |
Après tout ce qui vient déjà d’être dit, nous pouvons être brefs en ce qui concerne la production. Tout tient dans le rapport exact du producteur au produit. Nous avons vu de quelle manière les économistes qui se sont occupés du problème de répartition des biens dans la société communiste se refusent à laisser la production elle-même déterminer ce rapport et comment, au contraire, ils en font le point de litige central de la lutte politique et économique des consommateurs. En fait, cela signifie tout bonnement que la lutte pour le pouvoir, la lutte pour la maîtrise du rapport du producteur au produit au sein de la société se déchaîne de plus belle, qu’elle poursuit ses effets néfastes. Si, au contraire, le producteur déterminait directement par son travail même son rapport au produit social, toute politique de prix deviendrait totalement impossible. Ce n’est qu’à ce moment que nous sommes en présence des conditions requises pour le dépérissement de l’État, ce n’est qu’à ce moment que nous pouvons dire :
« La société qui réorganise la production au moyen de “l’association des producteurs libres et égaux” renvoie toute la machinerie d’État à la place qui sera alors la sienne dans le monde des antiquités, à côté du rouet et de la hache en bronze. Le gouvernement des personnes fait place à l’administration des choses et à la direction des procès de production. L’État n’est pas aboli, il s’éteint. »
(Engels, Anti-Dühring, p. 320).
Après la fixation du rapport déterminant entre producteur et produit, il ne reste plus qu’à opérer la jonction horizontale et verticale des entreprises, pour donner une forme aussi rationnelle que possible au procès de production. Cette jonction est un processus dont l’initiative appartient aux producteurs. À l’heure actuelle aussi, c’est à partir des lieux de production que s’opèrent les jonctions capitalistes dans la production – mais ce sont les intérêts du profit qui poussent les entreprises à fusionner, à former des trusts, des cartels et autres organisations analogues. En régime communiste, où les intérêts du profit n’existent plus, il s’agit de réunir les entreprises entre elles, de telle sorte qu’un flux régulier de produits circule d’entreprise à entreprise, ou vers les coopératives. La comptabilité exacte de ce qui entre dans les entreprises et de ce qui en sort, exprimée en heures de travail, mesure le bon fonctionnement de ce procès de circulation. Celui-ci veut alors être réglé par les producteurs eux-mêmes sans intervention étatique. La répartition de la plus grande partie du produit social, c’est-à-dire les moyens de production renouvelés qui entrent dans telle ou telle entreprise, est, sans plus de formalité, du domaine des producteurs eux-mêmes.
Si nous considérons à présent la répartition des produite destinés à la consommation individuelle, il nous faut tout d’abord insister sur la dépendance réciproque de la production et de la répartition. De même qu’une gestion centrale de l’économie entraîne une allocation « personnelle » des produits, de même l’association des producteurs libres et égaux rend nécessaire l’association des consommateurs libres et égaux. Ainsi la répartition se fait, elle aussi, de façon collective, grâce à une coopération dans tous les domaines. Nous avons déjà montré à quel point ce qui s’est passé en Russie a été, à ce niveau, exemplaire ; comment les consommateurs s’unirent, en un temps record, afin de pouvoir répartir eux-mêmes leurs produits, c’est-à-dire indépendamment de l’État ; que cette autonomie des consommateurs russes n’est en fait qu’une farce parce que le rapport du producteur au produit a été déterminé tout d’abord dans les sphères supérieures du pouvoir. Quoi qu’il en soit, la forme de la distribution reste un acquis qu’on ne saurait remettre en question.
Nous n’avons pas l’intention de faire, ici, une description de la « jonction des coopératives de consommation ». Celle-ci variera seulement en fonction de circonstances locales et de la nature du produit à distribuer. Ce qu’en revanche, il nous faut préciser ce sont les principes de base généraux d’une telle jonction tels qu’ils résultent du caractère de comptabilité sociale. Cette nécessité s’impose parce qu’il nous faut montrer que le procès de distribution ne remet pas en cause le rapport exact du producteur au produit.
Lorsque nous avons analysé le travail social général, nous avons vu comment ce rapport s’établit, sans être en rien gêné par l’existence de faux frais généraux dans la société, et comment ainsi le « produit total de la force de travail » retourne aux travailleurs. Mais ceci revient à dire, que les faux frais doivent être inclus dans le budget général du travail social général (t.s.g.). La répartition du produit est une fonction sociale générale.
Les faux frais de la répartition ne peuvent donc incomber à chaque coopérative de consommation en particulier, sinon le rapport exact du producteur au produit serait rompu. L’administration de l’organisation de distribution serait obligée de mener une « politique des prix » afin de couvrir ces faux frais et nous nous trouverions de nouveau face à une allocation « personnelle » des produits. Si nous remarquons qu’une organisation de distribution consomme, elle aussi, f et t, nous en concluons qu’elle a le caractère d’une entreprise de travail social général. Le produit ou le service qui est le résultat de son activité est précisément la répartition des produits.
De cette caractérisation découle directement que ces organisations sont soumises aux mêmes règles que toutes les entreprises de t.s.g. Elles établissent, elles aussi, un budget, estiment la somme f + c + t dont elles auront besoin pour la période de travail à venir, ainsi que la quantité à répartir. Leur schéma de production se formule comme n’importe quel autre ( f + c ) + t est un service public (X heures de produit à répartir). L’organisation de distribution a une entière liberté d’action dans le cadre de ce schéma : elle est maître chez elle, la distribution ne remettant pas en cause le rapport exact du producteur au produit.
Une fois la base et la forme de la distribution précisées, il reste à élucider un problème important. Il s’agit de savoir si la quantité de chaque produit est disponible. En d’autres termes, il faut que la production soit en accord avec les besoins de la population. Il nous faut donc avant tout connaître les besoins afin de pouvoir, d’après eux régler harmonieusement la production des entreprises. Il s’agit là d’un peint d’autant plus sensible que c’est précisément là que les adversaires du communisme font porter leur critique. Ils expliquent sans ambages que le communisme qui veut remplacer l’économie de profit par une économie des besoins, ne dispose d’aucun moyen pour évaluer ces besoins. Le capitalisme résout automatiquement ce problème. Dès qu’un besoin plus important de certains produits se manifeste, cela se traduit sur le marché par une augmentation de prix. L’élévation des profits qui en résulte appâte les entrepreneurs de sorte que les capitaux affluent vers les lieux de production de ces articles, répondant ainsi rapidement à la croissance des besoins. Une diminution de ceux-ci a un effet opposé sur la production. C’est ainsi que le mécanisme de marché réalise une mesure des besoins.
On sait assez que ce mécanisme n’est pas aussi innocent qu’il n’en a l’air. C’est justement en lui qu’il faut chercher l’origine des grandes crises de production qui livrent des milliers de gens à la famine, ainsi que celle des ambitions impérialistes qui conduisent des millions de gens à s’entr’égorger sur les champs de bataille. Malgré tout, le marché, en régime capitaliste, est (et était autrefois encore plus) l’appareil de mesure des besoins. Le communisme rejette le marché et refuse la fixation des prix par l’offre et la demande. Il devra donc arriver à ses fins sans recourir à ce mécanisme dont on a tant vanté les bienfaits. Mises, pourfendeur patenté du communisme, croule sous les lauriers et les applaudissements lorsqu’il prouve à un public de braves bourgeois l’impossibilité économique du communisme.
« Là où la libre circulation du marché n’existe pas, il n’y a pas fixation des prix et, sans fixation des prix, il n’y a pas de “comptabilité économique”. »
(Mises, L’économie collective, Jena, 1922, p. 210).
Pour Block la chose n’est pas plus claire :
« Une fois que l’échange individuel a été supprimé, la production devient socialement nécessaire, et il en va de même pour les produits. Mais Marx ne se creuse guère la tête pour expliciter les méthodes d’après lesquelles la nécessité sociale va se créer et s’installer. Tant qu’on ne peut montrer par quoi il faut remplacer le mécanisme du marché, toute comptabilité économique appliquée à une économie collectiviste, c’est-à-dire tout socialisme rationnel, est impensable. »
(Block, La théorie marxienne de l’argent, p. 121-122).
Block ne sait que faire. Les solutions préconisées par Neurath et consorts, il les tient pour non viables, ce en quoi nous ne pouvons lui donner tort. Toutes, en effet, se ramènent à une seule et unique recette, conçue dans la ligne de Hilferding qui veut liquider le problème « à l’aide de tous les moyens fournis parune statistique organisée de la consommation », ce qui, une fois encore, réintroduit un droit de disposition centralisé sur le produit social.
Avant d’aborder cette question, il nous faut examiner les différents caractères de la distribution capitaliste et communiste. Dans ce qui précède nous avons admis qu’en régime capitaliste, le marché était un instrument de mesure des besoins. Si, cependant, nous allons au fond des choses, il apparaît que cela n’est vrai que de manière restreinte. Qu’en est-il en fait? La force de travail est une marchandise dont le prix sur le marché est fixe ou fluctuant. Ce prix tourne autour du minimum vital du travailleur. Avec ce que lui rapporte la vente de sa force de travail, le salaire, l’ouvrier reconstitue celle-ci, un point c’est tout. Le produit social peut bien croître à l’infini, le travailleur n’en tire que son minimum vital. Sans aucun doute ses besoins croissent, sollicité qu’il est par la masse même des produits qui lui sont inaccessibles. Le capitaliste a beau se référer avec complaisance a son mécanisme de marché qui évalue sibien les besoins, en fait, il ne les connaît pas réellement, éventuellement encore moins bien que ceux qui veulent remplacer le marché par un appareil statistique. D’ailleurs, il n’est nullement nécessaire, pour le capitaliste, de connaître le marché justement parce qu’il ne travaille pas pour satisfaire les besoins mais pour acquérir des profits. En ce qui concerne le prolétariat, tout ce fameux mécanisme du marché ne se meut qu’à l’intérieur de limites étroites, prescrites par le minimum vital, et où le problème d’une connaissance des besoins au sens communiste de ce terme, ne se pose absolument pas. Les économistes bourgeois le savent fort bien. Block écrit :
« Le procès de fixation des prix veille à ne satisfaire que les besoins les plus pressants, c’est-à-dire les besoins qui exigent un maximum de pouvoir d’achat. »
(C. Block, La théorie marxienne de l’argent, p. 122).
Le communisme ne connaît qu’une répartition égalitaire du produit social parmi tous les consommateurs. C’est ainsi que la force de travail cesse d’être une marchandise, avec son prix. L’augmentation du produit social entraîne immédiatement une augmentation de la part individuelle du produit consommable, lorsque, dans chaque produit, se trouve exprimé le rapport du producteur au produit, les prix n’ayant plus de raison d’être. L’établissement de l’heure de travail comme unité de compte ne sert qu’à assurer la reproduction de la partie matérielle de l’appareil de production et à ordonnancer la répartition des biens de consommation.
Ces quelques remarques sur la répartition capitaliste et communiste des produits faites, il devient évident qu’un marché où l’on établit les prix et où doivent s’exprimer les besoins, n’existe effectivement pas en régime communiste. Le communisme devra d’abord créer les organes à travers lesquels se manifesteront les désirs et les exigences des consommateurs. Ce que le capitalisme ne connaît pas, les besoins des travailleurs, devient pour le communisme la ligne directrice de la production.
Donc, quand Block se demande par quoi sera remplacé le marché, nous pouvons lui répondre tout de suite qu’il ne sera absolument pas remplacé. Le communisme commencera par mettre en place, dans les organisations de distribution, les organes qui exprimeront collectivement les désirs individuels. La réunion et la collaboration des organisations de distribution avec les entreprises productives est un problème que seule la vie courante pourra résoudre. L’initiative des producteurs et des consommateurs trouvera ici son plein épanouissement. Tout comme la libération des travailleurs ne peut être l’œuvre que des travailleurs eux-mêmes, de même le rattachement organisationnel de la production aux organisations de distribution exprimant les besoins véritables de la population, sera l’œuvre des producteurs-consommateurs eux-mêmes.
Les économistes qui estiment ne pouvoir se passer du mécanisme de marché renvoient perpétuellement au fait qu’il est impossible de connaître les besoins lorsqu’il n’y a plus de marché. De plus les besoins sont un facteur capricieux qui peut se renverser assez soudainement parce que le caractère fantasque de l’homme se manifeste dans le caractère fantasque de ses besoins. C’est ainsi qu’assez soudainement un nouveau besoin peut faire son apparition et un autre disparaître tout aussi soudainement. Les cabrioles de la « mode » nous en donnent maint exemple instructif. Cela étant, le marché donne à l’appareil de production la possibilité de suivre fidèlement tous ces revirements et de satisfaire, en conséquence, les besoins.
Nos critiques ont un argument massue contre le communisme lorsqu’ils soulignent le fait qu’il tue ce que la vie a de plus vivant. Et ils ont raison lorsqu’ils exercent leurs talents polémique contre le communisme d’acception courante qui veut recenser tous les besoins « à l’aide de tous les moyens fournis par une statistique organisée de la consommation » et qui se caractérise par un droit de disposition central sur la production et la distribution. En réalité la vie courante ne se laisse pas saisir à coup de statistiques ; sa richesse est précisément dans sa diversité. Prétendre embrasser l’ensemble des besoins avec une statistique est totalement dépourvu de sens. Les statistiques ne vont jamais au-delà des généralités et ne peuvent venir à bout des particularités.
Aussi pouvons-nous dire qu’une production établie en fonction de statistiques de consommation n’est pas une production mise au service des besoins, mais bien une production qui suit certaines normes que la direction centrale prescrit pour la société conformément aux indications fournies par les physiologistes de la nutrition. Les objections de nos critiques s’évanouissent en fumée dès que la production et la distribution sont aux mains des producteurs eux-mêmes. La réunion des consommateurs dans leurs coopératives et le rattachement direct de celles-ci aux organismes de production autorise une mobilité totale. Mobilité dans le recensement direct des besoins individuels modifiés et leur transmission directe aux organes techniques. Ce rattachement direct n’est possible que parce qu’aucun appareil d’État, forcé de se casser la tête sur sa « politique de prix », ne vient s’interposer entre le producteur et le consommateur. Tous les produits sont accompagnés, tout au long de leur parcours à travers la société ; de leur temps de reproduction; quant à la forme sous laquelle un produit donné devra être fabriqué, c’est aux organisations de distribution de la réclamer. C’est là que réside tout le mystère de la manière dont la production et la distribution communistes rendent superflu le mécanisme de marché.
Si nous essayons maintenant de nous représenter la distribution en tant que totalité, nous voyons alors que le produit social total (p.s.t.) se répartit de lui-même entre les différents groupes de consommateurs. Le cours du procès de production détermine lui-même comment et dans quelle proportion il passe dans la société. Du point de vue de la consommation – en ne tenant pas compte pour l’instant de « l’accumulation » tous les groupes de consommation prennent leur part ( F + C ) + T du produit social total, et cela dans la mesure même où ils ont contribué à la fabrication du produit social total. Cela peut se faire sans difficulté puisque pour chaque produit le temps de production qu’il a nécessité est connu.
Sur les lieux de production chaque entreprise calcule ce qu’elle utilise en moyens de production à l’aide de la formule (&nbsap;f + c ) + t. Le procès de production total s’obtient en faisant la somme de toutes les entreprises, ce que nous exprimons par la formule ( F + C ) + T = P.S.T. Ce qui vaut pour chaque entreprise vaut en conséquence aussi pour le procès de production total. Si, dans chaque entreprise et pour chaque cas particulier, on a calculé le temps social moyen de production, il faut que la somme de tous les temps de production soit représentée dans le produit total p.s.t. La répartition du p.s.t. se fiait alors de la façon suivante : chaque entreprise, qu’elle fournisse des produits ou du travail social général, retire d’abord du p.d.t., autant de produit qu’elle en a besoin pour assurer la consommation en f qu’elle acalculé à l’aide de sa formule de production. Une fois que toutes les entreprises ont effectué ce retrait, elles ont compensé leur utilisation en f, de sorte que F se trouve reparti de façon équitable.
Après quoi chaque entreprise retire du p.s.t. autant de c qu’elle en a besoin pour son utilisation en c, ainsi qu’elle l’a calculé. Une fois que toutes les entreprises ont effectué ce retrait, C a été à son tour équitablement réparti et réinvesti dans le procès de production. Chaque entreprise particulière pourra alors distribuer aux travailleurs des bons à valoir sur le produit social, dans la mesure correspondant à cequ’elle a elle-même calculé comme t dans sa formule. La somme de tous ces bons vaut T. Les consommateurs peuvent en conséquence retirer du p.s.t. une somme de produits équivalente aux heures de travail fournies.
Le produit social total se trouve ainsi absorbé entièrement par la société, le rapport des groupes de consommateurs entre eux, de même que l’étendue de la distribution, étant entièrement déterminés par le procès de production lui-même. Point n’est besoin de groupes de personnes spécialisées, d’instance toute une troupe qui détient le droit de disposer centralement de la production et de la répartition.
Jusqu’à présent, nous n’avons envisagé la production sociale que sous l’angle de la reproduction simple. Dans ce cas, la répartition du produit social total se fait de sorte que tous les moyens de production et les matières premières soient renouvelés, tandis que la consommation individuelle absorbe ce qui reste. Avec une telle répartition du produit la production sociale de biens reste identique à elle-même : la société n’en devient pas plus riche. Mais le but visé par le communisme est « à chacun selon ses besoins », et la population peut aussi augmenter, si bien que la production de biens doit s’accroître. Il en résulte qui la proportion de produit qui est la disposition de la consommation individuelle ne peut être aussi importante que ce que nous avons admis précédemment. Une partie, en effet, doit être mise de côté pour permettre l’élargissement de l’appareil de production, ce qui revient à dire que le producteur ne touche pas exactement la totalité de ce qu’a fourni son travail.
En régime capitaliste, l’élargissement de la production, l’accumulation, est la fonction individuelle du capitaliste. C’est lui qui décide s’il faut renouveler l’appareil de production, et de l’étendue de ce renouvellement. Après la suppression de la propriété privée des moyens de production, l’élargissement de la production de vient une fonction sociale. C’est la société qui décide de la quantité de produits et du nombre d’heures de travail qu’il faut prélever sur ce que le travail fournira au cours de la prochaine période de production pour élargir l’appareil de production.
Nous nous trouvons donc face au problème suivant : comment effectuer ce prélèvement ? La solution générale que l’on préconise, ou que l’on a préconisée, que ce soit dans la pratique en Russie ou dans la Hongrie des conseils, ou théoriquement comme dans la littérature consacrée à ce problème, c’est celle d’une politique des prix, imposant des taxes sur les produits afin d’alimenter l’accumulation. Nous avons montré plus haut que la politique des prix détruit, tout comme en régime capitaliste, le rapport du producteur au produit, qu’elle masque les conditions sociales réelles. Il va maintenant apparaître qu’elle brouille le calcul de l’accumulation tout autant que celui de la production. Car si l’on veut déterminer la quantité de travail supplémentaire qu’il faut mettre à disposition de l’appareil de production pour assurer un élargissement, encore faut-il, pour le moins déjà connaître la quantité de travail absorbé par la reproduction simple.
Leichter s’est approché de la solution de ce problème dans la mesure où il établit la production sur la base d’une comptabilité en temps de travail et propose de calculer exactement le temps de production nécessaire pour chaque processus parcellaire. Mais il gâche tout avec sa politique des prix qui vient réduire à néant tous les calculs. Les entreprises peuvent bien avoir tenu une comptabilité aussi exacte que possible de tous les processus parcellaires, et avoir comptabilisé toutes leurs utilisations de moyens de production et de matières premières, etc., la direction suprême se vautre avec délices dans les orgies de la « science des prix », et la société se trouve de nouveau maintenue dans l’ignorance du nombre d’heures de travail qui entrent réellement dans chaque processus partenaire. On ne sait donc pas combien d’heures de travail sont absorbées dans la reproduction simple. Cela étant, il devient évidemment impossible de déterminer le nombre d’heures de travail nécessaires pour élargir l’appareil de production. Si l’on veut que l’accumulation soit une action consciente, il faut avant toute chose savoir quel est le temps de travail nécessaire pour la reproduction simple. Conformément à ce que nous avons dit, ce temps est exactement connu grâce à la comptabilisation générale de ( f + c ) + t, ce qui pour le procès de production total se traduit par la formule :
( Ft + Ct ) + T
(l’indice t signifiant ici total).
La question de l’élargissement de l’appareil de production sera, dans l’avenir, une des plus importantes pour la société, car elle représente un facteur dont dépend la fixation de la durée de la journée de travail. Si donc les congrès économiques des conseils d’entreprise décide d’élargir l’appareil de production de 10 % par exemple, il s’ensuit qu’il faudra retirer une masse de produit égale à 0,1 ( Ft + Ct ) de la consommation individuelle.
L’accumulation effectuée, la production poursuivra son cours suivant la formule :
0,1 ( Ft + Ct ) + Tt.
Il s’agit maintenant de savoir comment sera réalisée concrètement cette accumulation de 10 %, en d’autres termes comment s’opérera le prélèvement sur la consommation individuelle. Lors de notre analyse de la reproduction simple, nous avons vu que le produit social revenait totalement à la société, quand la consommation individuelle est effectuée selon la formule :
F.C.I. = | T – ( Fp + Cp ) |
T + Tp |
(Pour éviter des complications inutiles, nous n’avons pas tenu compte dans notre formule des entreprises mixtes. Les retenir, n’entraînerait aucune différence de principe.)
Mais, pour assurer l’accumulation, il faut réduire la consommation de 0,1 ( Fp + Cp ), à la suite de quoi il ne reste plus que :
T – 0,1 ( Ft + Ct ) – ( Fp + Cp )
à la disposition de celle-ci. Pour procéder à un élargissement de 10 % de l’appareil de production, le facteur de consommation individuel sera alors :
F.C.I. = | T – 0,1 ( Ft + Ct ( – ( Fp + Cp ) |
T + Tp |
L’accumulation est ainsi incluse dans le facteur de consommation individuelle et il se forme ainsi un fonds social général qui s’élève exactement à 0,1 ( Ft + Ct ) heures de travail. La décision du congrès des conseils a ainsi été menée à bonne fin.
Les considérations qui précèdent ne prétendent avoir une portée théorique que dans la mesure où l’accumulation peut être réglée consciemment et être incluse dans le facteur de consommation individuelle. Si l’accumulation n’y est pas incluse, il en résultera inévitablement une augmentation des prix, c’est-à-dire que les temps de travail réels seront masqués. De surcroît, on aura lors d’une année de forte accumulation (10 % par exemple), à fournir un temps de production plus élevé, disons par exemple de 5 %, que par la suite, alors que les conditions de production peuvent rester inchangées. Donc, il en résulte un temps de production incertain, auquel s’ajoutent des complications imprévisibles dans le calcul de la production et la répartition du produit. Par conséquent, la manière dont s’effectue le prélèvement pour l’accumulation est liée à la marche de l’économie ; en la subordonnant aux lois qui régissent la circulation du flot des produits, on est maître de son évolution.
La détermination de l’étendue de l’accumulation ne résulte pas directement du cours matériel de la production elle-même ; elle résulte de causes diverses. Dans nos considérations, nous avons supposé une extension de 10 % de l’appareil de production. Le fonds d’accumulation général met donc à la disposition de chaque entreprise 10 % ( F + C ) pour leur extension. Point n’est besoin de faire appel à une allocation spéciale accordée par une quelconque autorité. La production matérielle montre de façon univoque quel est le montant de ce qui, prélevé sur le fonds d’accumulation, revient à chaque entreprise.
Un élargissement général de l’appareil de production est cependant une hypothèse irréaliste. Sans aucun doute, il y aura des branches productives qui ne demanderont aucune extension, alors que d’autres seront obligées d’accumuler au-delà du pourcentage indiqué. De ce fait, plus tard, la rationalité exigera que seules les entreprises qui ont besoin d’une extension de leur production fassent porter au compte du t.s.g. leur budget d’accumulation.
Malgré cela, les circonstances politiques et économiques de la période inaugurale du régime communiste feront que le prolétariat devra s’en tenir à une fixation et une répartition irrationnelle de l’accumulation. Ce qui est toutefois décisif c’est qu’à l’absence de tout droit centralisé de disposition de l’appareil, réponde l’absence d’un droit de disposition centralisé sur l’accumulation : dans ce domaine aussi, la gestion doit être entre les mains des producteurs.
Au cours d’une répartition irrationnelle de l’accumulation, chaque entreprise reçoit, par exemple, 0,1 ( F + C ) sans qu’on sache combien elle en a besoin pour le moment. Mais si une telle entreprise appartient à un groupe de production à une « guilde », l’utilisation pratique de cette allocation pourrait bien se faire de telle sorte que les entreprises associées constituent un fonds d’accumulation commun pour la « guilde ». Les organisations d’entreprise participantes décideront alors sous quelle forme et dans quelle entreprise l’allocation sera employée. Elles pourront ainsi, soit parfaire l’équipement d’entreprises sous-productives afin que celles-ci se mettent au niveau de la productivité moyenne, soit, si cela se montre plus rationnel, n’en rien faire ; voire même prendre des dispositions pour les supprimer complètement. Il faut cependant que toutes ces décisions soient prises par les producteurs, si on ne veut pas que cette extension de la productivité ne se retourne, comme en Hongrie, contre eux. Dans tous les cas, l’élargissement de la production et l’accroissement de la productivité qui en découle doivent être l’œuvre consciente des producteurs eux-mêmes.
Il est toutefois également possible que tout le groupe de la production n’ait pas besoin d’élargir sa production, parce qu’il peut satisfaire toutes les demandes de la société. Dans ce cas, les organisations d’entreprises pourraient prendre la décision de mettre la totalité de leur fonds d’accumulation à la disposition de ces entreprises qui ont besoin d’un élargissement exceptionnel.
Dans la période inaugurale de l’économie communiste, il est vraisemblable que souvent on renoncera à une accumulation particulière. Pourtant, le communisme exige un regroupement des entreprises autre que celui que nous connaissons aujourd’hui. Bien des entreprises deviendront superflues alors qued’autres seront insuffisantes, en nombre et en production. Dès sa mise en œuvre, l’économie communiste met immédiatement au premier plan l’ajustement de la production aux besoins des consommateurs ; il s’agit là d’un travail organisationnel et technique colossal qui ne se fera sûrement pas sans heurts et sans conflits. Mais le prolétariat, en prenant le pouvoir, grâce au « mécanisme de marché », trois fois béni et encensé, parce qu’il adapterait la production aux besoins d’un appareil de production qui, en réalité, dilapide pour le moins la moitié de la force de travail de façon improductive, puisque celle-ci n’est pas organisée en vue de la satisfaction des besoins de la majorité des gens, mais en fonction de leur pouvoir d’achat.
« La plus grande fraction des travailleurs qui s’occupent de façon générale de la production d’articles de consommation destinés à la dépense des revenus, fabrique des articles servant aux capitalistes, aux propriétaires fonciers et à leur suite (fonctionnaires d’État, ecclésiastiques, etc.), à la dépense des revenus de ceux-ci ; seule une petite fraction fabrique des articles destinés à la dépense des revenus des travailleurs. Avec la transformation du rapport social entre le travailleur et le capital, avec la transformation révolutionnaire des rapports de production capitalistes, un tel état de fait changerait aussitôt. Une fois que la classe ouvrière aura pris le pouvoir, qu’elle aura la possibilité de produire elle-même, elle mettra le capital (pour parler comme les économistes vulgaires) très rapidement et sans grand peine au niveau de ses propres besoins. »
(Karl Marx, Théories sur la plus-value, tome II, Paris : éd. sociales, p. 696).
La mise en accord de la production et des besoins entraîne donc une transformation complète de l’appareil de production. Les entreprises travaillant exclusivement pour les besoins de luxe de la bourgeoisie seront supprimées soit devront se mettre, le plus rapidement possible, au service des travailleurs. Nous avons eu suffisamment l’occasion de constater, pendant la guerre et pendant les années qui ont suivi, avec quelle rapidité une telle transformation peut être effectuée. Au début des hostilités, tout l’appareil de production a été affecté à la fabrication de matériel de guerre, mais après 1918, il a été de nouveau reconverti en fabrication de « produits de paix ». Il faut de plus remarquer quele capitalisme met en veilleuse son fameux mécanisme du marché, lorsqu’il lui a fallu adapter effectivement la production à ses besoins, c’est-à-dire aux exigences de la guerre.
La transformation organisationnelle de la société en économie communiste peut s’effectuer rapidement en dépit des énormes difficultés auxquelles elle devra faire face. Les besoins déterminants de cette transformation sont ceux de l’habillement, de la nourriture et de l’habitat. Une bonne partie de la production sera consacrée à la fabrication de matériaux de construction. Bref, toute la production subira une transformation complète pour répondre aux besoins tels qu’ils s’exprimeront à travers les coopératives de consommation.
Le premier stade de la production communiste sera donc caractérisé par une forte croissance de certaines branches de la production et par la disparition de certaines autres. Il ne saurait être question d’une accumulation homogène. Cependant, en dépit de la confusion qu’entraînera une transformation aussi rapide, le prolétariat ne devra pas se laisser entraîner à abandonner son « droit d’aînesse », c’est-à-dire laisser à d’autres le droit de disposer de l’appareil de production. C’est pourquoi une répartition non rationnelle du fonds d’accumulation sera nécessaire et justifiée.
Outre cet élargissement ordinaire de l’appareil de production qui s’effectue, conformément aux exigences des organisations d’entreprise, à partir du fonds d’accumulation, il restera à exécuter d’autres travaux, comme la construction de ponts de chemins de fer, l’aménagement de voies de communication, la construction de bateaux, la mise en valeur de terres en friche, etc. Ces travaux s’étendront sur plusieurs années. Dans cette période il faudra prélever sur la société divers produits comme des matières premières et des moyens de subsistance nécessaires à ceux qui effectuent ces travaux, alors que, provisoirement, aucun produit fabriqué ne lui fera retour. Ces élargissements de l’appareil de production n’absorberont pas une quantité de produit social négligeable. Il s’ensuit que les congrès économiques devront consacrer une partie importante de leurs délibérations pour décider de l’ampleur de ce genre de travaux. C’est en tant que totalité que la société décide du taux de développement des services, car, plus la productivité de l’appareil de production est élevée, plus les besoins sont facilement satisfaits, et plus grande sera la part qui pourra être affectée à cette réalisation :
« Sur la base d’une production socialisée, il faudra déterminer dans quelle mesure ces opérations qui prélèvent pendant un certain temps de la force de travail et des moyens de production – sans fournir entre-temps un produit quelconque d’un effet utile – pourront s’exécuter sans porter préjudice aux branches d’industries qui, si elles prélèvent de la force de travail et des moyens de production, de façon continue ou à plusieurs reprises dans l’année, fournissent en revanche des moyens de subsistance et de production. Dans la production socialisée aussi bien que dans la production capitaliste, les travailleurs occupés dans les branches d’industrie ayant de courtes périodes de travail ne prélèveront que pour peu de temps de produits sans en fournir d’autres en échange, et les branches d’industrie à longues périodes de travail continueront à pratiquer ces prélèvements pour des temps assez longs, ne rendant rien avant longtemps. Ce phénomène a donc son origine dans les conditions matérielles du processus particulier et non pas dans sa forme sociale. »
(Marx, Le Capital, livre II, in Œuvres, tome 2, Paris : Gallimard (collection Pléiade), p. 862-863).
« Si nous imaginons à la place de la société capitaliste une société communiste, nous voyons disparaître en premier lieu le capital-argent, et avec lui tous les avatars des transactions qu’il entraîne à sa suite. Le problème se réduit simplement à la nécessité, pour la société de calculer à l’avance la quantité des moyens de production et de subsistance qu’elle peut, sans le moindre préjudice, employer à des entreprises (comme, par exemple, la construction de chemins de fer) qui ne fournissent ni moyens de production ni de subsistance, ni effet utile quelconque pendant un temps assez long, un an ou même d’avantage, mais soustraient à la production annuelle totale du travail des moyens de production et de subsistance. Dans la société capitaliste, au contraire, où l’entendement social ne s’affirme qu’après coup, de grandes perturbations peuvent et doivent toujours surgir.
(id. p. 693-694).
Dans les passages cités, Marx a fort bien posé le problème et en a esquissé en même temps la solution générale. Mais ce n’est rien de plus qu’une vue générale qui demande à être réalisée concrètement. Et c’est là que, de nouveau, les opinions divergent. D’un côté, il y a les social-démocraties et les apôtres moscovites de l’étatisation ou des nationalisations, de l’autre les partisans de l’association des producteurs libres et égaux. La conception courante, « vulgaire », du marxisme estime nécessaire l’existence d’une direction centralisée de l’économie pour l’établissement des faux frais sociaux et préconise, bien sûr, une solution identique pour cette nouvelle question.
Selon le point de vue social-démocrate moscovite, c’est à la direction centrale de toute l’économie qu’il appartient, d’une façon générale, de diriger le déroulement de l’ensemble de la production et de la distribution et, par conséquent, de prendre en compte les cas particuliers. Et, de fait, les communistes d’État fondent sur ce type de problèmes un de leurs arguments principaux qu’ils estiment définitif, en faveur d’instances centralisées, de l’État, pour assumer la nécessaire direction de l’économie dans son ensemble. À les en croire, on ne peut éviter les perturbations qu’entraîne, en régime capitaliste, ce genre de travaux que si l’on atteint à une vue d’ensemble de la production et qu’on règle cette dernière avec précision.
Ceci est incontestable. Mais les marxistes de cet acabit en tirent la conclusion que cela prouve que l’État doit diriger et gérer toute l’économie que ce soit du point de vue technique, organisationnel ou économique. Quant aux méthodes que l’État doit utiliser pour déterminer la production et la répartition et ainsi traitant le problème posé comme une question annexe, le résoudre du même coup, il suffit de se reporter aux recettes de Hilferding que nous avons déjà citées :
« Comment, où, combien, avec quels moyens seront fabriqués de nouveaux produits à partir des conditions de production disponibles, naturelles ou artificielles? […] (Tout cela) sera déterminé par les commissaires régionaux ou nationaux de la société socialiste qui, calculant les besoins de la société à l’aide de tous les moyens fournis par une statistique organisée de la production et de la consommation, prévoient consciemment l’aménagement de la vie économique d’après les besoins des collectivités consciemment représentées et dirigées par eux. »
(R. Hilferding, op. cit.)
Nous avons déjà montré précédemment ce que valent de telles statistiques et comment, d’un point de vue théorique, elles se rattachent au communisme de caserne, tandis que, d’un point de vue pratique, elles courent, nécessairement et à brève échéance, à la faillite. Mais, cela mis à part, il est évident que des statistiques ne peuvent avoir de sens que si elles sont établies à partir d’une unité sociale de mesure. Des statistiques qui indiquent le nombre de tonnes de charbon, de céréales, de fer, etc., bref le poids, le volume, la quantité de tel ou tel matériaux ou objet qui devront être utilisés sont absolument sans intérêt pour la détermination sociale de la production et de la répartition. On aura beau inventer formules sur formules, plus subtiles les unes que les autres, si la mesure fondamentale n’est pas une mesure sociale, si elle n’exprime pas le rapport du producteur au produit, les statistiques que l’on dressera pour régler la production et la reproduction sociales seront totalement absurdes. Le sens de la révolution sociale est précisément de transformer le rapport du producteur au produit. Marx a envisagé ce rapport sous l’angle historique et en a fait une étude scientifique exacte en ce qui concerne la société capitaliste. Avec la transformation de l’ordre social transforme le rapport du producteur au produit et le nouvel ordre quis’installe entraîne justement une redéfinition de ce rapport.
La révolution sociale établit le nouveau rapport du producteur au produit, en attribuant au travailleur le droit de jouir d’une quantité de produit social correspondant à son temps de travail, et, dans ce but, elle a recours à l’application généralisée de la comptabilité en temps de travail.
Ces messieurs de la statistique ne songent pas un seul instant à créer ce nouveau rapport, et, de ce fait, il ne leur vient pas à l’idée d’utiliser cette comptabilité. C’est pourquoi ils font usage de ces bonnes vieilles catégories capitalistes, telles que le marché, les prix, la marchandise, l’argent, et il leur devient ainsi impossible d’assurer la reproduction simple. Le capitalisme d’État n’a pas la moindre idée du nombre d’heures de travail absorbées par une branche donnée de la production et encore bien moins du nombre qu’en exige la reproduction simple.
Il est hors de question que sous le régime du communisme d’État, ou, pour mieux dire, du capitalisme d’État, que la société parvienne à calculer à l’avance la « quantité (de travail), des moyens de production et de subsistance qu’elle peut, sans le moindre préjudice, employer à des entreprises (comme, par exemple, la construction de chemins de fer) […] qui ne fournissent ni moyens de production ou de subsistance, ni effet utile quelconque pendant un temps assez long. » Aussi faut-il que la société, dans ce cas, résolve le problème de la même manière que le capitalisme, c’est-à-dire au hasard des circonstances. Les dommages que cette manière de faire entraîne pour les autres branches de la production, devront être camouflés dans la mesure du possible. Il est évident que ce n’est pas là une solution valable du problème : autant dire qu’on a laissé les choses dans un état de statu quo.
Le communisme ne peut utiliser une telle méthode et, d’ailleurs, il n’en a que faire. Grâce à sa comptabilité exacte, il connaît parfaitement le temps nécessaire à la reproduction de toute chose, qu’il s’agisse d’une livre de sucre, d’une représentation théâtrale, d’une branche entière de l’économie ou de toute la vie économique, tandis que, d’autre part, l’accumulation ordinaire s’effectue à l’intérieur d’un cadre fixe. Ainsi la société a la possibilité de déterminer avec précision la quantité de temps de travail dont elle peut disposer pour des travaux importants, sans avoir recours à un quelconque élément « personnel ». Voilà comment ce problème trouve, lui aussi, sa solution concrète, grâce à l’exacte détermination du rapport du producteur au produit, fondée sur la comptabilité en temps de travail que tiennent les organisations d’entreprise.
Si la construction d’une nouvelle ligne de chemin de fer apparaît nécessaire, il faudra tout d’abord établir un budget indiquant combien d’heures de travail seront nécessaires pour cette construction et le nombre d’années sur lesquelles il faudra l’étaler. Le congrès des conseils décide-t-il de mettre en chantier les travaux, la société devra fournir ce qui est nécessaire à leur réalisation. Les travaux de ce type sont à ranger dans la catégorie du travail spécial général. Ils ne seront vraisemblablement achevés qu’au bout de trois ou quatre ans, et, pendant ce temps, auront consommé toute sorte de produits sans rien fournir en retour. Si, cependant, on a fait porter au compte du t.s.g. le nombre d’heures de travail qu’il faudra dépenser à cette fin chaque année, moyennant une retenue sur le « facteur de consommation individuelle » (f.c.i.), la société aura pu tenir prêt, fourni par la production ordinaire, le produit du nombre d’heures de travail correspondant à cette accumulation spéciale. Il n’y a rien ici qui puisse entraîner des perturbations quelles qu’elles soient dans d’autres branches de la production, rien qui puisse rompre le rapport exact du producteur au produit.
Du point de vue économique le problème est donc résolu. Mais il reste encore la question organisationnelle et technique, celle de la juste répartition de la main d’œuvre. À ce propos nous ne pouvons faire que des remarques de portée générale, car la réponse n’est pas du domaine purement théorique mais dépend des multiples aspects de la situation pratique avec ses conditions perpétuellement changeantes. Il est donc impossible de prédire à l’avance comment les principes généraux s’appliquent dans le détail.
Aussi nous contenterons-nous de faire une remarque générale : lorsque la société a décidé d’exécuter des travaux exceptionnels (construction de chemins de fer, etc.), elle met à la disposition de ceux-ci par inscription au compte du t.s.g. la quantité nécessaire de produits sociaux, exprimée en heures de travail ; du même coup elle détermine une nouvelle répartition des forces de travail.
Pour mieux comprendre ce processus, représentons-nous d’abord une économie de reproduction simple. En donnant suite aux exigences régulières des organisations de répartition qui expriment, dans leur totalité, les besoins individuels, on bâtit un appareil de production adapté à la satisfaction de ces besoins. Si, de plus, on fait abstraction des transformations que les conditions naturelles peuvent imposer à l’appareil de production, on voit que l’accord réciproque des entreprises sur une telle base aboutit à une situation que l’on peut qualifier de stationnaire. Dans ce cas la répartition de la force de travail reste aussi stationnaire, sans que, bien entendu, un individu ne puisse changer de lieu de travail.
Mais un tel état de la production sociale est une pure vue de l’esprit. La réalité s’en écarte constamment. C’est déjà le cas pour l’accumulation ordinaire, même si on la suppose, en principe, régulière. Des transformations de l’appareil de production peuvent en effet être réalisées ce qui entraîne un changement de la répartition des forces de travail. Si l’accumulation est irrégulière ces transformations auront un caractère instable, mais, pourtant, il est fort peu probable qu’une telle irrégularité entraîne des complications sociales dans la répartition des forces de travail. Les énergies que le capitalisme entrave dans son armée de réserve industrielle où il va puiser en cas de besoin, trouvent à s’employer en régime communiste, grâce au désir de créer par l’initiative des producteurs eux-mêmes.
C’est bien cette faculté qui nous permet de supposer que des travaux exceptionnels, comme ceux que nous avons envisagés ci-dessus, n’engendreront pas autant de difficultés en régime communiste qu’en système capitaliste. Car c’est du bon vouloir des travailleurs que dépend l’exécution de ces travaux et ce sont justement les travailleurs qui ont pris la décision de les entreprendre par l’intermédiaire de leurs organisations.
Reste une dernière question : dispose-t-on, pour s’exprimer comme les capitalistes, de suffisamment de force de travail pour effectuer de tels travaux ? C’est intentionnellement que nous disons : pour s’exprimer comme les capitalistes, car l’économie capitaliste puise dans le réservoir de la force de travail superflue. En régime communiste l’existence d’une armée de réserve serait un contresens. C’est pourquoi lorsqu’on voudra exécuter des travaux exceptionnels, il faudra prélever les forces de travail nécessaires de lieux de travail déjà existants. Autrement dit, il faudra procéder à une nouvelle répartition de la force de travail en général.
L’étendue de cette nouvelle répartition, le choix des branches productives où devra se faire le retrait se trouvent déjà donnés dans la décision du congrès des conseils de mettre en œuvre les travaux en question et de diminuer en conséquence le facteur de « consommation individuelle ». Aussi la production destinée à la consommation individuelle diminue-t-elle dès lors d’une quantité d’heures de travail équivalente à celle qui entre annuellement dans la réalisation de cette accumulation spéciale. C’est donc dans le secteur de la production que seront libérées les forces de travail nécessaires à la construction du chemin de fer projeté.
Pour terminer, faisons remarquer que les travaux exceptionnels finissent par devenir, eux aussi, règle courante. Il n’y aura plus à ce moment là de déplacement notable dans les groupes productifs, les forces de travail nécessaires à leur exécution étant, dès lors, constamment disponibles.
Nous avons vu que, selon Hilferding, c’est le règne du capital qui, en effectuant la concentration de l’appareil social de production, réalise lui-même le cartel général. Si, de nouveau, nous citons le passage où il s’exprime à ce propos, c’est parce qu’il nous fournit la description la plus exemplaire d’une production sociale devenue unité organisée telle que la préconise la doctrine social-démocrate ou communiste d’État, après la suppression de la propriété privée.
« Toute la production est consciemment réglée par une instance qui décide de l’étendue de la production dans toutes les sphères de la société. La fixation des prix devient alors purement nominale et n’a pas d’autre sens que la répartition de l’ensemble de la production entre les magnats du cartel, d’une part, et la masse de tous les autres membres de la société d’autre part. Le prix n’est plus alors le résultat d’un rapport objectif qui emprisonne les hommes, mais seulement une manière de calculer la distribution des choses de personne à personne. L’argent ne joue dès lors plus aucun rôle. Il peut même disparaître, car il s’agit d’une répartition de choses, non de valeurs. Avec l’anarchie de la production disparaît aussi le reflet matériel, l’objectivité de la valeur de la marchandise, et disparaît donc l’argent. Le cartel répartit le produit. Les éléments concrets de la production ont été produits à nouveau et utilisés pour de nouvelles productions. Une partie de la nouvelle production est distribuée à la classe ouvrière et aux intellectuels, l’autre partie revient au cartel qui peut l’utiliser comme bon lui semble. Nous avons affaire là à la société réglée consciemment, sous forme antagonique. Mais cet antagonisme est antagonisme de la répartition. La répartition elle-même est consciemment réglée et supprime, par-là, la nécessité de l’argent. Le capital financier est, dans sa forme achevée, détaché du terrain sur lequel il est né. La circulation de l’argent est devenue inutile. L’incessante circulation de la monnaie a atteint son terme : la société réglementée, et le “mouvement perpétuel” de la circulation trouve enfin son repos. »
(Rudolf Hilferding, Le Capital financier, op. cit., p. 321-322).
Voici, en quelques traits, édifiée la construction géniale d’une économie unifiée : production et reproduction sont liées entre elles par une organisation. Dirigée aujourd’hui par un consortium de magnats capitalistes? Soit, mais qu’est-ce qui empêche que, demain, elle passe sous la coupe de l’État. Soit, encore. Mais Hilferding ajoute quelque chose de plus : les catégories économiques du capitalisme, valeur, prix, argent, marché, sont supprimées par l’organisation de l’économie et perdent tout sens. Il ne précise pas cependant ce qui remplit maintenant leurs fonctions. Il dit bien que dans le « cartel général » ce sont les magnats du capital, qui dominant le capital financier, dirigent et déterminent le cours de l’économie et qu’en régime socialiste, ce seront les commissaires d’État qui, munis « de tous les moyens fournis par une statistique organisée », rempliront le même rôle. Sur cette statistique elle-même qui doit se substituer à la valeur, aux prix, à l’argent et au marché, il est plus que discret. Bien qu’il ne se prononce pas clairement, Hilderding ne s’en rattache pas moins à l’école des économistes naturalistes, comme Neurath et Varga, etc., qui veulent déterminer le coût de la production et de la répartition à coup de statistiques de production et de consommation sans unité de mesure. Nous avons analysé la tournure que prendra un tel socialisme lorsque nous avons critiqué Le Bonheur universel de Sébastien Faure.
Il est inutile de s’appesantir davantage sur l’impossibilité d’une telle économie. Nous nous contenterons donc de constater que, pas plus que les autres, le « cartel général » ne peut se passer d’une unité de mesure. Si Hilferding a réussi à montrer que, dans une économie organisée, l’argent disparaît, il s’ensuit que seule l’heure de travail peut faire fonction d’unité de mesure, l’économie communiste doit s’appuyer sur la comptabilité en temps de travail, à l’exclusion de toute autre unité de mesure. Il faut donc que la société calcule « combien il lui faut de travail pour produire chaque objet d’usage ».
(Engels, Anti-Dühring).
Un tel calcul est impossible à mener dans tels bureaux d’une direction centralisée, ainsi que l’a montré suffisamment Kautsky. La comptabilité en temps de travail, devra donc être effectuée par les organisations d’entreprises. Le calcul, ininterrompu du temps de reproduction social moyen, que ce soit celui de produits palpables ou de services publics, constitue la base solide à partir de laquelle se construit toute la vie économique, édifiée, dirigée et gérée par les producteurs-consommateurs eux-mêmes.
La rigoureuse mise en application de la catégorie du temps de reproduction social moyen qui, comme nous l’avons montré plus haut se situe entièrement sur le terrain de l’économie marxienne, a pour conséquence d’unir organiquement toute la vie économique. L’organisme économique se présente comme un appareil dans lequel toutes les tendances antagoniques de la production marchande capitaliste ont été supprimées, comme un appareil servant à tous les hommes dans leur lutte contre la nature. À l’intérieur de cet appareil, le flot des produits se déplace en fonction de la loi du mouvement des équivalents de travail : « Une quantité de travail sous une forme donnée, s’échange contre la même quantité de travail sous une autre forme ». Lorsqu’il arrive au bout de la chaîne de production le produit uni est livré aux consommateurs et il a alors coûté le temps de production total, évalué « depuis ses premiers débuts ».
Les opérations de comptabilité nécessaires au contrôle du lot des produits ne vont pas encore au-delà de la comptabilité d’entreprises ou de « guildes » ; elles portent, pour l’essentiel, sur ce qui entre et sort, sur ce qui passe à travers les entreprises. Pour les effectuer, il est nécessaire de connaître parfaitement le procès de production des différentes entreprises : c’est cette connaissance qui fournit précisément les éléments nécessaires à la comptabilité du débit et du crédit. Mais, une fois que les techniciens ont déterminé les temps de production, il ne reste plus aux comptables que la fonction de noter et le débit et le crédit.
La manière dont les entreprises « comptabiliseront » leur débit et leur crédit mutuel, est déjà esquissée dans le capitalisme, dans les opérations simples de virement sur une banque ou un compte. À propos dece type de « comptabilisation » en économie communiste, Leichter écrit :
« Tout ce qui sera matériellement nécessaire pour la production, tous les produits semi-finis, toutes les matières premières ou auxiliaires, qui doivent provenir d’autres lieux de production, seront, bien sûr, portés au débit de l’entreprise intéressée. Quant à savoir si le règlement s’effectuera au comptant en heures de travail, ou par des hypothèques comptabilisées, c’est-à-dire à une circulation « sans argent comptant », voilà une question que la pratique résoudra. »
(Leichter, op. cit., p. 68).
Le rôle de la pratique sera effectivement capital. Mais, du point de vue des principes, il est fondamentalement erroné de recourir à un « paiement comptant en heures de travail ». Tout d’abord parce qu’un tel paiement ne rime à rien et ensuite parce que tout paiement comptant gênerait considérablement le contrôle de la production.
L’utilisation de bons de travail, d’argent-travail, pour assurer la circulation des produits entre entreprises est tout à fait superflue. Quand une entreprise livre son produit fini, elle a tout simplement ajouté ( f + c ) + t heures de travail à la chaîne des travaux parcellaires de la société. Mais ces heures doivent être immédiatement restituées à l’entreprise sous forme de nouveaux f, c et t pour qu’elle puisse commencer la nouvelle période de travail. Une telle réglementation de la production ne nécessite donc qu’un simple enregistrement du flot des produits, de la manière dont il circule dans l’ensemble des entreprises de la société. Le seul rôle des bons de travail (argent-travail), c’est de servir de moyen pour assurer la consommation individuelle, dans toute sa diversité, en fonction du temps de travail. Une partie de ce qu’a fourni le travail est absorbée d’emblée, quotidiennement, par la répartition socialisée ; le montant des bons de travail (argent-travail) restant à la disposition des consommateurs ne peut, en effet, excéder le temps de production des biens de consommation individuelle. Nous avons déjà signalé que la quantité de ces bons de travail irait en diminuant au fur et à mesure que se socialiserait davantage la répartition et qu’elle tendrait vers zéro.
La détermination du facteur de consommation individuelle relève de la comptabilité sociale au vrai sens du terme. D’un côté, il y a la somme des heures de travail directement dépensées dans les entreprises productives (T), qui sont portées au crédit de la société. Ce chiffre se retrouve immédiatement dans les colonnes de la comptabilité sociale générale. De l’autre côté, il y a Fp, Cp, Tp, qui s’inscrivent au débit de la société.
La société, par conséquent, établit sa comptabilité générale à partir de ce gui est produit et consommé.
Ainsi se réalise cette remarque de Marx :
« La comptabilité, contrôle et synthèse idéale du processus, devient d’autant plus nécessaire que la production s’effectue davantage sur une échelle sociale et perd son caractère purement individuel ; donc plus nécessaire dans la production capitaliste que dans celle, disséminée, des artisans et des paysans, plus nécessaire dans la production communautaire que dans la production capitaliste ? »
(K. Marx, op. cit., p. 573).
Cette comptabilité n’est que de la comptabilité, rien de plus. Il est vrai qu’elle est le point central vers lequel convergent tous les rayons du processus économique, mais elle n’a aucun pouvoir sur l’appareil économique. La comptabilité sociale générale n’est elle-même qu’une organisation d’entreprise du type t.s.g. ou « public », dont l’une des fonctions est de régler la consommation individuelle par le facteur de consommation individuelle. Elle n’a aucune possibilité de diriger ou de gérer l’appareil de production et ne possède aucun droit de disposition de celui-ci. Ces fonctions sont exclusivement entre les mains de producteurs-consommateurs. « L’organisation d’entreprise de la comptabilité sociale générale » a son mot à dire dans une seule et unique entreprise : la sienne. Mais ce fait ne résulte pas de tel ou tel décret et ne dépend pas non plus de la bonne volonté des employés des bureaux de comptabilité : il est déterminé par le cours de la production lui-même. Il en est ainsi parce que chaque entreprise, chaque « guilde » se reproduit elle-même, parce que les travailleurs ont par leur travail déterminé du même coup leur rapport au produit social.
Les fonctions de la comptabilité sociale générale que nous avons citée jusqu’à présent se rapportaient à l’enregistrement du flot des produits, à la détermination du f.c.i., à la délivrance de bons de travail. À présent nous y ajoutons également le contrôle sur la production et la répartition.
Il est clair que la forme de ce contrôle dépend étroitement des fondements de l’économie. Dans le communisme d’État, où toute la vie économique est réglée par des personnes d’après les mesures des statistiques, ce contrôle apparaît comme une fonction personnelle. Dans l’Association des producteurs libres et égaux, où toute la production est basée sur la comptabilité du temps de travail et où la répartition de tous les produits est déterminée par la production matérielle elle-même, ce contrôle reçoit une forme exactement compte de tous les éléments indépendants de la production, de la reproduction, de l’accumulation et s’effectue, dans un certain sens, automatiquement. Varga raconte dans son livre sur les « problèmes économico-politiques de la dictature du prolétariat » comment s’effectue ce contrôle sous le communisme d’État :
« Le contrôle de la direction des entreprises et celui de la gestion des biens de l’État est une fonction qui revient au pouvoir organisationnel central. Il s’agit là d’un problème qui occasionna à la Russie énormément de difficultés […] »
« L’usage sans scrupules des biens de l’État, de la fortune expropriée de la bourgeoisie s’explique avant tout par la tendance capitaliste à la cupidité, dont est empreinte toute la société. La morale de celle-ci a de surcroît été fortement sapée par une guerre interminable. Mais à ceci il faut également ajouter une certaine imprécision quant aux nouveaux rapports de propriété. Les prolétaires qui gèrent les entreprises expropriées n’ont que trop facilement tendance à croire que ces entreprises sont leur propriété et non celle de toute la société. Il est de ce fait particulièrement important de mettre en place un contrôle efficace, car celui ci est en même temps un excellent moyen d’éducation. »
« Le problème du contrôle a été fort bien résolu en Hongrie (souligné par Varga). On augmenta grâce à l’enseignement dispensé par les avocats et les instituteurs, les rangs des contrôleurs qui étaient auparavant au service des capitalistes et on les regroupa, en tant que fonctionnaires dedans une section particulière du Conseil économique national. La section était divisée en groupes professionnels, de sorte que les mêmes contrôleurs contrôlaient en permanences les entreprises des mêmes branches industrielles. Ce contrôle ne s’étendait pas seulement aux émoluments on argent ou on matériel, mais également à la bonne utilisation des forces de travail, à l’examen des causes des mauvais rendements ou des résultats dés avantageux en général. Le contrôleur contrôlait à intervalles réguliers, sur place, l’entreprise et sa comptabilité et rédigeait un rapport qui ne dévoilait pas seulement les erreurs, mais qui contenait également des propositions de réformes. Les contrôleurs n’avaient eux-mêmes aucun droit de disposition sur les entreprises qu’ils contrôlaient ; ils soumettaient seulement leur rapport aux autorités organisatrices compétentes. Il s’établit rapidement une coopération entre le contrôleur, le commissaire de la production et le conseil d’entreprise. Les conseils du contrôleur furent souvent suivis spontanément. Aussi publia-t-on une revue : Le journal des contrôleurs, qui fut envoyée à toutes les entreprises expropriées et qui contribua beaucoup à éclaircir parmi les travailleurs les problèmes organisationnels de la direction des entreprises. Le contrôle systématique ne s’étendait pas seulement aux entreprises, mais également aux faits et gestes de tous les commissaires du peuple. »
(p. 67-68).
Ce que Varga appelle ici « contrôle de la production » est l’assemblage de deux choses très différentes. L’une se rapporte au contrôle considéré sous l’angle de la comptabilité du contrôle des livres de comptes. C’est une question de débit et de crédit. Le contrôle technique a quant à lui une fonction toute différente ; il veille à la rationalisation de plus en plus poussée de la production, essaie de faire atteindre à l’entreprise son maximum d’efficience.
Chez Varga, ces deux fonctions essentiellement différentes sont réunies en un seul organe de contrôle ; pour une économie communiste, il s’agit là d’une erreur fondamentale. Dans la République hongroise des Conseils que décrit Varga, ce sont donc les mesures de rationalisation couplées à la consolidation comptable des résultats de ces mêmes mesures, qui constituent le contrôle sur la production. Le système des cartes de contrôle, les horloges de pointage, la taylorisation et le travail à la chaîne qui mène à cette rationalisation, qui est en même temps contrôle ; mais il s’agit d’un contrôle exercé par un pouvoir hiérarchique sur un travail que celui-ci met à son service. Contrôler la production signifie ici veiller à ce que le travail des producteurs soit assez rentable, à ce qu’ils rapportent assez de bénéfices à la direction centrale de l’économie. Ce contrôle porte le caractère de la domination sur les producteurs.
Le contrôle de la production dans la société des producteurs libres et égaux est fondamentalement différent. Ceux-ci feront également appel au mesurage des différentes activités du travail et à la mécanisation du procès de travail (travail à la chaîne, etc.), mais il s’agira alors de mesures techniques, dont le but sera de rechercher et d’appliquer les meilleures méthodes de travail, voulues et mises en pratique par les travailleurs des entreprises concernées eux-mêmes. Ces mesures ne sont pas dictées, sous la menace du fouet, par un pouvoir central avide de bénéfices, mais par le propre intérêt des producteurs.
Ceux-ci, en même temps qu’ils intensifient leur propre productivité, accroissent le stock total des biens consommables de la société, sur lequel tous les travailleurs ont un droit égal. Et ce n’est qu’ici que commence la tâche du contrôle social sur la production. La comptabilité sociale qui est le service où est comptabilisé tout ce qui entre dans les différentes entreprises et tout ce qui en sort, doit veiller à ce que le flot de ces entrées et de ces sorties reste en accord avec le taux de productivité fixé pour chaque entreprise. Comme il ne peut plus y avoir de « secret commercial » dans le communisme, et comme par conséquent, de la production dans les différentes entreprises fait l’objet de publications ouvertes de la part de la comptabilité sociale générale, la question du contrôle est résolue. Elle n’est plus un problème.
Une autre question est de savoir quelles seront les organisations qui interviendront, en cas d’écart ou de manquement à la règle, et quelles seront les mesures qu’il faudra prendre dans ce cas. Il s’agit d’une question technique et organisationnelle.
Le contrôle de la production dans la société des producteurs libres et égaux n’est donc pas effectué par des personnes ou des instances. Il se fait grâce à l’enregistrement public du cours matériel de la production, c’est-à-dire la production est contrôlée par la production.
À l’aide d’un schéma, essayons de suivre les formes de ce contrôle comptable. Considérons tout d’abord la production en fonction du temps social moyen de production. Nous avons vu que celui-ci résultait de la moyenne productive, de la coopération horizontale des entreprises de même nature. Numérotons (en indice) les entreprises faisant partie d’un cartel productif en entreprise 1, 2, 3, … ; désignons le total par la lettre t.
Nous obtiendrons alors pour la productivité totale :
Entreprise 1… ( f1 + c1 ) + t1 = X1 kg de produit
Entreprise 2… ( f2 + c2) + t2 = X2 kg de produit
Entreprise 3… ( f3 + c3 ) + t3 = X3 kg de produit
Entreprise n… ( f4 + c4 ) + t4 = Xn kg de produit
Productivité totale ( Ft + Ct ) + Tt = Xt kg de produit
Le temps social moyen par kilo de produit sera alors :
T.S.M. de production = | ( Ft + Ct ) + Tt | Xt kg de produit |
Même si une entreprise fabrique diverses sortes de produits, on peut procéder à ce calcul, grâce à la comptabilité du « prix de revient individuel » des produits. Le temps social moyen de production constitue I’unité de la productivité. On détermine le facteur de productivité pour chaque entreprise à partir de l’écart de sa productivité par rapport au temps productif moyen (voir chapitre 4) ; en partant de la formule précédente, on peut obtenir de nombreuses données telle par exemple l’usure sociale moyenne en F, C et T, ce qui nous fournit déjà un certain nombre d’indications quant à la rationalité des divers facteurs de production. Pour cela, le cartel de production n’a donc nul besoin de contrôleurs, parce que les facteurs de production à examiner sont du domaine des producteurs eux-mêmes. Dans la coopérative de production, le temps social moyen de production tient seul le rôle de contrôleur.
On peut se demander à présent, dans quelle mesure les producteurs peuvent perdre, lors de la constitution d’une coopérative de production, leur droit de disposition sur l’appareil de production, si une direction de cartel centrale ne risque pas de confisquer à son profit tout le pouvoir sur la production. Il faut, sans aucun doute compter avec un tel risque. Il subsistera en effet provisoirement une forte tendance, issue du mode de production capitaliste, à remettre le pouvoir de disposition sur l’appareil de production entre les mains d’une centrale. Dans la coopérative de production, on tentera de ce fait très certainement, par exemple de confier à une direction centrale le droit d’utilisation du fonds d’accumulation. Si on en arrive effectivement là, les différentes organisations d’entreprise n’auront plus rien à dire. Il est également possible que l’on essaye de mettre en place une direction de cartel centrale, qui aurait pour tâche de répartir dans les entreprises associées les commandes qui leur sont adressées et qui obtiendrait également le droit de disposer du produit total. Les organisations d’entreprise, ne seraient plus alors que les organes exécutifs de la direction centrale ; leur rôle consisterait uniquement à tenir la comptabilité de l’entreprise. Dans quelle mesure les producteurs pourront-ils échapper à de tels risques? La réponse à cette question dépend de leur discernement et de leur force. Il sera sans aucun doute impossible d’éviter une lutte contre de telles tendances. Direction et gestion autonomes, voilà quelle est l’exigence impérieuse de laquelle les producteurs, au mépris de toutes les belles phrases, ne devront pas se laisser distraire.
L’entreprise apparaît comme une unité autonome, qui établit elle-même ses relations avec les autres entreprises et les coopératives de consommation. Les producteurs sont alors pleinement responsables. Les énergies et les initiatives des masses auront alors le champ libre. La jonction horizontale des entreprises n’est, dans un premier stade, qu’une question de comptabilité, afin que l’on puisse déterminer le temps social moyen de production et, lié à celui-ci, le degré de productivité des différentes entreprises. Il est clair qu’on ne peut ni ne doit en rester là mais qu’il faut également en arriver à une collaboration technique réciproque. Mais celle-ci devra rester subordonnée à l’exigence capitale du maintien d’une direction autonome. La situation sera telle alors, que nous pouvons dire avec Leichter :
« À première vue, on supposera que chaque bien de production est assez indépendant ; mais si on y regarde de plus près, on apercevra très nettement le cordon qui relie chaque entreprise au reste de l’économie. Ce grand cordon qui relie chaque entreprise au reste de l’économie, est la formule de production et de reproduction. Celle-ci place toutes les entreprises sur le même terrain ; la production déterminée par la reproduction constitue leur base commune. »
Retournons à présent au contrôle social de la production. La révolution sociale abolit la propriété privée des moyens de productions ; ceux-ci deviennent propriété collective. Le lien juridique qui s’établit entre les organisations d’entreprises et la société confie à celle-ci la gestion des moyens de production. Les organisations d’entreprises dressent par conséquent leur inventaire, et indiquent, ce faisant, comment elles utilisent les moyens de production. C’est-à-dire, elles déposent auprès de la comptabilité sociale un budget de production sous la forme ( f + c) + t = X kg de produit. À partir de la somme des budgets de production il est alors possible de réaliser l’exigence marxienne de la comptabilité :
« Son inventaire (celui de la société) contient le détail des objets utiles qu’elle possède, des différents modes de travail exigés par leur production et enfin du temps de travail que lui contient en moyenne des quantités déterminées de ces divers produits. »
L’inventaire social résulte donc de la somme des différents budgets de production ; mais celui-ci place en même temps les organisations d’entreprises sous contrôle social. La production des entreprises est un procès circulant. D’un côté il entre dans les entreprises des produits (également sous norme de force de travail), de l’autre il en sort sous une forme nouvelle. Chaque virement de marchandises est enregistré par la comptabilité sociale générale, ce qui permet d’avoir à chaque instant une vue d’ensemble sur le débit et le crédit de l’entreprise. Tout ce que l’entreprise use sous forme de moyens de production, de matières premières ou de bons de travail apparaît dans son débit ; ce qu’elle a donné à la société est porté à son crédit. Le débit et le crédit sont un flux circulant et doivent se couvrir mutuellement ; à partir de là, on peut voir à tout moment si et dans quelle mesure la production se déroule selon les normes fixées.
Si dans une entreprise on assiste à la formation d’un excédent anormal, la comptabilité sociale est en mesure de fournir immédiatement un rapport aux services compétents (peut-être à une commission de cartel). Il est impossible que l’excédent soit dû à une surélévation de la part de l’entreprise du temps social moyen de production, lors de la livraison du produit ; car ce temps a été rendu public. Il doit donc s’agir d’une erreur dont l’origine est à chercher dans le budget de production. L’usure en f, c, ou t a donc été moins élevée que ne l’estimait le budget de production. S’il s’avère que c’est bien là la source de l’erreur, cela signifiera que l’entreprise était plus productive qu’on ne l’estimait ; et l’on procédera à une révision de son facteur de productivité.
Le contraire peut également se produire. Si la comptabilité sociale constate qu’une entreprise est déficitaire, cela entraînera, de la même manière, une nouvelle estimation du facteur de productivité ainsi que des différents éléments entrant dans la production, f, c, ou t. Il est également possible que l’intensité moyenne du travail soit restée en dessous du taux normal, et que la direction de l’entreprise ait fait preuve d’incapacité. Il est possible en grande partie d’évaluer l’étendue de pareilles infractions contre la société, à l’aide de la formule :
( ft + ct ) + t
Xt,
comparée à la comptabilité de l’entreprise. S’il y a effectivement négligence de la production, il y aura lieu de sanctionner l’organisation d’entreprise, selon la juridiction sociale en cours.
Ce contrôle comptable simple, qui découle automatiquement du procès de production, permet encore de faire intervenir un autre facteur de contrôle, qui lui, est impitoyable le procès de reproduction. Si une collectivité productive a sous-évalué son temps social moyen de production, les entreprises sur-productives pourront sans doute se reproduire, mais elles ne seront en mesure de couvrir les déficits des entreprises sous-productives. Celles ci ne pourront donc pas se reproduire et la société devra leur venir en aide, en puisant dans le fonds pris sur le budget du t.s.g., cependant qu’à partir des nouvelles données résultant de cet examen, on procédera de c ? La résolution de ce problème n’est cependant pas de notre ressort, parce qu’elle relève de techniques de comptabilité particulières. La difficulté serait déjà résolue partiellement, si en règle générale on mentionnait lors de chaque livraison, sur le chèque devirement si les produits sont destinés à f ou à c, tout comme actuellement déjà on a coutume d’indiquer pour les virements en argent ce qui les motive.
Mais ceci est l’affaire de « l’entreprise de comptabilité sociale », non la nôtre. Il nous suffit, quant à nous, que les termes de la formule de production trouvent facilement leur enregistrement et que chacun d’entre eux puisse ainsi être examiné et jugé séparément. Le terme c ne doit par conséquent pas déborder du cadre du budget de production et être en rapport exact avec t et le produit fabriqué. Une mauvaise utilisation des matières premières peut donc être décelée non seulement par la guilde, mais également par la comptabilité sociale.
Si nous considérons le terme f, nous nous heurtons encore à une autre difficulté. Les machines, les bâtiments, etc., ne sont absorbés par le produit qu’après 10 ou 20 ans; durant tout ce temps des réparations sont nécessaires pour les maintenir en état de fonctionner. S’ils sont usés en moyenne après 10 ans, il faudra alors retenir annuellement 1/10 de leur temps de production, que l’on comptera dans la formule ( f + c ) + t. Lorsque le produit fabriqué a été livré, t et c entrent à nouveau entièrement dans la production. Mais f reste au crédit de l’entreprise. Au bout de 10 ans, les moyens de production fixesseront entièrement amortis et pourront alors être renouvelés.
À première vue, il pourrait sembler que le contrôle sur t ne soit possible qu’après 10 années, que ce n’est qu’alors qu’il apparaîtra, si f a été évalué ou sous-évalué. Mais ce n’est là qu’une apparence. En fait, si l’on suit le cours réel de la production, on s’aperçoit que les différentes machines etc., ont un temps d’usure qui diffère de l’une à l’autre et que leurs dates de mise en service ne coïncident pas. On remplace par conséquent chaque année des moyens de production usagés par des moyens de production neufs. De ce fait, il n’y a pas seulement t et c qui circulent à travers les entreprises, mais également f, même si c’est à un rythme plus lent. Aussi celles-ci seront-elles obligées d’utiliser chaque année, à peu de choses près le montant de ce qu’elles auront déduit pour f.
Examinons à présent brièvement le caractère du contrôle social. On remarque que la production des entreprises productives se contrôle même dans différents sens. En premier lieu, il apparaît immédiatement si le budget de production ( f + c ) + t, a été dans ses lignes générales correctement évalué et si tous les termes s’inscrivent dans le cadre du budget. Le contrôle s’exerce ensuite sur la quantité de produit fabrique : pratiquement, il s’agit d’un contrôle du temps de production moyen de l’entreprise, du temps de production moyen de la société et, par-là, également des facteurs de productivité.
Tout le procès de contrôle se ramène donc à un contrôle sur la formule de production en général, grâce à différents virements de marchandises et à l’inventaire des bons de travail, et donc grâce à la production matérielle. C’est le produit fabriqué, le résultat de la production matérielle, qui place sous contrôle social la moyenne productive de l’entreprise, la moyenne sociale et la productivité indiquée dans le budget. Ensuite ce sont les virements de marchandises et l’inventaire des bons de travail, donc le procès matériel de production, qui exercent un contrôle séparé sur chacun des termes de la formule ( f + c ) + t. Et finalement il y a le contrôle, de vérification du procès de reproduction, de la production matérielle entant que totalité.
Si le temps social moyen a été sous-évalué, la coopérative de coopération en tant qu’unité comptable ne pourra pas se reproduire ; s’il a été surévalué, il apparaîtra des excédents qui ne seront pas absorbés par la production.
Le contrôle des entreprises publiques se fait, au moins en partie, de manière analogue à celui des entreprises de production proprement dits. Dans ce dernier cas le contrôle se fait par l’observation de ce qui apparaît dans la formule de production ( f + c) + t par suite d’enregistrement de la livraison des produits et l’allocation de l’argent-travail. En cela, le contrôle s’effectue à partir de la production matérielle. Mais les produits livrés par les entreprises publiques vont gratuitement à la société, si bienque ces entreprises ne peuvent rien porter à leur crédit, que ce soit sur leurs livres de compte d’entreprise ou sur ceux de la comptabilité sociale… C’est pourquoi, dans ce cas, ni la quantité de produits, ni le temps de production social moyen, ni le processus de reproduction ne peuvent servir de facteur de contrôle. Les entreprises qui livrent leurs produits sans mesure économique à la consommation individuelle ne peuvent être soumises au contrôle que d’une seule manière : par l’examen de la production matérielle. Il va de soi que l’on peut imaginer de nombreuses méthodes pour que ces entreprises soient contrôlées de sorte que le bien social soit administré avec le plus grand souci de l’économie. Mais il ne s’agit pas de concevoir des méthodes de contrôle qui s’attacheraient à préserver quelque intérêt particulier des entreprises, mais un contrôle qui, là où il s’applique, résulte du caractère social de la production.
Dans la période inaugurale du communisme, seules appartiendront au groupe des entreprises publiques, des entreprises qui ne livrent aucun produit payable. Citons par exemple : les conseils économiques et politiques, l’assistance médicale, l’enseignement, etc. Le développement ultérieur y amènera les transports des personnes et des biens qui deviendront gratuits et, dans un stade encore plus éloigné, on en viendra à la « consommation selon les besoins » de tous les produits palpables et mesurables. Mais par l’accomplissement de la révolution sociale il ne s’agit pas au premier chef de mettre en application le mot d’ordre « à chacun selon ses besoins » mais bien plutôt de réaliser l’administration autonome des entreprises, et la comptabilité de la production. Si la production est solidement effectuée selon ces deux principes, le problème d’aboutir à la consommation « libre » devient facile à résoudre.
Pour toutes les entreprises pour lesquelles le contrôle automatique ne peut se réaliser que d’une seule manière, d’autres contrôles pourront néanmoins vraisemblablement être menés, par exemple par l’intermédiaire d’enquêtes conduisant à des comparaisons. Ainsi on comparera le nombre d’heures de travail absorbées par l’enseignement dans diverses communes, ou ce qu’a coûté en travail la construction d’un kilomètre de route dans telle ou telle ville, etc. Si l’entreprise fournit un produit à partager socialement et dont la quantité peut être mesurée (électricité), le temps de travail social moyen pourra encore servir de base au contrôle. Mais, cette fois, le contrôle ne sort pas automatiquement des résultats de la comptabilité sociale faite sur le plan, mais il doit être recherché dans les livres des entreprises.
Comme autre moyen secondaire de contrôle des entreprises publiques il y a encore le contrôle de la répartition des biens de consommation ? Les consommateurs se répartissent les produits par l’intermédiaire de leurs coopératives : ils sont les « maîtres chez eux ». C’est là que les souhaits individuels trouvent leur expression collective, et c’est pourquoi les consommateurs y sont capables de déterminer ce qui doit être réparti et en quelle quantité. L’organe d’exécution est une organisation d’entreprise qui entre dans la catégorie t.s.g. Elle dresse un budget pour ses besoins en ( f + c ) + t, et sait par-là que son service est la répartition de X heures de travail.
Le contrôle se fait de nouveau sur la formule de production et dans une voie telle qu’il s’agit de savoir si l’organisation d’entreprise reste bien dans le cadre du budget, si les échéances particulières sont bien observées, si la formule de production avait été correctement calculée.
Le contrôle de la quantité de produits répartie est aussi très simple parce que justement tous les transferts de biens ont été enregistrés par la comptabilité générale et que les produits sont utilisés exactement selon leur temps de production. La comptabilité générale indique en effet exactement combien de produit (c’est-à-dire combien d’heures de travail) la coopérative de consommation a prélevé et combien de bons en heures de travail sont portés sur les livres.
Il y a toutefois des difficultés techniques parce que l’organisation de répartition doit tenir compte de cequ’une partie du produit est perdue ou détruite. En pratique, elle ne peut fournir autant de bons d’argent-travail que l’exige sa dette auprès de la comptabilité générale. Il y a un manque mais qui ne peut varier qu’à l’intérieur de limites connues facilement en pratique et qui, par conséquent, pourrait être aisément compensé par un prélèvement sur le budget de production de l’organisation de répartition. En principe, ces pertes de production inévitable ne gêneront pas le contrôle de la répartition et la relation exacte entre producteur et produit n’en sera pas altérée. Le contrôle de la production et de la répartition est ainsi complet. Chaque terme de la formule de production/reproduction est connu exactement et peut être examiné par toute la société. Le contrôle est réduit à sa forme la plus simple et la marche de l’économie devient transparente, si bien que la comptabilité publique permet à chaque membre de la société d’effectuer un contrôle direct. Lorsque la production et la répartition se trouvent entre les mains des producteurs-consommateurs, le mouvement économique atteint sa plus haute synthèse idéale qui ne se réalise que par l’action conjuguée des forces de production et qui finalement n’est rien d’autre que cela. La société est alors devenue l’association des producteurs libres et égaux, dont l’intelligence politique trouve sa plus haute expression dans le système des conseils, et l’intelligence économique dans la comptabilité sociale générale.
t.s.n. : travail socialement nécessaire ;
t.r.s.m. : temps de reproduction social moyen.
Examinons de plus près la catégorie du temps socialement nécessaire. Nous remarquons d’abord que derrière ce concept se mêlent deux choses très différentes. Il y a d’une part la constatation que pour satisfaire un certain besoin social il faut un certain travail, et d’autre part le désir d’utiliser ce fait comme élément de calcul. C’est ce que souhaiterait Kautsky lorsqu’il envisage le t.s.n., c’est-à-dire le travail « contenu » dans un produit « depuis le tout début jusqu’à son achèvement, y compris le transport et tous les travaux annexes », et qui, selon lui, est impossible à estimer « même avec l’appareil statistique le plus complet, le plus formidable ». Autrement dit, si une comptabilité fondée sur le t.s.n. est théoriquement possible, elle est impossible à réaliser en pratique, et Kautsky rejette cette catégorie pour servir au calcul économique.
Varga veut aussi envisager le t.s.n. du point de vue du calcul. Il voudrait même que ce caractère calculatoire apparaisse dans le nom même du concept. C’est pourquoi il parle de prix de revient social qu’il définit comme le « prix de revient majoré d’un supplément destiné à couvrir le coût d’entretien deceux qui ne travaillent pas et d’un autre pour assurer une accumulation véritable ». Varga lui-même souligne ce passage et affirme qu’il s’agit là de la « solution de principe ».
Cette solution de principe peut a priori paraître séduisante. Si on veut introduire le « prix de revientsocial » de Varga dans la formule de production, on obtiendra le schéma :
( F + C ) + T + T.S.G. + ACC,
où t.s.g. représente le travail social général et acc l’accumulation. On peut cependant être surpris de ce que Varga ne dise pas comment seront fixés les surplus ni quelle sera leur valeur relative. C’est pourquoi il n’est pas nécessaire d’examiner cette formule plus à fond. D’une manière générale, on peutre marquer que la conception de Varga se heurte aux mêmes difficultés que celle de Kautsky. Pour faire passer sous forme concrète la « formule du prix de revient social » il faudrait ce cerveau de géant que l’astronome Laplace disait seul être capable d’écrire la « formule de l’univers ». En clair, cela veut simplement dire que cette « formule du prix de revient » est une absurdité complète. Il ne faut donc pas s’étonner de ce qu’en Hongrie, cette « solution de principe » ne put jamais entrer en pratique, cette dernière suivant un cours tout différent. C’est la politique des prix qui dut suppléer la théorie de la « formule du prix de revient » qui se montrait défaillante. Ceci nous permet d’affirmer que la catégorie du « prix de revient social » dut être rejetée comme inutilisable.On voit que les économistes ont voulu attribuer au concept de t.s.n. une portée trop largement y incluant les coûts généraux d’administration qui n’entrent pas dans la production (cf. K. Marx, Gloses marginales etc., p. 1418, Pléiade). C’est le cas de Varga. D’autres n’ont voulu retenir que le produit social final en ajoutant le même tous les temps de production de centaines de produits. C’est ce que fait Kautsky. En fait, la catégorie du t.s.n. sous ces formes ne peut être utilisée. Sans doute, tout travail effectué dans la production et la distribution est socialement nécessaire, et il doit être reproduit. La solution de ce problème ne peut donc être que la prise en charge de sa propre reproduction par chaque groupe de production lui-même, ce qui assure du même coup la reproduction de tout le t.s.n.
La catégorie du t.s.n. n’a donc de sens que par rapport au travail créateur de valeur d’usage mais ne peut servir dans la comptabilité. Il s’ensuit que la reproduction du t.s.n. repose sur la reproduction de chaque acte de l’économie. Cette reproduction ne figure donc pas dans la catégorie du t.s.n. elle-même, mais apparaît dans le temps de reproduction social moyen de chaque acte de l’économie dans la catégorie correspondante. Ceci est réalisable par tous les « producteurs » au sens large. Ainsi le problème du t.s.n. se trouve résolu.
Nous allons encore examiner pourquoi il vaut mieux parler de temps de reproduction que de temps de production. Nous verrons aussi jusqu’à quel point de production. Nous verrons aussi jusquà quel point ces deux concepts se recouvrent et jusqu’à quel point ils diffèrent. Revenons donc à nos considérations sur la manière dont chaque entreprise calcule le temps de production de ses fruits à l’aide de sa formule ( f + c ) + t, déterminant simultanément le nombre d’heures de travail qui se trouvent incluse dans chacun de ses produits. Puis nous avons montré comment le temps de production social moyen se calcule à partir de l’ensemble des entreprises réunies dans un groupe de production. Par la manière même dont il est calculé, ce temps sert à assurer la reproduction du groupe de production dans son entier, c’est pourquoi il vaut mieux l’appeler temps de reproduction social moyen plutôt que temps de production social moyen. Ces deux temps se recouvrent. Quant à la différence entre le temps de production de l’entreprise et le temps de reproduction social moyen, il en est tenu compte dans le facteur de productivité.
Une loi non écrite des entreprises capitalistes est la nécessité de s’incorporer la productivité sociale moyenne, faute de quoi elles seraient rapidement exclues du marché. Elles doivent donc s’efforcer de maintenir les salaires des ouvriers au plus bas niveau possible et de se procurer les machines les plus productives. Voilà pourquoi, fréquemment, des machines encore tout à fait utilisables sont jetées à la ferraille. Encore un de ces gaspillages énormes du mode de production capitaliste ! Vu sous l’angle économique, ce phénomène se traduit par le fait que toute entreprise dont les moyens de production sont dépassés a un temps de production plus élevé que la moyenne sociale. On peut aussi remarquer que depuis la fondation des entreprises capitalistes, le temps de production social moyen de l’appareil de production a diminué ; en un certain sens, il y a dévaluation de cet appareil.
Or la tâche consciente que doit accomplir la production communiste c’est de faire baisser continuellement le temps de production social moyen. Ceci conduit à une baisse générale du temps de reproduction. Exprimé en termes capitalistes, ceci veut dire : les moyens de production de l’entreprise individuelle deviennent « démodés ». La seule question qui se pose c’est de déterminer comment il y sera répondu dans la société communiste.
Soit une entreprise qui a calculé 100 000 heures de travail pour ses moyens de production fixes et qui prévoit qu’en dix ans, ils seront hors de service. Il lui faudra compter chaque année 10 000 heures dans ce qu’elle produit pour les renouveler. Mais si le temps de production social moyen diminue, l’entreprise peut, lors de sa reproduction, soit se procurer davantage de machines, soit en utiliser de meilleures. Sa productivité se met à croître et il y a accumulation et extension de l’appareil de production, sans qu’il y ait à consommer davantage de travail.
La baisse du temps de reproduction social moyen des moyens de production conduit donc à une modification du temps de production de cette entreprise donc de son facteur de productivité, puisque, finalement, il lui faudra prendre en compte le temps de reproduction social moyen. Mais le temps de production social moyen du groupe de production finira par s’égaler au temps de reproduction social moyen, parce que les moyens de production circulent en flot ininterrompu à travers les entreprises. Aujourd’hui on renouvelle ou reconstruit telle ou telle partie, demain telle autre. La baisse du temps de reproduction social est ainsi continuellement répercutée sur le processus de production.
Le fondement du t.r.s.m. est l’heure de travail social moyenne. Cette catégorie a déjà une certaine signification en régime capitaliste. En effet, les différences individuelles ne peuvent s’exprimer dans la marchandise, car sur le marché, un produit est échangé contre de l’argent, c’est-à-dire contre une marchandise générale où s’annihilent toutes les différences individuelles. Dans le communisme, c’est le t.r.s.m. qui incorpore toutes les différences entre travail lent ou rapide, routinier ou créatif, spécialisé ou non spécialisé, manuel ou intellectuel. Le t.r.s.m. est pourtant une chose qui en soi, en tant que particularité, n’a pas d’existence. Il ressemble aux lois de la nature qui extraient le général de phénomènes particuliers et qui n’ont pas d’existence « en soi ». L’heure de travail social moyenne qui n’a pas non plus d’existence « en soi » incorpore l’énorme variété du métabolisme social.
La dictature du prolétariat est un spectre épouvantable pour les braves petits-bourgeois, mais elle effraie tout autant la plus grande partie du prolétariat. Tous oublient que la classe capitaliste leur impose aujourd’hui sa propre dictature avec la plus grande brutalité et un total manque d’égards. Mais l’histoire ne se préoccupe guère des frayeurs des petits bourgeois, car c’est toujours une histoire de lutte de classes. C’est pourquoi la classe prolétarienne, menacée dans sa vie même, devra se soulever contre la dictature capitaliste et imposer son ordre propre, l’ordre du travail, et ceci face à l’opposition de tous les éléments bourgeois. L’impulsion nécessaire sortira des grandes masses de travailleurs rassemblés dans les grandes et moyennes entreprises. Elles s’empareront de la force publique de la société et imposeront le nouvel ordre social au reste de la société, mais il ne s’agit ni de l’imposer par décret ni à la pointe des baïonnettes, mais bien de le voir naître de l’organisation des grandes masses elles-mêmes.
En Europe occidentale, le prolétariat aura à mettre I’État en morceaux, et à prendre possession des entreprises pour en faire une propriété sociale. Ceci réalisé, il devra décider s’il suit l’exemple russe et, influencé par l’enseignement social-démocrate, s’il fait de l’État le dirigeant et l’administrateur d’un nouvel appareil d’oppression. Si, au contraire, l’élément communiste est suffisamment fort parmi les ouvriers, ceux-ci pourront, prendre en mains la gestion des entreprises, par l’intermédiaire de leurs organisations d’entreprises et de leurs conseils. Mais cette dernière éventualité ne pourra devenir réalité que si on prend comme base, pour régler le cours de la production, les principes énoncés ci-dessus. Ainsi la partie la plus importante du produit social global cesse de dépendre d’un processus incontrôlé celui du marché. Il reste cependant l’autre partie de la production sociale, celle effectuée par les petites entreprises et les entreprises agricoles ; elle se trouvera nécessairement contrainte de se rallier à l’industrie organisée sur une base économique collective. C’est la dictature économique qui s’exerce ainsi, l’arme la plus puissante du prolétariat victorieux.
L’accomplissement de la révolution sociale dans ce domaine en grande partie une tâche qui incombe à la comptabilité sociale générale. Ce sont, en effet, les nouvelles lois économiques qui sont à l’œuvre. La vie de l’entreprise communiste ne connaît ni circulation d’argent ni marché, les apurements se font par virements. Tous les producteurs qui ne sont pas reliés directement à un tel compte de virement seront donc soumis à des contraintes. Ils ne pourront se procurer ni matières premières ni moyens de production pour leur entreprise. S’ils veulent que celle-ci continue d’exister, il faudra bien que le trafic de leurs biens passe par la comptabilisation d’un compte de virement. Ils devront se conformer aux règles générales de la production sociale, traduire sous la forme comptable générale leur production en utilisant la formule : ( f + c ) + t. Du même coup leur production tombe sous le contrôle de la société.
Ainsi les petites entreprises dispersées seront contraintes d’emprunter le chemin suivi par et de mettre en ordre à leur tour leur production inévitablement, il s’ensuivra que les entreprises de même espèce s’uniront en cartel de production. Cette nécessité découle déjà de celle d’établir le temps de production social moyen et le facteur de productivité, et aussi de celle de mettre de l’ordre dans les relations purement matérielles. Mais ce n’est pas tout, car c’est aussi la seule voie pour pallier l’arriération des petites entreprises. La cartellisation n’entraîne pas pour autant la fin de l’autogestion des petites entreprises. Au contraire, il apparaîtra rapidement que la maîtrise de la production par les producteurs eux-mêmes s’en trouvera encore renforcée.
L’association des producteurs libres et égaux exerce donc une dictature économique. Elle ne reconnaît pas le droit à l’exploitation et exclut de sa communauté ceux qui n’admettent pas ce principe premier du communisme. Certainement, la petite entreprise se trouve contrainte de se soumettre aux règles de la production communiste ; mais c’est justement avec cette soumission que la dictature se change en son contraire. Lorsque les producteurs ont en mains, grâce à leurs organisations d’entreprises, la direction et l’administration de la production qu’ils font ainsi passer sous contrôle social, la dictature se trouve supprimée du même coup ; les producteurs sont devenus égaux en droit, dans l’association.
On connaît la phrase qui dit que la nouvelle société naît dans le sein de l’ancienne. Le capitalisme avec son développement frénétique, crée un appareil de production de plus en plus puissant et de plus en plus concentré. Il en résulte que le nombre de bourgeois qui disposent de cet appareil diminue tandis que la masse des prolétaires augmente immensément. Simultanément, ce développement crée les conditions de la chute du capitalisme. La condition nécessaire de cette croissance du prolétariat est l’intensification de l’exploitation tandis que l’insécurité de l’existence progresse du même pas. (cf. Marx, Travail salarié et Capital.) Dans ces conditions, le prolétariat n’a qu’une seule issue : le communisme.
Si nous examinons le développement de l’économie agricole, on obtient une toute autre image que celui du développement industriel. Certains prophètes affirmaient que l’agriculture allait se concentrer et queles petits paysans et les paysans moyens devaient disparaître. En fait, on observe assez peu cette évolution. Car non seulement le paysan moyen, mais aussi le petit paysan, se maintiennent. Il n’est pas question du développement prédit. On doit même enregistrer un accroissement important des petites entreprises agricoles.
Pour les théoriciens du communisme d’État, cette évolution est tout à fait décevante. Si le caractère du travail dans l’industrie devient de plus en plus social, l’économie agraire reste, selon ces théoriciens toujours à part. Si bien que, dans l’industrie, les entreprises deviennent de plus en plus « mûres » pour le communisme – du moins pour ce qu’ils entendent par-là, tandis que l’agriculture refuse de mûrir pour passer sous l’administration centralisée de l’État.
Aux yeux des communistes d’État, l’agriculture est reste une pierre d’achoppement sur la route qui mène au communisme. Selon nous, au contraire, le capitalisme a déjà créé les conditions objectives de l’avènement du communisme dans ce domaine comme ailleurs. Tout dépend, en effet, de la manière dont on envisage les choses, si l’on veut que l’administration de la production soit prise en charge par un bureau central gouvernemental, ou par les producteurs eux-mêmes (**).
Examinons donc les caractéristiques de l’agriculture, aujourd’hui. Sans aucun doute, on n’observe pas dans ce domaine l’énorme concentration de la production qui est la règle dans l’industrie. Mais, en dépit de cela, la culture du sol est devenue de plus en plus « capitaliste ». Le signe caractéristique du mode de production capitaliste est la production de marchandise. Les marchandises sont des objets d’usage, mais, dans le régime de la propriété privée des moyens de production, les producteurs ne les produisent pas pour leur usage propre, mais pour celui d’autres personnes. Le producteur de marchandises fabrique donc ce qu’il n’utilise pas et utilise justement ce que lui-même ne fabrique pas. Sur le marché, se déroule l’échange des marchandises. Comme le producteur de marchandises ne produit pas pour lui-même mais pour d’autres, son travail est un travail social. Dans le processus social de l’échange matériel, tous les producteurs de marchandises entrent en liaison les uns avec les autres, vivent dans la dépendance réciproque la plus complète, ils forment un tout, un système fermé.
La vieille entreprise paysanne ne connaissait pas cette production de la marchandise, si ce n’est comme une activité secondaire. La maison née paysanne constituait un système fermé qui satisfaisait à peu près à tous ses besoins par son propre travail. Le paysan travaillait pour son propre cercle familial. Sa production n’avait pas de lien social. Son déroulement s’accomplissait presque exclusivement dans les frontières étroites de sa ferme, aussi longtemps du moins que les éléments nécessaires à ce déroulement pouvaient être tirés des produits obtenus. Il n’y avait que le surplus de la production, c’est-à-dire ce qui n’était pas consommé pour son propre usage, que le paysan portait au marché, où ces produits prenaient le caractère de marchandises. L’entreprise paysanne ne participait donc pas du travail social ; ceci explique du même coup pourquoi le paysan pouvait mener une existence indépendante.
La production industrielle des marchandises a brisé ce système fermé. D’une part, elle a inondé le globe de produits à bon marché, d’autre part, l’influence du capitalisme a eu pour effet une augmentation des baux et des fermages, tandis que, de son côté, l’État augmentait les impôts. Il n’est pas notre propos de discuter ici du processus de l’écroulement de l’économie domestique (voir à ce sujet le livre de R.Luxemburg, L’accumulation du capital), mais simplement d’en souligner le résultat qui apparaît clairement aujourd’hui : le paysan a besoin de plus en plus d’argent pour faire face à ses engagements.
Mais pour obtenir de l’argent le paysan doit se transformer en producteur de marchandises, porter davantage de produits au marché. Et il n’a pour cela que deux possibilités : soit il conserve la même productivité et consomme moins, soit il augmente la productivité de son travail. Mais consommer moins, comme ces vieux paysans durs à cuire de l’ancien temps, est impossible. La seule solution, c’est donc la croissance de la productivité.
Ici nous atteignons le point où les économistes se sont fourvoyés dans leurs spéculations sur l’avenir. Ils ont estimé que l’entreprise agricole suivrait un développement analogue à celui de l’entreprise industrielle dans l’industrie, la productivité a augmenté de plus en plus grâce à la jonction de capitaux, l’introduction sans cesse renouvelée de machines de plus en plus productives, le tout ne pouvant se faire que dans des entreprises géantes. C’est pourquoi ils ont pensé que le même processus de concentration devait se faire dans l’agriculture ; le petit paysan et le paysan moyen devaient, pour l’essentiel, disparaître et les consortiums agraires jouer un rôle décisif dans l’agriculture.
Par conséquent, nos économistes se sont fourvoyés. Cette erreur est d’ailleurs parfaitement compréhensible, dans la mesure où ils ne pouvaient fonder leurs prévisions que sur les possibilités ouvertes précédemment. Car il est quelque peu surprenant et remarquable que le développement industriel qui aurait dû mener à la concentration dans l’agriculture ait entraîné un tout autre développement. Ceci est dû au fait que la motorisation, l’invention des engrais artificiels, et le développement de l’agronomie ont entraîné une forte croissance de la productivité des fermiers. Grâce aux engrais modernes la nature du sol joue un rôle secondaire. Le rendement à l’hectare a énormément cru, si bien que le fermier peut amener davantage de produits sur le marché. D’autre part, le développement de la circulation a entraîné la fabrication de moyens de transport tous terrains.
Mais, à côté de cette croissance du rendement à l’hectare, on a vu se dérouler un phénomène de grande importance, car, en même temps que la production agricole s’est mise à reposer sur des bases scientifiques, la spécialisation a fait son entrée en force. Le spécialiste est comme « le homme des cavernes qui ne reçoit du monde extérieur qu’un petit rayon de lumière, mais qui voit ce qu’il voit de manière très aiguë », dit Multatuli quelque part. Ainsi le paysan s’efforce de ne livrer qu’un produit particulier, mais comme il lui faut atteindre au plus hait rendement, il doit s’en remettre à ce qu’autorisent le développement de la science moderne et… l’état de ses finances. Il lui faut adapter son entreprise à cette spécialisation, c’est-à-dire créer l’outil de travail exact dont il a besoin pour fabriquer un produit bien particulier.
Telle est en grande partie, la situation de l’agriculture d’aujourd’hui en Europe occidentale. Au Danemark et en Hollande elle est particulièrement nette, tandis que la France, l’Angleterre et l’Allemagne avancent à grands pas sur le chemin de la spécialisation. Ainsi en va-t-il, dans ces pays, pour l’élevage et la culture maraîchère au voisinage des grandes villes, pour lesquels la transformation est quasi complète. Le paysan est devenu du même coup un producteur de marchandises au sens plein du terme. Il n’apporte plus seulement sur le marché son surplus de production mais tout ce qu’il produit. Il fabrique ce qu’il n’utilise pas lui-même et utilise ce qu’il ne fabrique pas. II ne travaille donc pas essentiellement pour lui-même, mais pour d’autres et, par-là, son travail se trouve déjà inséré dans le travail social. L’économie domestique, fermée sur elle-même, a été détruite par la spécialisation : l’agriculture est devenue un système de production industriel.
Le paysan peut bien être resté propriétaire de sa parcelle, sa situation s’est pourtant fortement détériorée. Il est vrai que si la conjoncture est bonne, il peut faire de bonnes affaires, mais il est devenu complètement dépendant du marché, de ses aléas. Qu’une année le temps soit mauvais, qu’un certain type de plante soit attaqué par la maladie, et le voilà ruiné.
Sans doute cette incertitude menace aussi les entrepreneurs industriels, mais ceux-ci ne sont pas aussi strictement dépendants des facteurs naturels, la productivité augmenté de sorte que l’accumulation se lasse par l’introduction de machines toujours plus productives, ce qui, au bout, conduit à une concentration des entreprises. Dans le cas des paysans, la croissance de la productivité entraîne dans une toute autre direction. Elle se fait évidemment en fonction de l’état de la technique et des rapports de production dans les entreprises agricoles. L’accumulation se réalise par la création d’engrais artificiels, de moteurs, de tracteurs, par le recours à la production spécialisée.
Parallèlement à ce phénomène on en observe un autre. Pour occuper la position la plus heurte sur le marché, les paysans doivent se réunir en coopératives agricoles. Ils peuvent ainsi mieux influer sur les prix, utiliser collectivement des machines agricoles, pour préparer le sol comme pour traiter ou engranger les récoltes. Les éleveurs, par exemple, ont créé des laiteries, ce qui fait que ce type d’industrie est directement greffé sur l’économie d’élevage. La laiterie constitue ainsi une sorte de centre nerveux qui commande tout un cercle. Ainsi les paysans ont créé un organe qui les lie de manière indissoluble. C’est par ce genre de transformations que s’effectue la concentration des fermes, de l’élevage, de la culture maraîchère, sans qu’il soit question, à aucun moment, d’une fusion d’entreprises au sens industriel de ce terme.
En résumé, l’agriculture d’aujourd’hui est caractérisée par la spécialisation et elle est totalement passée dans le stade de l’économie marchande. La croissance de la productivité a pu s’y faire sans concentration des entreprises en une seule main, face à la technique moderne. Parallèlement, le développement des coopératives agricoles se poursuit, liant entre elles les entreprises, en communautés d’intérêts, ce qui fait cependant que les paysans perdent leur liberté, leur indépendance (le plus souvent en perdant la libre disposition de leurs produits).
Le développement que nous venons de schématiser, a empêché la constitution d’un prolétariat agricole nombreux. Si ce prolétariat est plus important en nombre que les paysans propriétaires, il ne l’est toutefois pas dans les proportions des masses du prolétariat industriel opprimé par rapport à la bourgeoisie. De plus, à la campagne, les oppositions de classes sont moins accusées, justement parce que le petit paysan, et le paysan moyen travaille sa terre lui-même avec les membres de sa famille. Si dans les villes, la propriété industrielle a débouché sur un véritable parasitisme, il n’en est pas de même dans les entreprises agricoles. C’est pourquoi une révolution prolétarienne est beaucoup plus difficile à la campagne que dans les villes. Pourtant, la situation n’est pas aussi désespérée qu’il puisse sembler au premier coup d’œil. Il y a très certainement, à la campagne, un nombre relativement grand de propriétaires, mais ceux-ci savent bien que, fondamentalement, ils ne sont que les expéditeurs des affaires du capital financier qui leur consent des emprunts, et que c’est sur eux que s’abattent lourdement toutes les vicissitudes de la vie. Sans doute, le paysan ne sera jamais au premier rang du combat pour le communisme, mais la position sociale qu’il occupe l’astreint à s’associer à d’autres groupes sociaux qui rejoignent le camp des vainqueurs. Il y a cela une condition nécessaire : qu’on ne le chasse pas de sa ferme, de chez lui, qu’on ne lui retire pas l’administration de sa production. La révolution prolétarienne n’admet pas les fermages, ni les prêts hypothécaires car on n’y calculera que le temps de reproduction social moyen des produits. C’est pourquoi la question paysanne n’est pas aussi difficile à résoudre pour l’Association des producteurs libres et égaux, qu’elle l’est pour le communisme des entreprises « mûres ».
Le fait que le paysan soit devenu producteur de marchandise est d’une grande signification pour la révolution, et la « peur du paysan » dont certains font preuve est en fait liée à une estimation fausse de la véritable situation des paysans dans la société d’aujourd’hui. Ainsi entend-on souvent dire que le prolétariat dépend des paysans pour sa nourriture et que par conséquent on ne peut trop s’opposer à ces derniers.
Ce genre d’avertissement s’appuie sur une estimation de la situation du monde agricole qui est celle dela période passée. On voit celle-ci toujours comme si les paysans étaient ceux d’autrefois et non les producteurs de marchandises qu’ils sont devenus, portant au marché, non le surplus d’une économie domestique fermée sur elle-même, mais l’ensemble de leur production. Dans la situation d’aujourd’hui, ce n’est pas le prolétariat qui dépend des paysans mais l’inverse. Si les paysans refusent le livret leurs produits au prolétariat, ils seront tout autant tenaillés par la famine que celui-ci, aussi paradoxal que cela puisse paraître. Bon gré mal gré, le paysan doit vendre ce qu’il produit : ce qu’il produit, il ne l’utilise pas lui-même et ce qu’il utilise, il ne le produit pas lui-même.
On entend aussi souvent la remarque que le paysan préfère donner ses produits aux animaux que de les vendre sous la contrainte. Mais il s’agit là encore d’une mauvaise compréhension qu’il faut rattacher à la conception dépassée d’une économie domestique fermée sur elle-même. Aujourd’hui l’éleveur n’a que des animaux (et les produits qui y sont liés) et rien de plus. Le cultivateur a des grains, mais n’a pas d’animaux, l’éleveur de volailles a des centaines de poules, un point c’est tout ; le maraîcher ne fait croître qu’un nombre limité d’espèces de légumes ou de salades. Tous se sont spécialisés.
On entend, enfin, assez souvent dire que le paysan refusera de cultiver sa terre et recherchera à retourner à l’économie domestique fermée sur elle-même. Mais même un paysan ne peut retourner un siècle en arrière et fabriquer seul ce qui lui est nécessaire, parce qu’il n’a ni les capacités requises ni l’outillage indispensable pour le faire. Lorsque la socialisation du travail est complète, on ne peut plus s’y soustraire, tout retour en arrière est impossible. Quel que soit l’angle sous lequel on examine la question, force est de constater que les paysans sont embarqués sur le bateau de la société et doivent faire avec.
La Russie
La manière dont fut résolue en Russie la question agraire n’apporte que peu d’enseignements pour le développement de la révolution agraire en Europe occidentale. L’agriculture se trouvait encore là-bas prise dans les liens des relations féodales avec ses grands propriétaires terriens (le plus souvent il s’agissait d’une économie domestique autarcique). Le mot d’ordre capitaliste : « la terre aux paysans » signifiait, en Russie, que l’on demandait la liberté et l’égalité telles que les avaient conquises... les paysans français de 1789. Ces derniers avaient alors une partie de la propriété privée, qu’ils ont pu exploiter selon leur bon plaisir. Le paysan russe désirait, lui aussi, entrer sur la scène sociale comme capitaliste, comme producteur de marchandise, c’est pourquoi, très vite, il se mit à agir contre le régime soviétique et finit par obtenir la liberté du commerce intérieur.
Ainsi s’est établi le développement capitaliste de l’agriculture, développement que nous avons connu en Europe occidentale depuis longtemps. Les Russes n’arrêtent pas de vanter, avec de grands effets de manche, la croissance du communisme à la campagne, mais ce qu’ils décrivent sous ce mot c’est le regroupement des paysans en coopératives leur permettant de bénéficier de la technique moderne, de la possibilité d’influer collectivement sur la fixation des prix tant de leurs produits que de leurs achats. Dans cette occasion, le paysan russe a été poussé – comme ses camarades de classe d’Europe occidentale – par la nécessité d’avoir une position de force sur le marché pour en tirer un meilleur bénéfice. On voit ainsi que le « communisme&nbsap;» tant prisé par nos bolcheviks est encore plus développé en Europe occidentale qu’en Russie.
Il n’y a donc pas à s’étonner que nous n’ayons pas grand chose à apprendre des Russes sur la gestion des entreprises agricoles, au sens communiste de ce terme. Il va de soi que chez eux il n’est pas question d’organisations d’entreprises qui se chargent de la direction et de l’administration des activités agricoles, ne serait ce que parce que tout est aujourd’hui propriété privée.
La Hongrie
La Hongrie des Conseils nous offre une toute autre image du développement de la révolution. La petite propriété agricole ne fut pas touchée, les grands domaines et les moyens furent expropriés par décret, et les paysans chargés de les exploiter sans qu’il y ait eu partage des terres. Ce cours des choses fut rendu possible parce que les paysans étaient innocents comme des nouveau-nés. Voici ce que Varga nous dit de la Hongrie.
« En Hongrie, il n’y eut aucune révolution au sens strict de ce terme. Le pouvoir est, pour ainsi dire, tombé comme un fruit mûr, au cours de la nuit, entre les mains des prolétaires. A la campagne il n’yavait pour l’essentiel qu’un minuscule mouvement révolutionnaire, mais aussi aucune résistance armée. Voilà pourquoi l’expropriation a pu se faire complètement sans rencontrer d’obstacles, les grandes propriétés furent saisies » […] « Nous insistons sur l’aspect juridique de cette question parce qu’il faut franchement reconnaître que, dans la plupart des cas, l’expropriation ne fut qu’un acte juridique qui socialement changea si peu de chose que la population des campagnes ne comprenait pas très clairement ce que signifiait cette expropriation. » […] « Les ci-devant propriétaires des biens expropriés restèrent sur place transformés en chefs d’entreprises employés par l’État : du point de vue social il n’y avait rien de changé. L’ex-propriétaire restait dans son ancienne habitation de maître, il continuait à conduire son même attelage à quatre chevaux et se faisait toujours appeler « seigneur » ou « maître » par les travailleurs du domaine. Le seul changement c’est qu’il ne pouvait plus disposer librement de ses biens et produits, mais devait attendre les autorisations de l’administration centrale. Mais les travailleurs agricoles ne s’en rendaient guère compte. Pour eux, la révolution sociale n’avait qu’une seule signification : elle s’était traduite par une augmentation des salaires. »
(Varga, Le problème de la politique économique, p. 103 de l’édition allemande).
Pourtant tout ne se déroula pas exactement ainsi. Quelques grosses entreprises agricoles furent déclarées « associations de production » où les masses travailleuses avaient apparemment en mains la direction et l’administration.
« Dans quelques propriétés on établit des communautés de production. Les communautés d’une même région furent regroupées sous une direction supérieure générale. L’ensemble des communautés de production furent réunies dans la “centrale des entreprises agricoles et des communautés rurales deproduction”, mise sous la tutelle de la section pour l’agriculture du Conseil supérieur de l’économie. On choisit la forme de communauté de production en dépit de l’arriération sociale des travailleurs agricoles. Si les grosses propriétés avaient été purement et simplement déclarées propriété d’État, il aurait fallu faire face à des exigences de salaires sans limites, et l’intensité travail serait tombée à un minimum. De cette manière, on pouvait lutter pour maintenir la discipline et l’intensité du travail en répétant aux travailleurs que les produits de leur travail leur appartenaient. Ainsi donnait-on en quelque sorte satisfaction aux aspirations des travailleurs agricoles qui sont de conserver la propriété privée. » […] « Matériellement, cette concession était de peu d’influence puisque la comptabilité restait centralisée. Elle était faite dans l’intention d’aboutir, après une période suffisante d’explications, de procéder à la transformation de ces grosses entreprises en entreprises d’État, les travailleurs agricoles devenant travailleurs d’État, tout comme les ouvriers de l’industrie. »
(Varga, Le problème de la politique économique, idem, p. 105.)
Résultat
Tout cela contient sa propre critique. Varga nous dit en effet ouvertement : « Donnons aux travailleurs l’apparence qu’ils dirigent et administrent la production, en réalité cela a peu d’importance puisque c’est nous qui sommes maîtres de la direction centrale et que c’est elle qui fixe le véritable fruit du travail par sa “politique des prix”. N’est-ce pas là une des plus claires démonstrations de la nécessité que le rapport du producteur au produit social soit déterminé par la production matérielle elle-même, afin que ne s’installe pas, sous le masque de la démocratie, une nouvelle domination ?
Il n’est pas utile d’entrer davantage dans le détail de la situation de l’agriculture de la Hongrie des Conseils. Nous en concluons seulement que la Russie et la Hongrie ont donné et offrent encore un exemple repoussant de production « communiste ». En Russie, les paysans se comportent de manière capitaliste : « Les paysans se partagèrent la terre, endommagèrent les moyens de production, de sorte que ce ne furent pas les plus pauvres mais les plus riches des paysans qui furent bénéficiaires de l’opération. » (Varga, p. 103). En Hongrie, les paysans ne bougèrent même pas, si bien que nous n‘avons aucun exemple pouvant nous éclairer sur le comportement du prolétariat agricole et des paysans petits et moyens lors d’une révolution prolétarienne en Europe occidentale.
Quelle idéologie peuvent-ils nourrir dans leurs arrière-pensées ? S’organiseront-ils aussi pendant la révolution et sous quelle forme ? Autant de questions dont nous neconnaissons pas la réponse. Pour y voir un peu plus clair, la seule chose que nous puissions faire c’est d’étudier leur comportement pendant les révoltes prolétariennes de 1918 à 1923 en Allemagne.
Quand, en novembre 1918, la Puissance impériale se fut effondrée en Allemagne, ce n’était certainement pas le résultat de l’activité révolutionnaire des masses travailleuses. Le front avait été percé, les soldats abandonnaient par milliers le combat. Dans cette situation, l’état-major de la Kriegsmarine avait conçu l’idée d’une dernière grande démonstration de force, de s’engager dans une bataille désespérée sur la mer du Nord. Les marins ont cru, à tort ou à raison, qu’ils trouveraient tous la mort dans cette bataille, et sur les vaisseaux de guerre ceci a alors provoqué un refus massif d’obéir. Après avoir pris cette voie, les marins ont été contraints d’aller plus loin encore, parce qu’autrement les équipages qui s’étaient révoltés, ainsi que leurs bateaux, auraient été coulés par les troupes « fidèles ». Pour cette raison ils ont hissé le drapeau rouge, et ceci est devenu le signal d’un soulèvement général des marins. Par-là la mesure décisive avait été prise; et les marins ont été forcés de continuer la lutte qu’ils avaient commencée. Ce fut le détonateur qui enclencha une cascade d’événements en chaîne. Les marins marchèrent sur Hambourg, afin de demander l’aide des ouvriers. Comment seraient-ils reçus ? Seraient-ils repoussés ?
Aucune résistance aux marins révolutionnaires. Par centaines de milliers, les ouvriers se sont déclarés solidaires avec les marins mutinés. Toute l’activité révolutionnaire trouva son expression dans la formation des Conseils d’ouvriers, de soldats et de marins, et la vague triomphale de la révolution allemande submergea toute l’Allemagne. C’était étonnant. Bien que la censure militaire ait placé sous son contrôle tous les rapports sur la révolution russe de 1917, et bien que pour cette raison absolument aucune propagande n’avait été faite sur l’idée des Conseils, et malgré que la structure russe des conseils était complètement inconnue des ouvriers allemands, en quelques jours un réseau entier de Conseils avait recouvert toute l’Allemagne.
La guerre civile qui s’ensuivit eut lieu sous la bannière du socialisme. D’un côté, la social-démocratie, qui voyait dans le socialisme une simple continuation du processus de concentration du capitalisme, et qui devait trouver son point culminant dans la nationalisation légale de la grande industrie. Le mouvement des conseils, incarnation de l’auto-activité des masses, était considéré par la social-démocratie comme une menace qu’il s’agissait de réduire à néant. De l’autre côté, on avait le tout jeune communisme, qui estimait que la nationalisation de la propriété privée devait s’accomplir par des moyens illégaux, mais en s’appuyant sur l’auto-activité des masses. Le but était le même, mais le cheminy menant totalement différent.
Bien que l’occupation des usines par le prolétariat ait été en général faite pendant toute cette période révolutionnaire, nulle part on n’en arriva à une « appropriation au nom de la société ». Les usines continuaient d’être administrées et contrôlées par les anciens propriétaires, elles restaient toujours leur propriété, même si ici et là c’était sous le contrôle des ouvriers.
Que la révolution ne se soit pas développée peut s’expliquer en très grande partie par le fait que la fraction révolutionnaire du prolétariat a eu besoin de toutes ses forces pour maintenir ses positions face à la contre-révolution. Celle-ci, sous la conduite de la social-démocratie, voulait empêcher le « chaos social » et la nationalisation arbitraire. Pour cette raison la révolution prolétarienne était extrêmement faible. Beaucoup de groupes sociaux étaient soumis à la révolution et devaient choisir, de gré ou deforce, le côté des vainqueurs. Néanmoins, à la fin, tous tombèrent dans les bras de la contre-révolution, puisque le prolétariat a été toujours divisé et préoccupé de ses propres problèmes.
Bien que ce ne soit pas l’endroit approprié d’esquisser le cours de la guerre civile en Allemagne, nous devons nous y arrêter pour un bref examen, parce que l’attitude adoptée par le prolétariat agricole et les petits et moyens paysans a un lien étroit avec ce cours.
La première caractéristique à noter ici est que la paysannerie n’a pas constitué un facteur stratégique de quelque importance dans la révolution. Ils ne pouvaient pas, par exemple, développer leurs propres organismes indépendants capables de jouer un rôle. Ils n’ont pas formé leurs propres Conseils indépendants, excepté en Bavière lorsque fut proclamée la dictature. Dans ce dernier cas, les paysans devaient se déterminer, comme dans le cas du prolétariat ; mais ils ne se sont pas affirmés comme une unité compacte. Une partie de la paysannerie choisissait le camp de la révolution, l’autre se dressa contre cette dernière. Malheureusement nous n’avons à notre disposition aucune donnée au sujet des caractéristiques sociales de ces formations paysannes qui ont pris position du côté de la révolution, ni aucune évaluation numérique précise des forces concernées.
Excepté la Bavière, la paysannerie à peine joua un rôle dans la révolution. Il n’était pas question de donner un appui direct, et la tendance générale était clairement l’hostilité. Le slogan : « toute la terreaux paysans » n’avait aucun sens ici, parce que l’entreprise agricole, petite ou moyenne, était prédominante. Qu’il puisse suffire dans une situation d’arriération de l’agriculture, comme en Russie, d’avoir un bout de terre en propriété privée, dans les conditions économiques modernes de l’Europe occidentale il en va tout à fait autrement. Indépendamment de l’exploitation de la terre, il faut disposer d’un capital considérable sous forme de moyens de production et de matières premières étaient également nécessaires pour rejoindre la productivité sociale moyenne. Si ce niveau de productivité n’est pas atteint, les exploitations ne sont pas rentables et ainsi ne peuvent se maintenir. Dans les conditions d’une agriculture fortement développée, le même slogan qui en Russie était capable de libérer des forces sociales colossales, n’a ici aucun sens pour les petits paysans.
Cependant, il existe toujours en Allemagne de vastes régions où prédomine la grande propriété foncière. On pourrait se poser la question jusqu’à quel point le prolétariat agricole montré un désir ou une tendance à suivre l’exemple russe du partage de la terre. À cet égard on doit dire sans détour : rien de tel. Les rapports de production caractéristiques de la grande propriété foncière en Allemagne ont efficacement empêché l’apparition de telles tendances. Si, dans le cas d’une économie agraire arriérée, la vision du paysan affamé de terre tourne naturellement autour d’un partage par la force des grands domaines, dans une situation où prédominent des méthodes scientifiques du travail de la terre, où prédomine sur de grands domaines un degré élevé de spécialisation, la seule idéologie possible pourrait seulement être celle de la propriété commune par une exploitation collective.
On pourrait objecter que le développement technologique n’a pas une influence aussi directe sur l’idéologie de la population agricole, parce que le poids de la tradition joue toujours un rôle important. Néanmoins, dans cette question, posée et répondue par la négative, on peut trouver clairement trace d’une relation entre rapports de production et idéologie.
Dans le cas de la grande propriété terrienne en Allemagne, l’agriculture est organisée comme une industrie, basée fortement sur la science et les techniques modernes. Les grands domaines voués à la culture céréalière sont travaillés avec des machines modernes, le grain est stocké dans de grands silos et traité par des machines. Pour l’élevage, les pâturages sont de taille étendue et sont équipés d’étables pourdes centaines de vaches, et le lait est traité par leurs propres laiteries. Les grands domaines dans le nord du pays sont exclusivement consacrés à la culture de la pomme de terre, et les distilleries de schnaps travaillent directement avec eux. Dans la province de Saxe, où tout est orienté vers la production de betterave, dont dépendent pour le traitement les sucreries de Magdeburg, d’Aix-la-Chapelle, etc., règnent des conditions très semblables.
Dans de telles conditions, le slogan : « toute la terre aux paysans ! » ne peut trouver aucun terrain favorable, dans le sens d’un partage des terres selon le modèle russe. Les ouvriers agricoles ne sauraient quoi faire avec leur bout de terre. Dans le domaine de l’élevage, ils pourraient certes obtenir pour eux-mêmes un morceau de terre et un couple des vaches, mais puisque leurs logements ne sont pas équipés comme fermes, ils ne pourraient pas entreprendre toutes les opérations du processus d’élevage ou d’industrie laitière. En outre, feraient complètement défaut tous les outils agricoles nécessaires à l’exploitation de leur domaine. Tout ceci reste valable pour l’ensemble des grands domaines de l’Allemagne, et, pour toutes les raisons indiquées, nous pouvons en conclure qu’un tel niveau de développement de l’agriculture exclut toute mesure de partage des terres.
Les ouvriers qui travaillent sur de tels domaines forment le véritable prolétariat agricole. Comme les ouvriers d’industrie, ils sont confrontés au même problème : l’« appropriation globale au nom de la société ». Si dans la pratique le prolétariat industriel était trop faible pour aborder sérieusement les tâches révolutionnaires liées au communisme, le prolétariat agricole ne pouvait même pas se poser de tels problèmes. Les rapports de production à la campagne sont tels que des milliers de prolétaires, à l’intérieur d’un cadre étroit, ne peuvent rencontrer des conditions de solidarité, permettant la formation d’un front de classe commun. Pour cette raison, le prolétariat agricole n’a pas réussi à former, ou à peine, ses propres Conseils, et son rôle dans la révolution allemande fut nul.
Tout aussi caractéristique fut l’attitude adoptée par le prétendu semi-prolétariat des campagnes. En Allemagne, la présence de l’industrie est considérable à la campagne, un phénomène qui se manifeste toujours plus dans d’autres pays. Ceci peut s’expliquer par la présence d’une main-d’œuvre à bon marché, de plus faibles prix du terrain et des impôts moindres. Comme la main-d’œuvre nécessaire est recrutée dans la population rurale de proximité, les ouvriers utilisent fréquemment leur temps disponible pour cultiver une parcelle de terrain assez grande. Ils tendent à tenir une position intermédiaire caractéristique d’un semi-prolétariat. Leur type d’agriculture c’est celui d’une économie domestique autarcique. Le rôle qu’ils jouent sur le marché est quasiment nul.
Ce semi-prolétariat a eu une attitude caractéristique pendant la révolution : il ne reculait devant rien. À maintes reprises il fut l’avant-garde du mouvement : c’était eux qui se soulevaient et marchaient surtoutes les villes voisines, afin de donner à la lutte une plus large base. La Thuringe en est un exemple typique. De plus, ces ouvriers ont joué un rôle exemplaire dans le ravitaillement des villes. Au début de la révolution, quand les Conseils détenaient encore le pouvoir, les paysans stockaient les produits alimentaires pour faire monter les prix. En réaction, les Conseils des villes prirent contact avec les Conseils de fabrique à la campagne, et les semi-prolétaires, pleinement informés de la situation, contraignirent les paysans à livrer leurs produits à prix fixes (exemple de Hamburg).
Pour résumer, nous pouvons dire que, en général, ni le prolétariat agricole allemand ni le paysannat allemand n’ont participé à la révolution. Même si, dans le cas du prolétariat agricole, les idées communistes étaient déjà présentes, elles étaient très faiblement développées et ne pouvaient guère s’exprimer. Ceci peut laisser présager que, dans une future révolution prolétarienne, les paysans adopteront une attitude « attentiste ». Leur attitude sera généralement conditionnée par le rapport de forces révolutionnaire, et également par le fait que les grandes entreprises agricoles se rallieront aux formes de production communiste.
La révolution prolétarienne ne voit pas la réalisation du communisme sous forme d’une « nationalisation » des entreprises « mûres », mais comme la mise en œuvre d’un principe selon lequel tous les producteurs insèrent eux-mêmes leur travail dans la production communiste. Elle pose du même coup les fondements de l’insertion de l’agriculture, subdivision de la production générale. Le principe unique qui s’applique ici est celui de la constitution et de la consolidation d’une unité qui permet de normaliser le flot de produits qui circule au sein de la société, unité qui s’exprime par la détermination du temps de reproduction social moyen des divers produits. Chaque entreprise se transforme en une cellule active de la société communiste, où l’auto-activité du prolétariat peut s’exercer.
Si la puissance du prolétariat industriel s’ancre irréversiblement dans le système des conseils, il ne peut pas en aller autrement que de voir les mêmes principes d’organisation s’installer dans l’agriculture. La production dépend fonctionnellement de sa structure organisationnelle. Mais cela ne permet pas de dire comment le système des conseils se formera ; c’est là une toute autre question que seul l’avenir résoudra. Même si les principes généraux du système des conseils sont les mêmes pour l’industrie et l’agriculture, il n’en existe pas moins des différences qui, dans chaque cas particulier, feront que le principe général aura une application diversifiée. Ainsi, par exemple, verra-t-on apparaître le fait que la conscience prolétarienne soit plus développée chez les travailleurs de l’industrie que chez le prolétariat agricole. D’autre part, les différences entre les conditions naturelles de production dans l’industrie et l’agriculture sont une raison supplémentaire pour que le principe des conseils y ait des réalisations pratiques différentes.
Quoi qu’il en soit pourtant, il est fondamental que les paysans s’unissent en communes villageoises qui ne sont finalement rien d’autre que la réunion des organisations d’entreprises des fermes. Il est probable que les paysans ne feront rien d’eux-mêmes. Il faudra donc que s’ajoutant à une propagande intense, la dictature économique du prolétariat intervienne dans la réalisation de cette tâche. Cette dictature s’exerce par le biais des livraisons d’outils agricoles, de semences, d’engrais artificiels, de pétrole d’essence, etc., qui ne sont effectuées qu’aux organisations d’entreprises en selle, et plus sûrement se réalisera l’auto-organisation des paysans. Les paysans auront donc, tout comme les travailleurs industriels, le devoir de calculer le temps de reproduction social moyen de leurs produits en utilisant la formule ( f + c ) + t. Ceci est réalisable, et, ici encore nous sommes redevables au capitalisme de nous avoir donné cette possibilité en transformant les paysans en producteurs de marchandises. Cette possibilité est en effet démontrée dans les faits, puisque chaque jour on fait des calculs de prix de revient aussi bien dans l’agriculture que dans l’industrie. (J.S. King, Costaccounting applied to agriculture (le calculdes coûts appliqué à l’agriculture)).
Sans doute, n’en sommes-nous ici qu’aux débuts. Mais si l’on songe que cette jeune science a fait son apparition en 1922, on ne peut que s’émerveiller de la vitesse à laquelle elle a pu établir des principes généraux valables pour la production industrielle et agricole. Ceci montre bien qu’en réalité le caractère des deux productions est le même, que la production agricole s’est transformée en production industrielle. La tradition agit bien ici encore comme un frein, mais les mauvais résultats financiers qu’a connus l’agriculture européenne la feront disparaître. Ceux qui ont des liaisons directes avec le monde paysan se rendent compte que les vieilles vérités sont en train de s’écrouler rapidement, tandis que de nouvelles naissent. Il est vrai que ceci n’a d’une certaine manière rien à voir avec le communisme et qu’ils’agit d’un processus de rationalisation de la gestion moderne des entreprises, le tout lié à l’installation de coopératives agricoles. Du point de vue de la production communiste, toutefois, ceci signifie que les conditions nécessaires à la possibilité d’établir le temps de reproduction social moyen se mettent en place rapidement.
Il reste évidemment toujours une différence de taille entre production industrielle et agricole, qui, en particulier, est liée aux conditions naturelles de la production. Les pluies, la sécheresse, les maladies des plantes et des animaux, etc., jouent leur rôle dans l’agriculture, si bien que la productivité d’une entreprise ne peut pas être aussi exactement connue à l’avance ici que dans le cas de l’industrie. Pourtant, on peut faire une comparaison de productivité pour une entreprise donnée et on le fait déjà (cf. J.S. King). C’est déjà l’épreuve de la rationalisation pour une ferme. Notre tâche n’est pas, en ce qui concerne la détermination du temps de reproduction social moyen, d’« inventer » des méthodes valables pour tel ou tel cas particulier. Mais il est sans doute suffisamment clair que l’établissement de cette catégorie économique suppose une organisation complète de l’agriculture.
Il se pourrait que, à l’avenir, il soit nécessaire non pas d’établir le temps de reproduction sur une période d’un an mais sur dix ans, par exemple. Ainsi les variations dues à la nature seraient plus atténuées, puisqu’on utilise une période de temps plus longue, ce qui diminuerait du même coup les fluctuations du temps de reproduction social moyen. Alors une baisse du temps de reproduction social moyen correspondrait bien à une croissance continuelle de la productivité agricole.
L’heure est venue pour le prolétariat révolutionnaire de se faire une représentation précise de l’ordre social qu’il voudrait mettre à la place du capitalisme. Il ne suffit plus de se débarrasser de cette tâche en faisant la remarque que la classe ouvrière victorieuse développera des forces aujourd’hui insoupçonnables, dès qu’elle aura seulement secoué ses chaînes. Car c’est là une spéculation hasardeuse sur l’avenir, et qui d’ailleurs est tout à fait déplacée. C’est tout juste le contraire qui est vrai. L’économie capitaliste avance à pas de géant sur le chemin de la concentration : chaque jour qui passe nous en apporte une preuve de plus. Quiconque n’est pas aveugle doit reconnaître que tôt ou tard, elle trouvera dans l’État son holding. Ce chemin est en même temps celui de la concentration de capital et de l’union de toutes les parties de la classe dominante, y compris les couches dirigeantes des vieilles organisations des travailleurs, contre le prolétariat. Dans ces conditions, la propagande de la social-démocratie et des syndicats peut paraître séduisante, alors qu’elle se répand de plus en plus, préconisant une société démocratique, c’est-à-dire, pour être plus exact, le droit, pour les directions de ces vieilles organisations, – empruntant ainsi un chemin détourné dans leur conquête de l’État –, d’influer sur la marche de l’économie. Le vieux mouvement ouvrier expose son programme économique, celui d’une économie planifiée : son socialisme prend forme. Mais il est clair qu’il ne s’agit là que d’un nouvel avatar du salariat. Aujourd’hui on peut de plus dire que le communisme d’État à la russe n’est qu’un accomplissement encore plus poussé de cette nouvelle forme de domination. Nous, révolutionnaires prolétariens, n’avons pas le choix. Voici que s’ouvre aux grandes masses ouvrières un chemin où elles doivent porter leurs actions et leurs luttes pour aboutir à leur libération, qu’on la qualifie de socialisme ou de communisme. Et ce sont ces classes ouvrières que nous devons gagner à nos idées, auxquelles nous devons montrer quels sont leurs buts propres, ces masses sans lesquelles il ne peut y avoir ni révolution ni communisme. Mais cela nous ne pouvons le réussir que si, nous-mêmes, nous avons une représentation claire et concrète de l’organisation de la production et de la structure du communisme.
Et ce n’est pas tout. Même les économistes bourgeois sentent venir la catastrophe, et ils préparent déjà le capital à se familiariser avec l’idée d’une économie collectivisée, ils se rendent compte que les jours de la propriété privée sont comptés et qu’il s’agit de préserver l’exploitation au sein de cette économie. E. Horn, un économiste bourgeois, publie un livre caractéristique : Les frontières économiques del’économie collective (†).
Il y affirme que la suppression de la propriété privée des moyens de production n’est pas la même chose que la suppression du mode capitaliste de production. C’est pourquoi il ne s’oppose pas à la suppression de la propriété privée, mais insiste sur le fait que l’échange des marchandises, le mode capitaliste de production avec son marché et sa formation de plus-value, doit être sauvegardé. Pour lui la question n’est pas de savoir s’il faut supprimer la propriété privée des moyens de production mais comment il faut le faire.
Un économiste bourgeois comme E. Horn se doit de démontrer l’impossibilité du communisme. Comme il le fait en recourant à la théorie de l’utilité marginale de Böhm-Bawerk, cela nous dispense d’entrer dans le détail de son argumentation, Boukharine, à notre avis, a déjà réfuté cette théorie dans son livre : La politique économique du rentier. Toutefois la manière dont Horn critique la théorie officielle de la forme économique du communisme est digne d’être discutée. Il y voit un ordre économique avec des signes négatifs, car on dit toujours ce qui n’est sait jamais selon quelles catégoriesse construit. En effet les caractéristiques de l’économie communiste seraient qu’elle ne connaît ni marché, ni prix, ni argent. Rien que des négations !
C’est le producteur-distributeur général qui remplira cet espace négatif, répond Neurath. Quant à Hilferding, il attribue cette tâche aux commissaires d’État avec leurs statistiques de production et de besoins. D’autres, enfin, se rassurent en caressant l’idée qu’il n’y a qu’à faire confiance aux forces créatrices du prolétariat victorieux. C’est bien que s’applique le dicton : là où l’idée fait défaut, le verbiage s’étale.
Il peut, à première vue, paraître bien étrange que les prétendus économistes marxistes se soient si peu intéressés aux catégories de la forme communiste de l’économie. Pourtant Marx a exprimé ses conceptions à ce sujet de manière apparemment complète, même si c’est sous une forme condensée, dans les gloses marginales, connues sous le nom de Critique du Programme de Gotha. Mais cela n’est étrange qu’à première vue. Les « disciples » de Marx, en effet, ne se sont guère préoccupés de sa grandiose vision, parce qu’ils pensaient avoir découvert que les conditions fondamentales de la direction et de l’administration de l’économie s’étaient complètement modifiées par rapport à ce que Marx pensait. C’est pourquoi l’Association des producteurs libres et égaux est devenue entre leurs mains : l’« étatisation ». Le processus de concentration du capital et de l’économie leur paraissait pousser à la roue en direction de cette étatisation avec la plus grande des rigueurs. Mais pendant les années révolutionnaires de 1917 à 1923, sont apparues des formes nouvelles, le prolétariat s’est emparé des moyens de production. La révolution russe a montré que soit les conseils restent maîtres du terrain, soit s’installe une organisation économique centralisée liée à l’État. Et tout cela démontre une fois de plus l’exactitude des directives de Marx pour l’économie communiste.
Disons quelques mots sur ces Gloses marginales. En 1875, l’Association générale des travailleurs allemands, l’organisation de Lassalle, devait fusionner avec le Parti ouvrier social-démocrate. Une esquisse de programme fut établie à Gotha. Ce programme d’unification fut soumis par Marx d’un côté et Engels de l’autre a une critique destructrice. Marx envoya sa critique à Bracke et il intitula son manuscrit Gloses marginales au programme de coalition. Dès 1891 ces gloses marginales étaient connues dans des cercles moins restreints, surtout lorsqu’Engels les eut publiées dans Die Neue Zeit. On n’en entendit plus parler jusqu’en 1920, 1922 et 1928 où on en fit des rééditions.
Ces gloses marginales nous voulons d’abord les utiliser pour notre conclusion. Elles s’accordent tellement bien avec ce qui précède que notre travail apparaît, pour ainsi dire, comme une continuation et une mise à jour de la conception de Marx. Nous allons illustrer cet accord par une citation du passage où Marx polémique contre le « programme de coalition » au sujet de la conception selon laquelle chaque travailleur doit recevoir le « fruit intégral de son travail ».
« Si nous prenons d’abord les mots “fruits du travail” au sens de “produit du travail”, le fruit du travail coopératif est alors la totalité de ce que la société produit. Or, il faut en retrancher : premièrement, un fonds destiné au remplacement des moyens de production usés. Deuxièmement, une fraction additionnelle pour élargir la production. Troisièmement, un fonds de réserve et d’assurance contre les accidents, les perturbations dues aux phénomènes naturels, etc. »
« Ces déductions opérées sur le « fruit intégral du travail » sont une nécessité économique, et leur grandeur sera déterminée en fonction des moyens et des forces disponibles, en partie par le calcul des probabilités ; et l’équité comme telle n’a rien à faire dans une opération de cette nature. »
« Reste l’autre partie du produit total, celle qui est destinée à la consommation. Avant de procéder à sa répartition entre les individus, il faut encore en déduire : Premièrement : les frais généraux d’administration qui ne concernent pas la production ; d’emblée, cette fraction se trouvera considérablement réduite en regard de ce qu’elle est dans cette société et devrait diminuer au fur et à mesure que se développera la société nouvelle. Deuxièmement : le fonds destiné à la satisfaction communautaire en besoins tels qu’écoles, hygiène publique,etc., d’emblée, cette fraction augmentera considérablement, en comparaison de ce qu’elle est dans la société actuelle ; et elle s’accroîtra à mesure que se développera la société nouvelle. Troisièmement : le fonds destiné à ceux qui sont dans l’incapacité de travailler, etc., pour parler bref, ce qu’on appelle aujourd’hui, dans le langage officiel, l’assistance publique. »
« À présent, et à présent seulement, nous abordons la “distribution” seule envisagée dans ce programme d’une inspiration lassallienne et, disons-le, passablement bornée. Il s’agit de la fraction des moyens de consommation distribuée entre les producteurs individuels de la société coopérative. »
« Insensiblement, le “produit intégral du travail” s’est déjà transformé en “produit partiel”, encore que la part retirée au producteur, en sa qualité d’individu privé, lui revienne directement ou indirectement en sa qualité de membre de la société. »
(Marx, op. cit., p. 1417-1418, La Pléiade.)
Ce que nous ne trouvons chez aucun économiste marxiste saute ici aux yeux. Marx se représente l’économie dans la société communiste comme un processus fermé, où se fait une circulation conformément à des lois. La nécessité économique de procéder au remplacement et à l’élargissement des moyens de production, tel est le fondement sur lequel repose aussi la distribution du produit général. Marx ne peut nulle part être accusé de nourrir l’arrière-pensée de faire réglementer ce remplacement par des commissaires d’État, par des décisions de personnes. Pour lui, il doit s’agir d’un processus purement matériel exigeant un étalon de mesure qui, cela va de soi, ne peut sortir que de la production elle-même. Si les frais généraux, la satisfaction communautaire des besoins, et l’assistance publique pour ceux qui sont dans l’incapacité de travailler, viennent rogner le « fruit intégral du travail », on ne voit pas qu’il soit question, chez Marx de statistiques, il y a simplement une déduction pour chaque producteur individuel dans sa part de produits de consommation. Si on se souvient que, de plus, il propose comme unité de mesure pour cette répartition le temps de travail fourni par l’individu, alors le tableau est complet. Nous croyons par conséquent avoir le droit de dire que notre exposé n’est qu’une application logique du mode de pensée de Marx.
Dans une discussion de vive voix des Principes fondamentaux de la production et de la distribution communistes, on a soulevé pour l’essentiel deux arguments. Le premier porte sur le calcul en termes de temps de travail, le second affirme que cette étude esquisse les fondements d’une société utopique. Nous voulons montrer maintenant que ces deux arguments ont déjà été réfutés par l’histoire.
La suppression de l’argent et son remplacement par le temps de travail social moyen (argent-travail) est un acte révolutionnaire et, si la puissance de la classe ouvrière est suffisante, elle peut être accomplie en quelques mois. C’est une question de puissance à laquelle seul l’ensemble du prolétariat peut répondre.
Une dictature de parti ne peut le faire. Une dictature de parti n’est que le produit de la mise en application du communisme d’État.
La dictature du prolétariat aura besoin, au cours de sa première période d’existence, d’énormes quantités d’argent. Elle devra vraisemblablement les créer de la même manière que les États capitalistes d’Europe centrale : en faisant marcher la planche à billets. Il en résultera une forte inflation, et une flambée des prix des produits. Il ne s’agit pas de décider si on doit consciemment souhaiter cette inflation. Si on pouvait l’éviter, ce serait certainement bien que la force du prolétariat y remédie. Mais le phénomène de dépréciation de l’argent semble bien toujours accompagner les mouvements révolutionnaires. Quelleque soit la manière dont la révolution se déroulera, qu’elle aboutisse au communisme d’État ou à l’Association des producteurs libres et égaux, qu’un parti usurpe la dictature ou que la classe prolétarienne, en tant que telle l’exerce par l’intermédiaire de ses conseils, il y aura, dans les deux cas, inflation.
Pourtant, finalement, les relations sociales finissent par se stabiliser, et avec cette stabilisation progresse celle des valeurs monétaires. L’ancienne unité de compte est supprimée et une nouvelle prend sa place. Ainsi la Russie a créé une nouvelle unité de compte : le tchernowetz. L’Autriche a fait de même tout engardant son schilling. La Belgique a introduit le belga, l’Allemagne le mark d’or. La France et l’Italie ont suivi le même exemple, tout en conservant l’ancien nom de leurs unités.
Le peuple allemand a donc subi une leçon de choses sur l’introduction d’une nouvelle unité de compte. Ce qui hier était fixé à un milliard de marks de l’ancienne unité se trouvait, à une date donnée, être égal à un mark-or. La vie économique s’accommoda brillamment du nouvel état de fait et on passa sans pratiquement aucun trouble ni gêne à la nouvelle unité.
Seul un râleur professionnel peut faire remarquer que quelques petits propriétaires y ont laissé des plumes.
Avec l’introduction de l’heure de travail social moyenne comme unité de compte il en hait de même. Si la production se poursuit régulièrement, la« stabilisation » est, en quelque sorte, assurée. À une certaine date, l’argent sera déclaré sans valeur et seul l’argent travail donnera droit a recevoir une part du produit social. Cet argent-travail ne pourra être émis que par les coopératives.
Cette suppression instantanée de l’argent suppose qu’aussi soudainement, pour chaque produit, soit estimé le temps de reproduction social moyen. ll est clair que ce n’est pas possible d’un seul coup, si bienque, provisoirement, on ne disposera que d’une estimation grossière, tantôt au-dessus tantôt au-dessous de la quantité exacte. Mais si la comptabilité en temps de travail est mise en place, les véritables temps de reproduction finiront par être bientôt établis. De même que les producteurs conduisent et administrent eux-mêmes la production, de même ils devront accomplir la conversion de la comptabilité en argent en comptabilité en temps de travail. La seule chose dont ils ont besoin pour cela, c’est l’« indice chiffré », le « nombre clef » qu’on a bien connu pendant les années de guerre.
Une méthode pour réaliser cette estimation grossière est de calculer le temps de reproduction social moyen pour des industries qui ont une production de masse, ou bien pour ce qu’on appelle les industries-clefs, comme les charbonnages, la sidérurgie, les potasses, etc. En consultant les livres de l’entreprise on peut trouver facilement combien de tonnes d’un produit donné sont fabriquées dans un temps donné, et à combien le prix de revient propre se monte. Ainsi, compte non tenu des intérêts du capital, etc., on établit combien d’heures de travail ont été utilisées. De ces données on tire la valeur-argent correspondant à une heure d’acier, une heure de charbon, une heure de potasse. En faisant alors la moyenne entre toutes les industries on obtient une quantité que l’on peut retenir comme moyenne générale. Ceci ne veut pas dire qu’il faut avoir recours à des « nombres-clefs » établis de cette manière, simplement qu’il est possible de le faire. Beaucoup de méthodes sont utilisées pour atteindre le but visé. Comme nous l’avons déjà remarqué ; l’histoire a montré qu’on pouvait procéder à une quantification instantanée de l’unité de compte. « La plus grosse et la plus difficile des opérations financières jamais tentées », pour reprendre les termes du New Stateman qualifiant l’introduction du mark-or, s’est déroulée dans un pays hautement industrialisé sans perturbations sérieuses.
Supposons que de ce calcul de moyenne sorte le résultat que 0,80 mark = 1 heure de travail ; chaque entreprise peut alors calculer un temps de production courant pour ses produits. Dans chaque entreprise on procède donc à un inventaire selon la méthode usuelle et que l’on exprime en marks. On estime alors l’usure des outils et des machines, ce qui du reste est connu dans toute entreprise, et on exprime le tout avec l’indice. Par exemple, pour une entreprise de chaussures le calcul pourrait être :
Usure des machines, etc. 1 000 Marks = 1 250 heures de travail
Cuir, etc. 449 000 Marks = 61 250 heures de travail
Temps de travail = 62 000
Total : 125 000 heures de travail
Nombre de paires de chaussures produites : 40 000
Temps de production moyen : 125 000 / 40 000 = 3,125 heures /paire.
Le deuxième argument de nos critiques c’est qu’il s’agit d’une « utopie ». Mais cette appréciation n’est pas fondée. Ou peut-on en effet trouver, dans notre exposé, une construction a priori de l’avenir ? Nous nous sommes bornés à déterminer quelles étaient les catégories fondamentales de la vie économique communiste. La seule chose que nous voulions montrer, c’est que la révolution prolétarienne doit trouver la force d’introduire le temps de travail social moyen comme fondement de l’activité économique, et que, si elle n’y réussit, l’avènement du communisme d’État est inéluctable. En fait, il est peu vraisemblable que ce communisme d’État puisse se proclamer ouvertement tel, car ce régime est par trop discrédité, c’est pourquoi on peut s’attendre à voir apparaître une sorte de « socialisme de guilde », comme celui que propose Cole dans son ouvrage Self-government in Industry (Autogestion dans l’industrie), ou celui de Leichter sur lequel nous reviendrons. Tout cela n’est que du communisme d’État camouflé, dernier effort du monde bourgeois d’échapper au communisme, d’empocher la réalisation du rapport exact entre les producteurs et le produit social.
En fait c’est presque, au contraire, ce qui nous a été jusqu’à maintenant proposé comme production et distribution communistes, avec la prétention d’être construit sur la réalité, qui est pure utopie. On a fait, par exemple, de projets allant jusqu’à organiser les différentes industries, précisant les commissions et les conseils qui devaient prendre en compte l’opposition producteur-consommateur, voire les organes qui doivent être maîtres du pouvoir de l’État. Il arrive ainsi qu’un auteur traîné par les galipettes de son imagination, voit surgir une difficulté dans ses considérations théoriques sur le travail commun des diverses industries. Il a tout de suite la solution : il suffit « de faire naître » une nouvelle commission, ou un conseil spécialisé. Ceci est particulièrement vrai du « socialisme de guilde » à la Cole, dont le socialisme syndical allemand n’est qu’un rejeton.
La structure organisationnelle de l’appareil de production et de distribution est fonctionnellement liée aux lois économiques, auxquelles elle se conforme. Toutes les considérations sur cette structure ne sont que des sornettes utopiques si on ne précise pas les catégories économiques auxquelles cette structure se rattache. Il s’agit là d’une utopie qui détourne l’attention des véritables problèmes.
Dans notre étude nous ne nous sommes pas aventurés sur ce terrain. Après avoir mentionné la structure organisationnelle de la vie économique, nous avons parlé seulement des organisations d’entreprises et des coopératives. Nous étions fondés à le taire parce que l’histoire a déjà montré ce que pouvaient être les formes de ces organisations ; il ne s’agit donc pas de fruits d’une imagination débridée. En ce qui concerne les organisations paysannes nous avons été très réticents justement parce que, dans ce domaine, l’expérience en Europe occidentale reste très limitée. Il faut attendre pour savoir comment les paysans s’organiseront. C’est pourquoi nous n’avons fait que montrer comment le capitalisme a développé les conditions qui permettent d’envisager la comptabilité en termes de temps de reproduction social moyen dans les entreprises agricoles, tout en essayant d’en tirer les conséquences. La manière dont ces organisations d’entreprises se lieront les unes aux autres, la création d’organes destinés à assurer une « marche sans à-coup » de la production et de la répartition, la manière dont ces organes devront être choisis, comment les coopératives, devront se regrouper, autant de problèmes qui seront pesés et résolu dans le cadre des conditions particulières qui accompagneront la fondation de la production et de la répartition. C’est justement cette articulation fonctionnelle que prétend déterminer exactement le socialisme de guilde à la Cole, tout cela sans se soucier du problème réel des lois économiques, et nous inondent de toute une pacotille sans valeur.
Nous lui retournons l’accusation d’utopie puisque notre ouvrage ne s’intéresse qu’à l’établissement de l’heure de travail social moyenne et au temps de reproduction.
Si on qualifie d’utopie la confiance en la capacité du prolétariat d’établir le communisme, alors il faut se rendre compte qu’il s’agit d’une utopie subjective, que le prolétariat doit éliminer par sa propagande intensive. Le seul domaine où l’utopie pourrait apparemment être fondée, c’est celui de la comptabilité sociale et du contrôle de la vie économique. Mais il ne s’agit là que d’une apparence. On peut estimer que, par exemple, Leichter a consacré plus de place aux possibilités de développement, parce qu’il laisse pendante la question de savoir si les compensations entre entreprises individuelles doivent se faire en argent ou simplement par une comptabilité centralisée, alors que nous demandons purement et simplement que se mette en place cette comptabilité centralisée. Mais l’essentiel n’est pas là il se trouve dans le fait que nous avons fortement insisté sur la comptabilité sociale générale comme arme de la dictature économique de la classe ouvrière, ce qui permet du même coup de résoudre le problème du contrôle social de la vie économique. La structure organisationnelle de cette comptabilité, la manière dont elle se lie à la société générale, autant de questions que, il va de soi, nous avons laissé de côté.
Il est évidemment possible que la révolution prolétarienne ne développe pas suffisamment de forces pour utiliser cette arme décisive de sa dictature. Mais finalement, il faudra bien en venir là, car, même sans parler de dictature, l’économie communiste exige d’elle-même que soit calculé exactement du quantum de produit que les consommateurs reçoivent sans paiement. En d’autres termes : les données nécessaires pour le calcul du facteur de rémunération doivent être collectées qu’on n’y arrive pas, ou qu’on n’y arrive que de manière insuffisante, et la catégorie du temps de reproduction social moyen ne peut être introduite, et le communisme s’écroule de lui-même. Alors on ne peut échapper à la politique des prix, et nous sommes de nouveau dans un système de domination des masses, dans le communisme d’État. Donc ce n’est pas notre imagination qui nous fait tenir pour souhaitable la comptabilité sociale générale, mais bien les lois économiques qui purement et simplement l’imposent.
Résumons rapidement nos considérations :
À la base de cette étude se trouve le fait empirique que la prise du pouvoir met les moyens de production dans les mains des organisations d’entreprises. Il dépendra de la force des idées communistes, laquelle à son tour repose sur une conception claire de ce qu’on doit faire avec ces moyens de production, que les organisations d’entreprises en restent maîtresses. Si ce n’est pas le cas, alors on s’acheminera vers le communisme d’État, qui pourra se livrer à ses tentatives désespérées d’imposer sa production planifiée, le tout sur le dos des travailleurs. Alors il faudra une deuxième révolution pour que les moyens de production passent vraiment aux mains des producteurs. Mais si les organisations d’entreprises restent maîtresses de la situation, alors elles ne pourront ordonner l’économie que sur la base du temps de travail social moyen, en supprimant l’argent. Il est bien sûr possible que les tendances syndicalistes soient si fortes que les ouvriers voudront autogérer les entreprises tout en gardant l’argent. Le résultat ne sera alors rien d’autre qu’une sorte de socialisme de guilde, lequel finalement conduit au communisme (= capitalisme) d’État. Le centre de gravité de la révolution prolétarienne, c’est d’établir une relation exacte entre le producteur et le produit, ce qui n’est possible que par l’introduction généralisée de la comptabilité en temps de travail. Telle est la plus haute exigence que doit mettre en avant le prolétariat… Mais c’est aussi la revendication minimale, et sans aucun doute une question de rapport de force. Et seul le prolétariat lui-même peut l’imposer car il ne peut compter en aucun cas sur l’aide des intellectuels fussent-ils socialistes ou communistes.
Cette maîtrise des organisations d’entreprises s’articule par conséquent sur l’administration et la conduite autonomes des entreprises car c’est là la base sur laquelle on peut mener le calcul du temps de travail. Toute une littérature venue d’Amérique, d’Angleterre et d’Allemagne montre que le calcul du temps de production social moyen est déjà préparé par le capitalisme. Dans le communisme le calcul de ( F + C ) + T peut se mener sans plus de difficulté que ceux qui se font déjà avec une autre unité de compte. De ce point de vue, on peut dire que la vieille société capitaliste porte la nouvelle société communiste dans son sein. Les compensations comptables entre entreprises qui servent à assurer la reproduction dans chaque entreprise se font par la tenue de livre de comptes de virements… exactement comme aujourd’hui. Là aussi, le capitalisme enfante le nouvel ordre. La fusion des entreprises est un processus qui s’accomplit aussi aujourd’hui. Il est tout à fait vraisemblable que le groupement à venir sera tout autre que celui que nous connaissons, car il s’effectuera partir d’un tout autre point de vue. Les entreprises que nous avons qualifiées de t.s.g., les entreprises « publiques » existent déjà aujourd’hui, mais elles fonctionnent en tant qu’instrument de l’État de classe. Elles seront libérées de la tutelle de l’État et seront réorganisées selon le point de vue social du communisme. Là aussi il s’agit d’une reconstruction de ce qui existe déjà. L’État perd son caractère hypocrite, et devient simplement l’appareil de la puissance de la dictature du prolétariat. Il aura à briser la résistance de la bourgeoisie… mais il n’aura rien a faire dans l’administration de l’économie. Ainsi, simultanément, se trouvent données les conditions préalables au « dépérissement » de l’État.
Cette séparation entre les entreprises publiques et l’État, leur jonction à l’ensemble économique, exige la fixation de cette partie du produit social qui doit encore être partagée individuellement, et pour laquelle nous avons introduit le facteur de consommation individuelle (f.c.i.).
En ce qui concerne la distribution, les organes de l’avenir sont déjà esquissés dans le capitalisme. Jusqu’à quel point les coopératives de consommateurs que nous connaissons aujourd’hui pourront être utilisées dans l’avenir est une autre question, d’autant plus que la répartition sera organisée selon un tout autre point de vue. Mais il n’en est pas moins certain que toute une expérience s’accumule dans les coopératives d’aujourd’hui.
Si, en revanche, nous considérons le communisme d’État, on peut déjà remarquer que l’argent ne peut disparaître (cf. Kautsky), tout simplement parce que seules les entreprises « mûres » peuvent être « nationalisées » et que, par conséquent, une grande partie de la production est encore faite par du capital privé, ce qui exclut toute unité de compte autre que l’argent.
Le marché des marchandises y demeure; de même la force de travail garde son caractère de marchandise, et doit réaliser son prix sur le marché, autrement dit : en dépit de belles paroles, la réalité, c’est qu’il n’est pas question d’abolir le salariat. L’évolution de la « nationalisation », qu’on nous présente comme la marche au communisme, ouvre des perspectives désespérantes. La formation de la collectivité communiste à venir est arrachée aux producteurs et est abandonnée à la bureaucratie d’État, qui rapidement amènera l’économie à la stagnation. Juchés dans leurs bureaux où ils centralisent, ils décident ce qui doit être produit, quelle sera la durée du travail et le salaire.
Dans un tel système, la démocratie doit aussi jouer son rôle. Seuls des corporations et des conseils élus garantissent que les intérêts des masses seront respectés. Mais cette démocratie sera rognée morceau par morceau car elle est incompatible avec une direction centralisée. Finalement plus d’un dictateur s’essaiera au pouvoir ; la marche de la vie économique sera alors déterminée par une démocratie du type pouvoir personnel. En fait la démocratie ne sera qu’un manteau pour couvrir la domination de millions d’hommes, tout comme dans le capitalisme. Dans le meilleur des cas, les travailleurs auront ce « droit de cogestion » que l’on vante tellement, et qui n’est rien d’autre qu’un voile de fumée autour des véritables rapports de force.
Le rejet de l’administration et de la direction centralisée de la production ne veut pas dire pour autant que l’on se trouve sur le terrain du fédéralisme. Là où la direction et l’administration de l’économie sont entre les mains des masses elles-mêmes avec leurs organisations d’entreprises et leurs coopératives, il y a sans aucun doute de fortes tendances vers le syndicalisme ; mais, si on la considère du point de vue de la comptabilité sociale générale, la vie économique constitue un tout indissociable. Ainsi avons-nous un « point central », d’où l’économie ne peut être ni dirigée ni administrée, mais d’où on peut en embrasser la totalité. Le fait que toute transformation de l’énergie humaine au cours du processus économique finisse par aboutir à un organisme qui l’enregistre est la plus haute synthèse de la vie économique. On peut l’appeler fédéraliste ou centraliste, tout dépend du point de vue dont on l’examine. Elle est aussi bien l’un que l’autre, ces concepts ont perdu tout sens pour le système de production vu comme untout.
L’opposition fédéralisme-centralisme se dissout dans une unité supérieure, l’organisme de production est devenu une unité organique.
*) Voir aussi : Eugen Varga, Die Wirtschaftspolitischen Probleme der proletarischen Diktatur, Vienne, 1920; et : Die Wirtschaftsorganisation der ungarischen Räterepublik, Reichenberg, 1921.]
**) Voir la brochure du g.i.c., Entwicklungslinien in der Landwirtschaft (Lignes de développement de l’économie agricole).
†) « Die ökonomischen Grenzen der Gemeinwirtschaft ».
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Compiled by Vico, 23 February 2020, latest additions 22 March 2020