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Antonie Pannekoek Archives


Le Marxisme pratique / Anton Pannekoek, 1915


Source :  Le Marxisme pratique / Anton Pannekoek. – In : Le Réveil communiste-anarchiste. – XVe Année (1915), n° 408 (17 avril), p. 2-3 ; original allemand : De Marxismus als Tat / Anton Pannekoek. – In : Lichtstrahlen, 3. Jg., Nr. 2 [ou 6], März 1915, S. 99-102 ; trancription et note de Michel Olivier, 14 janvier 2018 ; en cursive et entre crochets droits ([…]) les commentaires de Réveil communiste-anarchiste.


[Nous ne croyons pas que la social-démocratie, en Allemagne ou ailleurs, se soit laisse guider par telle ou telle doctrine. Ce n’était, au fond, comme tous les autres partis bourgeois, qu’un groupement d’hommes aspirant au pouvoir, tout en cherchant avant d’y parvenir à en tirer le plus de profits possibles par un opportunisme plus ou moins habile. Sans doute, les socialistes parlementaires se réclamaient d’une doctrine, le marxisme le plus souvent, mais ils s’en souciaient si peu !
Nous donnons néanmoins l’article ci-après, qui a paru dans un journal socialiste,
Lichtstrahlen (1), de Berlin. Son auteur, Anton Pannekoek, ne fait que des demi-aveux et paraît surtout préoccupé de sauver du naufrage le marxisme, mais le peu qu’il dit est assez significatif et mérite d’être souligné. A noter aussi que Bakounine, dans sa polémique contre Marx, avait déjà fait les mêmes affirmations.
Laissons la parole à notre marxiste :
]


Le Marxisme pratique

« Les philosophes ont interprété le monde de diverses façons, mais l’essentiel, c’est de le changer. » Karl MARX (Thèses sur Feuerbach).

Les théories scientifiques n’ont pas leur origine dans les pensées purement abstraites et étrangères aux passions germant dans la tête des hommes. Elles servent dans la vie et sont destinées à éclairer la voie de l’homme dans sa tâche pratique. C’est pourquoi, engendrées par les nécessités réelles, elles se modifient selon que les besoins, la société ou les nécessités changent. De cette manière la même théorie peut, selon les moments, subir des modifications. Quelle différence entre le christianisme des premiers siècles du moyen-âge, des diverses églises de la réforme et celui de la bourgeoisie libérale du XIXe siècle ! Il en est de même du marxisme. Bien qu’il soit, une doctrine claire et scientifique, il a pris des formes différentes selon les besoins du moment. [Et surtout selon les besoins des hommes qui l’ont interprétée ! N.d.R.].

Le marxisme était la théorie de la destruction du capitalisme. Marx faisait appel aux prolétaires du monde entier : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous », écrivait-il, en 1847, dans son manifeste communiste. Et il fit mieux que de lancer un appel comme beaucoup d’autres pour différents buts. Il dota le prolétariat d’une théorie qui lui montrait sa véritable mission, lui fournissait des enseignements sur la société, et lui donnait en même temps une assurance pour l’avenir. C’était le matérialisme historique.

Le matérialisme historique explique la manière d’agir des hommes à travers l’histoire par les conditions matérielles et surtout par les conditions économiques. Comme les hommes n’agissent pas inconsciemment et sont mus dans leurs actions par leurs pensées, leurs idées et le but à atteindre, il en résulte que ces pensées, idées et but ne se forment pas d’eux-mêmes et par hasard, mais résultent des conditions et des nécessités économiques. Si une révolution économique devenait nécessaire, si l’ancien état de choses était surpassé, cela prouverait que l’idée qu’on ne peut plus le maintenir s’est affermie dans toujours plus de consciences, en même temps que la volonté de le changer. Et cette volonté se frayerait alors irrésistiblement un chemin par l’action et dirigerait la pratique. C’est pourquoi le prolétariat peut fermement compter et non seulement espérer en un ordre meilleur, assuré comme il est par le matérialisme historique que grâce à l’évolution économique les masses seront poussées à le réaliser et en auront la capacité.

Ainsi le socialisme, d’utopie qu’il était, devenait une science.

Des adversaires qui ne comprenaient pas cette doctrine bouleversant toutes les idées reçues, l’appelaient fataliste, prétendant, qu’elle assimilait l’homme à une marionnette. Qu’ils aient eu tort, ce que nous venons de dire le prouve ; mais leur erreur n’a été en somme que la conséquence de la situation spéciale faite au marxisme à l’époque qui a précédé la nôtre. Cette doctrine a deux faces : l’homme est un produit des conditions sociales, mais il les transforme à son tour. Il est uniquement un agent des nécessités économiques, lesquelles ne peuvent se réaliser que par son action. Ces deux faces sont également justes et importantes et la théorie ne devient complète que par leur union. Mais c’est naturellement selon les circonstances que l’une ou l’autre acquiert plus de valeur. Au moment des graves persécutions, après 1878, lorsque tout espoir semblait perdu, que tant de chefs reniaient ou trahissaient le drapeau, que les rangs des militants s’étaient fort éclaircis, les membres restants auraient aussi perdu courage si la doctrine ne leur avait donné confiance, avec la certitude de la victoire et la conviction qu’aucune puissance humaine ne peut résister longtemps aux nécessités économiques. Il fallut même, au cours des années suivantes, insister sur ce fait que de grands changements politiques ne peuvent s’effectuer qu’à la suite d’un développement économique suffisant. Laisser mûrir les faits devait être en ce temps-là le mot d’ordre théorique. Le marxisme devint la théorie du parlementarisme en opposition à l’anarchisme. Il aidait les socialistes à l’enseignement de la dépendance complète de l’homme des rapports économiques [oh ! le malheureux enseignement ! N.d.R.] pendant les années de leur affaiblissement numérique et leur servait de guide sûr pour la tactique.

Le matérialisme historique prenait forcément une physionomie nettement fataliste, et c’est ainsi qu’il pénétra dans l’esprit des prêcheurs et des théoriciens : Attendre, entre temps faire de la propagande, organiser des masses de prolétaires toujours plus nombreuses, car les faits travailleraient pour nous ; le développement économique finirait par nous donner le succès – telle était la tactique [on ne peut plus fausse ! N.d.R.]. Les travaux théoriques de ce temps, surtout ceux de Kautsky, nous montrent partout dans l’histoire l’influence prédominante des rapports économiques.

Cette tendance dominait très nettement dans les dix dernières années, lorsque la situation lui devint encore plus favorable. Bien que cela semble contradictoire, c’est tout de même assez facile à comprendre. Comme il devenait de nécessité politique d’inaugurer de nouvelles méthodes aux fins d’une action énergique pour défendre les droits les plus élémentaires ; comme de graves dangers dus à l’impérialisme surgissaient et que les masses triomphaient dans les luttes électorales, les dirigeants du parti s’aperçurent que cette nouvelle tactique, rencontrant une forte résistance de la part des pouvoirs publics, compromettait leur vieille et tranquille routine. Ils calmaient, retenaient les masses et s’opposaient même à leur élan. Kautsky affirmait que ce n’était pas dans les théories marxistes d’exalter le prolétariat à marcher de l’avant. Il n’y a que les anarchistes et les syndicalistes pour pousser à l’action. Les vrais disciples de Marx savaient bien qu’il fallait laisser mûrir les faits. Et tandis que l’action opprimante de la bureaucratie du parti paralysait le juvénile élan des masses et que sa nouvelle tactique s’engourdissait, la théorie de transformation mondiale de Marx se pétrifiait par la plume de ses chefs théoriciens et devenait d’un aride fatalisme. Pourquoi tant d’actions si pleines de dangers si le développement économique doit nous pousser en avant sans risques, augmenter notre pouvoir et en fin de compte nous assurer le succès ?

Les ouvriers qui acceptaient cette explication de la théorie de Marx ne l’avaient jusque là pas contredite. Mais les adversaires de la social-démocratie n’étaient pas si fatalistes pour laisser mûrir les circonstances sans agir, jusqu’à ce que le développement économique ait donné lui-même à l’Allemagne la place qu’elle revendiquait dans le monde. Ils savaient que pour arriver à ce but il fallait lutter, que sans lutte on ne peut vaincre et ils se préparaient depuis des années d’une manière exemplaire pour cette lutte. Le prolétariat se laissait mener, trompé par le bruit artificiellement grossi de la grande victoire électorale, et vivait au jour le jour.

C’est pourquoi il est temps de mettre en relief le côté négligé de la théorie de Marx, maintenant que le mouvement ouvrier doit trouver une nouvelle orientation, doit se débarrasser de l’étroitesse et de la passivité passées et sortir de la crise. Les hommes doivent préparer eux-mêmes leur histoire, leur sort. Il est vrai qu’ils ne le font pas à leur gré, mais ils le font. L’homme lui-même est l’élément actif, transformateur de l’histoire. Certes, il doit être poussé par le facteur économique, mais lui doit agir.

Sans son action, il n’arrive à rien et agir pour transformer la société est autre chose que de jeter tous les cinq ans un bulletin dans l’urne. Un monde ne se construit pas si facilement. L’esprit humain n’est pas que le produit des rapports économiques, mais aussi la cause de la transformation de ces rapports. Les profondes transformations dans le mode de production, comme par exemple celle du féodalisme au capitalisme et de celui-ci au socialisme, n’ont lieu que du fait des nouveaux besoins changeant l’esprit de l’homme et l’obligeant à une certaine volonté. Si cette volonté entre en action, l’homme transforme la société, afin qu’elle corresponde à ses nouveaux besoins. La théorie de Marx nous a démontré comment nos ancêtres, lorsqu’ils procédaient à des transformations, étaient poussés par des nécessités économiques. Elle nous montre encore que les hommes d’aujourd’hui, poussés de même par les nécessités économiques, doivent se mettre à l’oeuvre pour transformer la société.


[Que de détours pour arriver à la conclusion bien simple que l’homme ou le prolétariat tout entier n’est que parce qu’il agit et que pour conquérir quelque chose, s’il faut sans doute en éprouver le besoin, il reste toujours indispensable de le vouloir aussi. En attendant, continuons à nous méfier d’une « science » qui paraît compliquer à dessein les idées les plus claires.]


Notes

1. Julian Borchardt (1868-1932) fonde le journal Lichtstrahlen (Rayons lumineux) en 1913 en opposition avec le s.p.d. Borchardt appelle l’aile gauche du s.p.d. à le quitter, à faire comme lui. En 1915, Lichtstrahlen pousse à la sécession. Anton Pannekoek et Karl Radek y collaborent. Il reste internationaliste pendant la guerre. Un groupe autour d’eux fonde l’Internationale des Socialistes d’Allemagne (qui deviendra l’Internationale des Communistes d’Allemagne). Il se rapproche du groupe de Zimmerwald. Le seul participant à la conférence de Zimmerwald de la part de l’Internationale socialiste est Borchardt.


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Compiled by Vico, 15 January 2018.