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Antonie Pannekoek Archives


Théma: Développement en nature et société


Monnaie primitive et théories monétaires / Pierre Bessaignet, 1970


Source de ce transcription : inconnu, ici corrigé (surtout typographiquement, mais aussi adapté et annoté) ; source originale : Monnaie primitive et théories monétaires  / Pierre Bessaignet  (1914-1989). – In : Cahiers Vilfredo Pareto. – Genève : Librairie Droz , Tome 8 (1970), n° 21 (Monnaie et para-monnaie dans les sociétés non-industrielles), p. 37-65 ; pour l’original, voir aussi : Google Books  (huit pages manquants).
Sur le sujet, voir aussi : Aux origines de la monnaie  / Sous la direction d’Alain Testart. – Paris : Errance, 2001. – 144 p.


Peu de problèmes ethnologiques ont fait couler autant d’encre que celui dit de la « monnaie primitive » (1). Il n’est pas résolu pour autant. La plupart des ethnologues reconnaissent aux peuples sans écriture l’usage de la monnaie, mais ils sont divisés quant à savoir ce qu’il faut entendre par là ; certains, par contre, nient l’existence de cet usage. La question reste donc entière.

Rappelons les faits. Ils sont bien connus, et une évocation succincte suffira.

Les peuples sans écriture se servent d’objets tels que bracelets ou colliers de coquillage, chapelets de perles, nattes, couvertures, haches de pierre ou de métal, aigrettes, javelots, boomerangs, étoffes de raphia, plaques de cuivre, etc…, tous objets utilitaires s’il en est, mais que ces peuples emploient à des fins autres que celles auxquelles leur apparence ferait croire : outils ou parures à première vue, ces objets remplissent en fait, dans la vie économique et sociale, un rôle très différent.

Ils sont d’habitude cachés au regard et tenus – disons – pour « sacrés » ; on les serre à l’écart, dans des lieux bien définis, mais pour les faire réapparaître, avec ostentation, lors des grands événements de la vie sociale. Dissimulés jusque-là, ils sont alors l’occasion d’étalages. On les montre, on les exhibe, on se les passe. Ils changent de main au moment des naissances, des mariages, des funérailles ; ils sont répartis entre les familles, Lorsque se tiennent les grandes fêtes qui engagent la société toute entière, ils sont redistribués sur une grande échelle ; les chassés-croisés portent sur des quantités considérables. Après quoi, ils disparaissent à nouveau. Dans certaines tribus, il arrive qu’on les détruise massivement, par l’eau ou le feu.

Tout se passe, en quelque sorte, comme si les peuples sans écriture détournaient une partie de leur production de son usage « naturel » pour la convertir en choses à montrer et à donner, technologiquement « inutiles ». Ce sont les objets auxquels on attribue la plus grande valeur.

Il est des peuples parmi lesquels ces perles, ces nattes, ces haches, ne sont pas confinées aux usages qu’on a dit. C’est, de toute façon, le cas courant partout où la vie indigène est tombée sous l’influence des Blancs. Les objets sont alors acceptés par les marchands comme moyens de paiement dans le commerce, et sont traités par des changeurs à un cours régulier en monnaie étrangère.

Au regard de ces faits, on peut, très schématiquement, identifier deux écoles. La première voit dans le type d’objets ci-dessus une monnaie en tout point semblable à ce qu’elle est parmi nous ; l’existence d’un change en serait la preuve. La seconde y voit un agent d’une espèce différente : tout en s’apparentant, par sa nature, à de la véritable monnaie, il remplirait au besoin des fonctions parfois sans rapport immédiat avec celles qui lui sont propres dans le contexte d’une économie marchande ; monnaie assurément, la « monnaie primitive » serait, autrement dit, une monnaie pas tout à fait comme les autres. Qui croire ?

Pour illustrer la première école, on peut citer un commentaire d’Irving Goldman sur le potlatch, institution répandue parmi les tribus indiennes de la côte ouest du Canada et qui consiste en de grandes distributions d’objets divers :

« L’étalon de valeur du potlatch est la couverture, qui aujourd’hui (1937) vaut cinquante cents canadiens. Les Kawakiutl font, en outre, usage de coupures d’une valeur plus élevée, appelées « cuivres ». II s’agit de plaques de métal gravées, en forme d’écu, et ornées d’un sillon en forme de T à leur partie inférieure. Bien que la valeur intrinsèque de ces objets soit faible, chacun d’eux représente des milliers de couvertures, la valeur conventionnelle étant déterminée par le montant qui a été payé pour les acquérir. » (2)

Les Kwakiutl ont donc la monnaie, laquelle est étalon de valeur, comporte des « coupures » de valeurs diverses, enter en relation de change avec le dollar, etc.

Comme échantillon d’une théorie relevant de la deuxième école, on peut mentionner Malinowski qui, tout en stigmatisant les ethnologues qui donnent dans « l’attitude tout à fait incorrecte qui consiste à baptiser tout objet de valeur monnaie ou numéraire » (3), n’en écrit pas moins à propos des Trobriandais, lesquels font un large usage de colliers et de bracelets (vaygu’a) dans leurs relations économiques :

« … la façon de transporter et de manipuler les vaygu’a montre catégoriquement que ces objets sont considérés comme autre chose que de la simple marchandise.
… [ce qui révèle peut-être le mieux le caractère de la situation] c’est l’attitude mentale des indigènes à l’égard de [ces] signes de valeurs. Ceux-ci ne sont ni considérés ni non plus utilisés comme monnaie ou numéraire, aussi ne ressemblent-ils que de très loin, à supposer même qu’ils leur ressemble du tout, à ce type d’instrument économique, si ce n’est le fait que monnaie et vaygu’a représentent, chacun à leur façon, de la richesse concentrée (condensed wealth). Les vaygu’a n’ont jamais la fonction de moyen d’échange et de mesure de valeur, qui sont les deux fonctions principales du numéraire ou de la monnaie. » (4)

Ainsi, si l’on en croit l’auteur, les colliers et bracelets du Pacifique Ouest remplissent la fonction monétaire de réservoir de valeur, sans remplir par ailleurs les autres fonctions de la monnaie, en sorte qu’ils ressemblent à celle-ci, mais « de très loin ». Somme toute, les vaygu’a trobriandais sont de la monnaie sans en être tout à fait, c’est-à-dire une variété « primitive », qui constitue un cas original.

Telles sont donc les deux façons de voir que l’on rencontre le plus communément parmi les ethnologues. Il est vrai que certains observateurs se refusent, quant à eux, à reconnaître, parmi les peuples qui font l’objet de leur étude, l’usage de la monnaie. Ainsi Thomson rapporte-t-il des Australiens d’Arnhem Land :

« Les notions de richesse et de valeur dans un sens strictement matériel sont difficiles à circonscrire à Arnhem Land. On n’y trouve rien qui ressemble à (le la monnaie ou à son équivalent, ni de numéraire servant d’instrument de mesure, (le standard de valeur ou d’instrument des échanges, aucun moyen d’accumuler la richesse sous une forme concentrée. » (5)

On se trouve donc, dès le départ, devant une ambiguïté : celle que crée le désaccord entre les auteurs. Bien sûr, il n’est pas exclu que ce désaccord concerne d’abord les faits : il n’est pas impensable, à vrai dire, que certains peuples puissent, en effet, connaître la monnaie tandis que d’autres n’en ont pas l’emploi, que, chez les uns, elle soit d’un usage très subsidiaire, tandis que, chez d’autres, elle soit répandue, qu’elle ait, ici ou là, des formes différentes, etc… D’où les divergences entre les écoles, lesquelles relèveraient de différences entre les situations. Reprendre les faits, voir s’ils ont été bien observés, pourrait donc être un moyen de départager les doctrines.

Mais ce n’est pas là le seul – ni le plus important – aspect du problème : il y a, de toute façon, des divergences théoriques entre les auteurs. Ce sont elles – et elles seules – qui vont retenir ici-même notre attention.

En effet, l’école selon laquelle la monnaie joue, chez les peuples sans écriture, le même rôle qu’ailleurs le mark, le duro, le réal ou le dollar, admet par implication que leur économie comporte division du travail, échange, marché (l’échange n’est-il pas dans les économies avancées la condition préalable de la monnaie ?) ; mais, est-ce concevable ? L’autre école, par contre, se passe de cette présupposition ; or, si, comme elle le prétend, les objets ne jouent pas le rôle qui revient chez nous aux pièces et aux billets, sur quoi alors peut-elle bien se fonder pour voir en eux des « monnaies » ? Dans un cas comme dans l’autre, c’est bien à un problème théorique qu’on a affaire.

On se trouve donc ramené à trancher in limine litis de cette question : qu’est-ce que la monnaie ? Question à laquelle il n’est pas si facile de répondre, mais qui exige qu’on se prononce. C’est, en général, ce que les auteurs ne font pas.

Expliquons-nous. L’échange, nous disent les économistes, est la condition préalable de la monnaie. Ils sont, ici, unanimes. Sur la question de savoir, une fois l’échange donné, de quoi est faite et en quoi consiste la monnaie, ils ne sont, par contre, pas d’accord. Pour les uns, la monnaie est une marchandise dont la valeur sert, par comparaison, à mesurer, sur le marché, celle de toutes les autres ; pour d’autres, c’est un bon, grâce auquel, une fois le marché établi, on peut se procurer les produits ; pour d’autres encore, la monnaie est peut-être tout autre chose. Il faut ici prendre parti. Par conséquent, pour savoir si les peuples sans écriture ont – et même peuvent avoir – l’usage de la monnaie, d’une part, et si leurs objets de valeur ont effectivement pour fonction celle d’une monnaie, de l’autre, il faudrait d’abord s’être prononcé sur trois questions préjudicielles :

1) en quoi consiste, économiquement la monnaie : quelle théorie doit être, ici, reconnue comme la bonne ? 2) existe-t-il, dans l’économie des peuples sans écriture, les conditions (l’échange, en particulier) qui en rendent l’emploi possible, voire nécessaire ? 3) les objets dont on a parlé plus haut correspondent-ils aux critères qu’on a reconnu être typiques de la monnaie et du phénomène monétaire ? Autant de questions sur lesquelles les auteurs s’abstiennent, en fait, de se déterminer ouvertement.

Si les écoles d’ethnologie ne posent généralement pas (et donc ne résolvent pas non plus) les problèmes soulevés par l’économie des peuples sans écriture par référence stricte à des critères économiques reconnus, cela ne veut, toutefois, pas dire pour autant qu’elles soient « neutres » par rapport aux théories économiques et monétaires puisque, aussi bien, elles parlent quand même de monnaie. On peut donc se demander quel est le bien-fondé des interprétations qu’elles proposent.

Les ethnologues affichent souvent un détachement de principe à l’égard des théories monétaires : selon eux, les théories économiques ne peuvent s’appliquer aux sociétés sans écriture, et on tic saurait s’attendre à ce qu’elles aient grand-chose à dire de valable de leur « monnaie ». Mieux vaut, croient-ils, dans ce domaine, s’en tenir au « bon sens » et à l’expérience ethnologique.

Ainsi, Herskovits écrit :

« Un point, sujet à controverse, et qui illustre l’avantage de s’en tenir à des définitions flexibles, est la mesure dans laquelle les « objets de valeur » échangés par les peuples primitifs doivent être considérés comme des monnaies. Il est évident qu’ici une adhésion trop rigide aux définitions des économistes ne servirait qu’à obscurcir le débat. » (6)

En France, Leenhardt a adopté une façon de voir un peu différente, mais qui revient somme toute au même :

« … les modes d’utilisation de la monnaie calédonienne – dit-il – dépassent de beaucoup le sens étroit d’ordinaire enfermé dans le terme monnaie. » (7)

D’autres vont plus loin dans leur scepticisme :

« A l’exception de l’économiste, chacun sait [sic] ce que le terme monnaie veut dire. Après tout, même l’économiste peut décrire la monnaie et y consacrer un chapitre, mais il est impossible [sic] de donner à une définition de cet objet des contours trop précis, La monnaie se dégage nébuleusement des objets de présentation ou d’échange, et acquiert imperceptiblement des formes monétaires reconnaissables, dotées de limites incertaines. » (8)

Autrement dit : en physique, fiez-vous au physicien, en chimie au chimiste, en linguistique au linguiste ; mais, dans les sciences économiques, ne vous en remettez surtout pas à l’économiste : son objet d’étude est par définition nébuleux et ses critères dogmatiques. L’ethnologue, pour sa part, fera donc bien d’éviter l’« adhésion trop rigide » à des définitions aux « contours trop précis ».

On notera que le cas est sans doute unique dans l’histoire des sciences puisque celles-ci se fondent, par principe, sur la rigueur d’analyse et l’opinion autorisée des spécialistes.

Or, en fait, les auteurs qui affichent le dédain à l’égard des critères économiques et qui proposent d’opérer à partir de définitions plus « ethnologiques » de la monnaie, appartiennent presque tous, mais sans le soupçonner, à une école particulière de l’économie politique dont ils acceptent, inconsciemment, les maximes pour les avoir entendu professer autour d’eux : celle qui voit dans la monnaie un signe. Ils ne se situent donc pas – quoi qu’ils en aient – en marge des théories économiques. Pour le montrer, il faut d’abord reprendre plus en détail l’ensemble des théories monétaires proposées par les économistes, dont on a donné, plus haut, un aperçu.

Il existe – à première vue – deux grandes théories de la monnaie la théorie de la monnaie-marchandise et celle de la monnaie-signe. Toutes deux remontent à l’antiquité puisque l’une et l’autre nous sont connues par Aristote qui nous rapporte qu’elles avaient cours, déjà, de son temps :

Tout objet possédé est susceptible de deux usages : l’un et l’autre s’y rapportent directement quoique de manière différente, car l’un est propre à l’objet et l’autre ne l’est pas. Une chaussure par exemple chausse et, d’autre part s’échange ; ce sont là deux usages de la chaussure. Car la vendre à qui a besoin de chaussure, pour de l’argent ou pour des vivres, c’est bien se servir de la chaussure ut .sic, mais non pas selon son usage propre, car elle n’a pas été faite pour être échangée. II en va de même pour les autres objets, car l’échange s’étend à tout…

« … par le jeu des importations et des exportations, l’entraide impliquant l’appel à des peuples de plus en plus étrangers, on doit nécessairement recourir à la monnaie. I1 n’était pas facile en effet de transporter toutes les denrées indispensables. Aussi, pour faciliter les échanges, on convint de donner ou de recevoir mutuellement quelque objet qui, ayant par ailleurs une valeur utile, fût en même temps maniable et transportable, tels le fer, l’argent et autres choses semblables. On se contente à l’origine d’en fixer la grandeur et le poids ; finalement on impose une empreinte pour se dispenser de les mesurer et peser. L’empreinte était le signe de la quantité… Car beaucoup tiennent que la richesse n’est que la grande quantité de monnaie, ou que l’acquisition des richesses et le commerce roulent toujours sur la monnaie. En revanche, d’autres tiennent la monnaie pour une richesse irréelle dont l’existence relève de la convention (nomos) et non de la nature, parce que, les biens utiles faisant défaut, elle perd toute valeur et toute utilité et devient impropre à produire des biens indispensables : un homme riche de cette richesse peut venir à manquer du strict nécessaire. » (9)

Aristote nous présente ici deux conceptions : la sienne qu’il expose dans les paragraphes qui forment le corps de la citation et d’après laquelle la monnaie est, par origine, une marchandise quelconque que ses qualités physiques – et rien d’autre – rendent maniable, raison qui la fait choisir pour étalon de mesure ; l’autre, contenue dans le dernier passage du texte, que le philosophe grec rapporte comme ayant l’audience de ses contemporains, d’après laquelle la monnaie est simplement un signe – signe des richesses selon les uns, des marchandises selon les autres.

La théorie de la monnaie-marchandise devait recevoir son plein développement avec (es économistes classiques du XVIIIe siècle et du début du XIXe (10). Elle prend sa forme achevée avec Marx pour qui, de marchandise ordinaire qu’elle est au départ, la monnaie devient, avec l’économie d’échange, attribut du capital ; c’est qu’elle permet d’acquérir non seulement les marchandises, mais encore ce qui les produit, à savoir la force de travail des ouvriers industriels et agricoles, elle-même réduite à l’état de marchandise, par le marché du travail. La monnaie est l’instrument de formation et d’accumulation du capital, Depuis Marx, la théorie de la monnaie-marchandise n’a pas connu de développements importants.

La théorie de la monnaie-signe a connu des vicissitudes, selon les époques. Elle est, de nos jours, la plus communément acceptée, car c’est depuis un siècle qu’elle a connu ses développements les plus considérables. Elle se donne volontiers comme une théorie « moderne » de la monnaie. Contrairement à la théorie de la monnaie-marchandise laquelle, en dépit de ses développements, est une, d’Aristote à Marx, on lui connaît trois variantes : la théorie nominaliste, la théorie de la monnaie-signe des marchandises, la théorie de la monnaie-signe du capital (de la « richesse », dans la formulation d’Aristote).

Pour les tenants de la théorie de la monnaie-signe, la monnaie n’est qu’une marque conventionnelle, et ce qu’elle est comme monnaie n’a rien à voir avec ce qu’elle est comme marchandise : elle n’a, par conséquent, pas de valeur par elle-même. La théorie de la monnaie-signe est donc l’exacte antithèse de la théorie de la monnaie-marchandise et les tenants de l’une ont toujours explicitement rejeté l’autre (11).

Pour la théorie nominaliste, la monnaie est un signe nominal, un nom (franc, dollar, escudo, yen, etc.), une simple unité de mesure – unité abstraite et arbitraire dont la substance et la dénomination varient de pays à pays, mais dont la valeur, loin de lui être propre, tient exclusivement à la force libératoire que lui confère l’État (12).

Selon la théorie de la monnaie-signe des marchandises, la monnaie est un « bon d’achat » : elle n’a pour valeur que celle des marchandises qu’elle permet d’acquérir (13).

D’après la théorie de la monnaie-signe du capital, la monnaie, bon qui permet certes d’acquérir les marchandises, tire en fait sa valeur du prix (intérêt) qu’il faut payer chaque fois qu’on diffère son emploi comme pouvoir d’achat ; la monnaie est le signe de l’accroissement de l’argent (14).

En définitive, nous avons affaire à quatre théories de la monnaie. La première voit dans la monnaie une marchandise, la seconde une simple unité de mesure, la troisième un bon d’achat, la quatrième pose la monnaie comme un agent économique producteur d’intérêts. Pour la première de ces théories, la monnaie constitue un objet de valeur échangeable auquel un rôle particulier est assigné dans l’échange, et pour les trois autres, il s’agit d’un simple signe conventionnel dépourvu de valeur propre.

Les ethnologues (lui attribuent aux objets de : « valeur » (colifichets, nattes, etc.) des peuples sans écriture le caractère de monnaie sont, en fait, à une titre ou un autre, ci généralement à leur insu, des adeptes de la théorie de la monnaie-signe. Et cela se comprend sans peine. L’économie des peuples sans écriture n’est pas, normalement, fonction de l’échange, du moins pour l’essentiel ; les objets de valeur n’y sauraient donc être « marchandises ». D’autre part, articles utilitaires détournés de leur usage (immédiatement) utile, ils sont par définition même des symboles. D’où la nécessité pour quiconque veut à tout prix y voir une monnaie de ramener d’abord – nécessairement – celle-ci à un signe. L’appartenance doctrinale de ces ethnologues n’a donc pas de quoi surprendre. Nous allons en donner des exemples.

Dans un de ses premiers ouvrages, Keynes a proposé une théorie nominaliste directement appuyée sur des faits polynésiens. Bien que provenant, cette fois, non pas d’un ethnologue mais d’un économiste, cette théorie relève de notre propos.

L’auteur se réfère aux grandes « meules » de pierre en usage à l’île de Yap, que les indigènes disposent devant leurs maisons ou qu’ils immergent dans la mer tout en notant leur emplacement. Ces objets ont été considérés comme des monnaies par divers auteurs. Keynes écrit :

« … dans les âges primitifs, avant que l’homme ait atteint à la notion de poids ou à l’élaboration technique des échelles, lorsqu’il devait dépendre pour les mesures sur le compte des grains d’orge, des carats ou de cauris, ce furent sans doute déjà l’État ou la communauté qui déterminèrent quelle sorte ou quelle qualité d’unité serviraient à libérer une obligation de paver exprimée par le nombre un, deux art dix – de la même manière que, aussi tard qu’au XIII siècle, le gouvernement anglais définit le penny sterling comme le poids de « 32 grains de blé »…
Le véritable lien entre la monnaie-marchandise et la monnaie représentative se trouve, peut-être, dans ces types de monnaie-marchandise dont la quantité est limitée par une rareté absolue plutôt que par le coût de production, et dont la demande dépend en totalité du fait qu’ils ont été choisis par la loi en vertu de conventions comme matériel monétaire et non de la valeur intrinsèque dans d’autres usages – comme c’est, par exemple, le cas avec les monnaies de pierre primitives de la Polynésie. » (15)

Keynes fournit ici une théorie de la « monnaie primitive » fondée sur la conception nominaliste de la monnaie : c’est la « communauté » qui, chez les peuples sans écriture, donne sa valeur à la « monnaie ».

Pour Mauss, également, les objets précieux des peuples primitifs sont de la monnaie :

« Dans toutes les sociétés qui ont précédé celles où l’on a monnayé l’or, le bronze et l’argent, il y a eu d’autres choses, pierres, coquillages et métaux précieux en particulier, qui ont été employés et ont servi de moyens d’échange et de paiement ; dans un bon nombre de celles qui nous entourent encore, ce même système fonctionne en fait… »
« …. à deux points de vue, ces choses, précieuses ont les mêmes fonctions que la monnaie de nos sociétés et par conséquent peuvent mériter d’être classées au moins clans le même genre. Elles ont un pouvoir d’achat et ce pouvoir est nombre. A tel [lingot de] cuivre américain est d’un paiement de tant de couvertures, à tel vaygu’a [collier ou bracelet de coquillages mélanésiens] correspond tant et tant de papiers d’ignames. L’idée de nombre est là, quand bien même ce nombre est fixé autrement que par une autorité d’État… De plus, ce pouvoir d’achat est vraiment libératoire. Même s’il n’est reconnu qu’entre individus, clans et tribus déterminés et seulement entre associés, il n’est pas moins public, officiel, fixe… »
« Les vaygu’a des Trobiands, bracelets et colliers, tout comme les cuivres du nord-ouest américain ou les wampum [ceintures perlées] iroquois, sont à la fois des richesses, des moyens d’échange et de paiement, et aussi des choses qu’il faut donner, voire détruire. Seulement, ce sont des choses liées aux personnes qui les emploient, et ces gages les lient. Mais comme, d’autre part, ils servent déjà de signes monétaires, on a intérêt à les donner pour pouvoir en posséder d’autres à nouveau, en les transformant en marchandises ou en services qui se transformeront à leur tour en monnaie.
Selon nous, l’humanité a longtemps tâtonné. D’abord, première phase, elle a trouvé que certaines choses, presque toutes, magiques et précieuses, n’étaient pas détruites par l’usage et elle les a douées de pouvoir d’achat… » (16)

Mauss attribue donc aux objets des peuples sans écriture le caractère de monnaie pour autant que, magiques par leur origine, les objets auraient (croit-il) le pouvoir d’acquérir les produits, d’être pouvoir d’achat. L’interprétation de Mauss dérive de la conception qu’il se fait de la monnaie, à savoir que celle-ci n’est pas une « marchandise » comme le croyaient les économistes classiques, ni par essence une unité ou une désignation sanctionnée par l’État, comme le prétendent les nominalistes, mais un bon d’achat.

Dans un article consacré à l’économie des Manus de Mélanésie, Margaret Mead écrit :

Les insulaires de l’Amirauté ont un instrument d’échange (currency) qui satisfait à toutes les exigences d’une bonne monnaie – il est rare, il ne peut être accru en quantité qu’avec une grande dépense de travail. Il a une valeur en plus de son usage comme moyen d’échange, il est petit et divisible à l’extrême – énumération impressionnante de ce que l’orthodoxie exige d’une monnaie pour qu’elle satisfasse n’importe quel économiste (17).

Pour Mead, il existerait, voyons-nous, des critères universels de la monnaie ; par quoi il semble impliqué que tous les économistes seraient d’accord sur ce qu’est la monnaie. Ces critères, les voici : 1) la monnaie doit être un objet rare ; 2) elle doit être divisible ; 3) elle doit posséder en sus d’une valeur comme moyen d’échange, une autre valeur. Or, en souscrivant à ce critère, Mead admet en fait la définition de la monnaie proposée par une école monétaire particulière : celle qui voit dans la monnaie un signe du capital. C’est que, si on y regarde de plus près, la monnaie est, d’après cette théorie, cet argent économique qui remplit la double fonction suivante : acquérir les marchandises, produire l’intérêt. D’où une double source à sa valeur : d’un côté les marchandises qu’elle a pouvoir d’acheter, de l’autre le prix additionnel (intérêt) que lui confère cette fonction. Mead adhère ici à une école bien définie.

De toutes les théories de la « monnaie primitive », celle qu’illustre Mead est de loin la plus répandue. Mais elle est, le plus souvent, transposée : la valeur « additionnelle » que possèdent (prétendument) les objets précieux des sociétés sans écriture leur viendrait non pas, bien sûr, d’un intérêt qu’ils rapportent (à l’exception de certains auteurs, la plupart des ethnologues se refusent à reconnaître l’existence de cette pratique dans l’économie « primitive », mais du « sacré » que leur confère le fait d’être soustraits à leur usage pratique. C’est la théorie dite des origines cérémonielles de la monnaie, qui est une contribution originale de l’ethnologie à la théorie monétaire. En voici un exemple :

« … il y a [en Mélanésie] un important trafic (trade) commercial et cérémoniel.
Le trafic maritime (overseas trade) est entrepris seulement avec le Kula, un système d’échange cérémoniel [sic] d’objets de valeur (valuables) entre les tribus… » (18)

On nous propose ici de reconnaître l’existence, en Mélanésie, de deux sphères distinctes d’échange : l’une « cérémonielle », l’autre « commerciale » et, naturellement, c’est la première (c’est-à-dire celle où la « monnaie » est autre chose qu’un simple bon d’achat) qui confère leur valeur aux instruments « monétaires » qui gouvernent l’une et l’autre.

Dans la même ligne de pensée, Richard Thurnwald écrit dans son ouvrage bien connu sur l’économie primitive :

« Aux yeux des théoriciens qui n’envisagent que le côté utilitaire des choses, il peut paraître superflu de classer les objets de grande valeur selon leur distinction ; il est cependant de la plus haute importance de savoir si un objet est considéré comme un élément de richesse ou de magie et comme tel conservé précieusement, ce qu’on fait pas exemple pour des bijoux et des nattes, ou si, au contraire, il sert à des usages quotidiens, s’il est de ces objets qu’on échangera contre de la viande ; enfin, si l’objet est considéré comme un capital capable de produire un intérêt ou si, dans le même ordre d’idée, il est de nature telle qu’il puisse être éventuellement un producteur d’objets semblables à lui-même… »
« Depuis les temps les plus reculés, les perles de verre ont joué un rote analogue aux objets monétaires, même en Orient (Égypte et Inde) où on les appréciait au même titre qui l’or et les vraies perles, parce qu’on les croyait douées de propriétés magiques… La grande valeur que leur attribuent tant de peuples différents tient évidemment au mystère de leur origine. » (19)

Dans ce passage, à vrai dire peu clair, Thurnwald différencie les « objets de grande valeur » ornements, nattes, etc., qui ont une « signification symbolique », le plus souvent magique, de ceux qui sont d’un usage «quotidien » ou autre. De leur caractère magique, les premiers tirent une valeur additionnelle par rapport aux seconds. C’est ce qui les rend aptes au rôle de monnaie. Ils tirent leur valeur d’une sphère qui transcende le trafic des marchandises : la sphère cérémonielle. Cette conception est, à sa façon, en tout point semblable à celle des économistes qui, eux aussi, rattachent l’origine de la fonction monétaire à une sphère supérieure à l’achat et à la vente : la sphère du prêt à intérêt. Elle est un camouflage « ethnologique » de la théorie de la monnaie du capital.

Pour résumer : bien qu’ils proclament le plus souvent faire fi des théories économiques, les auteurs qui attribuent à certains objets en usage parmi les peuples sans écriture le caractère d’une monnaie, appartiennent généralement à l’école selon laquelle la monnaie est simplement un signe – signe nominal, signe des marchandises ou signe du capital. A tout le moins, ils sont influencés par elle. Leurs théories relèvent par conséquent de la science économique, même s’ils l’ignorent ou affirment le contraire. II est donc injustifié de leur part de prétendre repousser les théories monétaires, puisqu’en fin de compte ils finissent par y revenir et que leur interprétation des objets en découle. Leur hypothèse selon laquelle les nattes, colliers, haches de pierre, boomerangs, etc… sont de la monnaie, vaudra ni plus ni moins que la théorie monétaire sur laquelle elle se fonde. On va voir maintenant ce qu’il en est.

Des quatre grandes théories proposées par les économistes, seule celle de la monnaie-marchandise – la seule aussi dont ne se réclament pas les théoriciens de la monnaie primitive – est, nous allons le voir, acceptable ; les ethnologues qui attribuent un caractère monétaire aux objets de valeur des peuples sans écriture se trompent, par conséquent, sur la nature de la monnaie. Une analyse des fonctions de la monnaie va le prouver.

Les théories de la monnaie s’accordent toutes pour lui reconnaître quatre fonctions : celle d’étalon de valeur (elle sert à la comparaison des marchandises par détermination d’une échelle de prix), celle d’intermédiaire des échanges (elle permet l’achat et la vente, c’est-à-dire le passage des marchandises de main en main), celle d’unité de compte (elle sert aux opérations arithmétiques sur la valeur ainsi qu’aux computations de chiffres), celle de réservoir de valeur (l’amassement de la valeur sous la forme « argent »). Il n’est pas difficile de voir que, s’il existe quatre théories de la monnaie, c’est parce que chacune l’explique par une de ses fonctions : autant de fonctions, autant de théories.

En effet, la théorie de la monnaie-marchandise est celle qui voit la fonction de base de la monnaie dans la fonction étalon de la valeur, la théorie du bon d’achat dans celle d’intermédiaire des échanges, la théorie nominaliste dans celle d’unité de compte (la sanction par l’État d’une unité de calcul (20)), la théorie de la monnaie-signe de capital dans celle de réservoir de valeur.

Pour juger des quatre théories, il faut donc déterminer quelle est celle des fonctions de la monnaie qui est à la source des trois autres. Sera valable la théorie qui, reconnaissant à cette fonction la primauté sur les autres, la prendra pour point de départ de son explication de la monnaie : la théorie de la monnaie-marchandise remplit cette condition.

Supposons, en effet, que le prix d’une paire de gants soit trente-cinq francs. Cela veut dire que pour trente-cinq francs je puis me procurer la paire de gants : il suffit, pour l’obtenir, que je verse la somme au marchand. Mais pourquoi cela est-il possible ? Parce que les trente-cinq francs représentent la valeur de l’objet convoité. Autrement dit, j’achète avec de l’argent pour autant que celui-ci représente la valeur de l’objet et qu’il la représente avant même qu’il me serve à l’acquérir.

En d’autres termes : dans tout acte d’acquisition, la fonction mesure précède la fonction achat ; celle-ci n’est que l’accessoire de celle-là, elle en est le produit direct. La théorie selon laquelle la monnaie est un bon d’achat définit par conséquent celle-ci non point par son usage premier (la mesure de la valeur) mais par un usage second.

Il en va de même de la théorie nominaliste et de la théorie de la monnaie-signe du capital. Si je calcule en francs la valeur de la paire de gants et si j’ajoute dans ma tête cinq francs à trente, c’est assurément parce que le franc, qui sert ici d’unité de compte, est la mesure reconnue de cette valeur. De même, si j’économise et me munis par avance de cette somme en vue de mon achat, autrement dit si je la mets en réserve, c’est parce que je sais au départ qu’elle en mesure la valeur. Tout comme la fonction intermédiaire des échanges, les fonctions unité de compte et réservoir de valeur ne sont que les accessoires de la fonction étalon. De plus, celle-ci – et celle-ci seule – contient toutes les autres qui ne font qu’en découler. Les théories de la monnaie-signe qui placent des fonctions secondes à l’origine du phénomène monétaire mettent donc la charrue devant les bœufs. Ceci est un premier point.

D’autre part, si, logiquement et fonctionnellement, la monnaie est au premier chef étalon de valeur, et cela avant d’être intermédiaire des échanges, unité de compte et réservoir de valeur, elle doit, par sa nature même, satisfaire à la condition générale des instruments de mesure et en avoir les propriétés. Or, ces conditions et ces propriétés veulent que l’objet de mesure soit de la même nature que ce qu’il sert à mesurer. De cela, la théorie de la monnaie-signe ne tient pas non plus compte.

Le mètre et le kilogramme sont des instruments de mesure. « Mètre » et « kilo » ne sont pas de simples noms, des abstractions, désignant des unités conventionnelles ne se rapportant ni à une étendue ni à un poids. Ce sont des objets concrets d’une longueur et d’un poids déterminés : règle ou cylindre de platine iridié déposé au Bureau International des Poids et Mesures. Dans l’un comme dans l’autre cas, l’instrument de mesure est identique à ce qu’il sert à mesurer : longueur dans le cas des longueurs, et poids dans le cas des poids.

Pour la même raison, la monnaie ne peut être, par origine, le simple signe conventionnel que les théoriciens de la monnaie-signe voient en elle. Instrument de mesure de la valeur des marchandises, elle ne saurait qu’être une marchandise ayant une valeur (21).

Les théories de la monnaie-signe portent donc à faux. On est alors en droit de se demander pourquoi, si elles ne satisfont pas la rigueur scientifique, ces théories ont, aujourd’hui, la vogue, expliquant par là leur influence sur l’ethnologie. Cela est dû à un double phénomène propre à notre temps : la substitution du papier au métal dans la confection des monnaies, et la dispersion correspondante des fonctions monétaires. La monnaie n’apparaît plus ni comme un objet de valeur, ni comme un instrument unique, à quatre fonctions caractéristiques. Ce sont là des circonstances qui contribuent à obscurcir la situation et à placer dans une optique particulière le problème des caractères de la monnaie.

Aujourd’hui où le système bancaire domine l’économie et les échanges, la monnaie de papier est un type d’étalon dont la valeur est sans rapport avec celle des marchandises qu’elle sert à mesurer : la quantité de papier dont est fait le billet ne vaut pas la somme dont il se réclame. II a donc cessé d’avoir une valeur par lui-même.

D’autre part, elle n’est plus l’instrument unique des transactions commerciales ou des opérations industrielles : ses fonctions comme unité de compte, intermédiaire des échanges et réservoir de valeur sont passées à d’autres agents.

Dans la pratique effective des affaires, le papier monnaie a, en effet, cessé d’être le moyen courant des échanges : aux États-Unis, par exemple, plus de 90% des transactions se règlent par chèques ou effets de commerce qui sont des instruments de crédit ; les billets ne servent plus qu’à une partie assez réduite des achats de consommation courante. En d’autres termes, le crédit – qui est l’art de se passer de monnaie – a remplacé la circulation monétaire. La conséquence est que les banques suscitent de leur propre chef des mouvements de fonds qui se réduisent à de simples opérations comptables (ils créent, comme on le dit parfois improprement, puisqu’il s’agit en fait de crédit, de la a monnaie scripturale ») dont le volume dépasse de très loin ce que permettrait la seule circulation des billets. L’accumulation de l’argent prend alors la forme de comptes en banque ou de valeurs mobilières. Sous l’empire de ces conditions, le papier lui-même, dans la mesure où il subsiste, et, en général, la monnaie, sont mauvais réservoirs de valeur ; détachés du métal, ils sont soumis aux fluctuations du budget de l’État, du commerce extérieur, etc… Il arrive qu’on leur préfère la terre, l’or en lingots, les tableaux de Maîtres, les bijoux.

Du point de vue pratique, la « monnaie » tend donc aujourd’hui à apparaître simplement comme une unité de référence en laquelle s’effectuent les calculs bancaires. Cependant, son cours dépend du pouvoir libératoire que lui confère l’État, garantie qui lui conserve toujours sa fonction d’instrument de mesure ; c’est là sa seule – et sa vraie – « valeur ». Mais elle a cessé d’être une marchandise, et ses fonctions sont désormais dispersées. Rien de surprenant, par conséquent, à ce que, se fondant sur ce qu’ils voient se passer sous leurs yeux, les théoriciens de la monnaie en concluent que celle-ci est une abstraction, un signe. Comme, par ailleurs, le rôle du chèque et des effets comme instruments d’échange, de la «monnaie scripturale» comme unité de compte, et des valeurs refuge comme réservoir de valeur, acquièrent chaque jour une importance accrue, l’impression s’accentue que les fonctions qui leur correspondent sont plus essentielles que celle d’étalon des valeurs. D’où la tendance non seulement à attribuer à la monnaie le caractère de signe, mais à la définir, non pas pour ce qu’elle était fondamentalement par origine (un instrument de mesure), mais par ce qu’on a reconnu plus haut comme ses fonctions secondes (22).

Parce qu’elles cèdent à une impression que créent – artificiellement en quelque sorte – les conditions de notre époque, les théories contemporaines de la monnaie ne peuvent de toute façon s’appliquer ni à ses origines, ni à son histoire jusqu’à l’orée du XXe siècle, ni par conséquent à des sociétés comme celles que connaissent les peuples sans écriture : celles-ci ne disposent pas de l’organisation économique et du système bancaire que ces théories présupposent.

La théorie de la monnaie-marchandise est donc la seule à rendre effectivement compte de la monnaie : l’explication qu’elle propose de cet agent économique tient compte, en effet, à la fois de ses origines historiques (la marchandise), de sa fonction fondamentale (l’étalon de valeur) et des propriétés inhérentes à cette fonction (celle d’être de même nature que ce qu’elle sert à mesurer). L’hypothèse en vertu de laquelle les objets de valeur des peuples sans écriture sont de la monnaie, hypothèse qui s’appuie sur une conception contraire, est donc erronée : elle se fonde sur un mauvais choix parmi les théories monétaires.


On peut tirer de tout ceci la conséquence que voici : si l’on se réclame d’une conception monétaire différente de celle communément acceptée par les auteurs, on trouvera probablement que les objets ont une fonction toute autre que celle imaginée par eux. C’est ce que nous voudrions maintenant montrer.

Il est à cet égard caractéristique que Thomson, qui, on l’a vu plus haut, nie l’existence de la monnaie à Arnhem Land, se fonde pour le faire sur l’argument qu’il n’existe dans cette région aucun objet qui serve d’instrument de mesure et de standard des valeurs ; ni par conséquent – ajoute-t-il – d’instrument des échanges et de réservoir de valeur. Autrement dit, il n’y a pas, selon lui, de monnaie à Arnhem Land pour autant qu’aucune marchandise n’y sert d’instrument de mesure de celle de toutes les autres. II y a là, de la part de Thomson, l’adhésion évidente – exceptionnelle chez un ethnologue – à la théorie de la monnaie-marchandise. Cette adhésion est la raison de fond de son diagnostic ; elle emporte l’interprétation.

Pourtant, grande eût pu être, pour tout autre que lui, la tentation d’admettre le contraire.

Les Australiens d’Arnhem Land connaissent, en effet comme tous les peuples sans écriture, la distinction des produits en objets de plus grande valeur et objets de moins grande valeur :

« La première chose qu’il faut bien comprendre c’est qu’à Arnhem Land tous les objets matériels sont strictement divisés en deux catégories : ceux qui sont Märdai’inboi ou Yarkomirri (sacrés), et ceux qui sont Wäkkinnu (profanes). La première catégorie d’objets appelés Märdai’nboi, comprend tous ceux reconnus comme Yarkomirri, par quoi il faut comprendre qu’ils sont sacrés du fait de leur association avec un ancêtre totémique ou un totem de clan… » (23)

Pourtant, affirme Thomson, cette hiérarchie de valeurs entre Yarkomirri et Wäkkinnu n’implique pas pour autant que les premiers soient de la monnaie :

« Les objets de ce type (Yarkomirri) sont à intervalles réguliers l’objet de dons à des amis ou à des membres d’autres clans, et en particulier ceux qui sont, à l’égard du donneur, en relation familiale de Wäkku (fils, dans le cas d’une femme ; fils de sœur, dans le cas d’un homme), mais bien que cela implique, de la pari de celui qui reçoit, l’obligation de rendre la politesse à l’occasion des cérémonies, l’idée qu’il pourrait y avoir échange proprement dit – au sens d’équivalence économique, d: troc ou de commerce – au regards des objets Yarkomirri est tout bonnement impensable. » (24)

La position est claire. Aurait-il, après tant d’autres, admis l’hypothèse que la monnaie est, par essence, un signe, que Thomson eût assurément conclu que les Yarkomirri constituent une monnaie : comme tous les objets de ce type, ne possèdent-ils pas, par rapport aux autres produits, une valeur « additionnelle », que leur confère leur caractère sacré ? On se souvient que cette théorie, dont nous avons ci-dessus donné un passage de M. Mead pour exemple, se rattache à l’école de la monnaie-signe du capital. Son appartenance doctrinale interdit à Thomson de proposer ce genre d’interprétation.

Nous allons illustrer notre thèse, selon laquelle c’est du choix entre les théories monétaires que dépend, en fin de compte, le caractère qu’on voudra bien reconnaître aux objets de valeur en usage parmi les peuples sans écriture, par l’exemple des Canaques de Nouvelle-Calédonie tels que M. Leenhardt, leur meilleur observateur, les a décrits. Ceci nous permettra : 1) de montrer par un exemple concret comment de mêmes faits conduisent en vérité à des conclusions contraires selon qu’on les interprète par référence à la théorie de la monnaie-signe ou à la théorie de la monnaie-marchandise ; 2) de prouver que si l’on se réfère à la théorie (le la monnaie-marchandise, on peut découvrir la véritable fonction des objets et, qui plus est, mettre à jour des transformations, que cette dernière a, en fait, subies au cours de l’histoire, transformations qui, à leur tour, contribueront à expliquer d’où proviennent les erreurs commises par les ethnologues dont nous critiquons ici les points de vue.

Les Canaques font usage de chapelets de perles qui, selon Leenhardt, constituent une « monnaie néo-calédonienne ». C’est une interprétation qu’on peut contester (25).

« La monnaie néo-calédonienne… est composée de pointes de coquillages coupées et usées contre une pierre jusqu’à ce qu’elles forment une petite perle. Ces perles sont ajoutées les unes aux autres, en un long chapelet… Chaque groupe de famille possède dans un panier sacré une monnaie qui est son patrimoine. Elle est toujours attachée à une « tête », c’est-à-dire un objet d’art, tantôt travail très fin de sparterie aux pendeloques de nacre, tantôt sculpture. Cette pièce à elle seule a plus de valeur que toutes les monnaies…
C’est que la tête de monnaie représente l’ancêtre, elle est une image propitiatoire » (26).

Les chapelets passent d’une famille à (’autre à l’occasion des mariages, lesquels ont la forme dite des «cousins croisés» (en vertu d’arrangement stables entre deux familles, les cousins de chaque génération épousent mutuellement leurs sœurs).

L’échange initial de sœurs entre deux clans constitue un vibe, terme qui traduit l’idée symétrique d’entraide, de complément ; en français d’alliance.
Soit… un échange de sœurs entre Nerhë et Rheko…
Il y a au commencement du Vibe, l’alliance de Nehrë et (le Rheko, l’un du totem Ver, l’autre du totem lule. Ils ont troqué leurs sœurs, et ils pourraient se considérer comme quittes, s’il y avait eu marché. Mais cet échange n’est pas un marché, il est un engagement de l’avenir, un contrat social ; l’enfant que chacun aura de la femme reçue ira prendre la place que celle-ci a laissé chez sa mère, les vides nouveaux se combleront de la même façon, alternativement, de génération en génération, aussi longtemps que la vie s’écoulera normale. Deux clans s’enlacent pour assurer la pérennité d’une famille… » (27)

A l’occasion de ces remises continues – et mutuelles – de sœurs à travers les générations, des chapelets changent de mains d’une famille à l’autre, simultanément et en sens contraire. Par conséquent, autant de sœurs épousées entre deux familles, autant de chapelets remis. Selon Leenhardt, la fonction du transfert de perles est de « sceller » les accords qui président au transfert de femmes, et par là de maintenir entre les clans la cohésion du système matrimonial,

« Ce serment entre membres de deux clans est marqué par un échange de deux monnaies de longueur rigoureusement égale. Si, plus tard, l’une des parties était déloyale et que rien ne pût la faire rentrer dans l’ordre, il y aurait un dommage qu’aucune monnaie ne pourrait réparer. La partie coupable peut bien rendre la monnaie qu’elle a reçue jadis, mais la dispute n’est pas terminée tant que la partie lésée ne consent pas à rendre à son tour celle qu’elle avait acceptée. Les cieux monnaies étant les deux parties d’un même lien, chacune doit être échangée de nouveau et d’un commun accord, pour que le geste de délier soit accompli, C’est un dénouement et non un paiement que réclame le plaignant. » (28)
« Elle [la « monnaie »] figure, selon le mot d’un Canaque, le jeu d’une aiguille à coudre les toitures et qui, tantôt dehors, tantôt dedans, mène et ramène toujours la même liane qui fixe la paille. » (29)

Leenhardt reconnaît lui-même qu’il n’y a pas « paiement ». Il est, par conséquent, injustifié d’employer le terme de monnaie pour qualifier les chapelets. Il y a, en effet, remise mutuelle de perles, lors des alliances matrimoniales, et restitution non moins mutuelle, en cas de rupture. Ces objets ne sont pas échangés contre autre chose (la femme par exemple). Si donc l’on croyait quand même devoir reconnaître aux perles le rôle de monnaie, il faudrait en chercher la raison ailleurs.

Une remise mutuelle de perles intervient également lors des naissances, dans les mêmes conditions que pour les mariages :

« On apporte à l’oncle utérin une tige de rulamoru, des pièces de balassor [étoffe d’écorce], et une certaine longueur de monnaie calédonienne. Cette monnaie représente le souffle de l’enfant. On demande à l’oncle utérin d’assurer à son neveu la respiration, ce qu’il fait en lui soufflant dans l’oreille. Il marque sa bienveillance en recevant les présents et en donnant à son tour, sans autre cadeau, une simple petite monnaie toute courte. » (30)

Au moment de la mort, ces chapelets seront rendus à la famille de l’oncle.

Lorsque le neveu meurt, les gens du groupe apportent au Kanya [l’oncle utérin] une monnaie, Kunumé, fin de mort. Elle représente la respiration du défunt. Elle est en principe la respiration que le Kanya ou son prédécesseur avait donné à la naissance du défunt. Ceux qui offrent cette monnaie redoutent le courroux du Kanya :

« Voici votre monnaie. Elle revient à ceux qui l’avaient donné autrefois. Elle est sa monnaie de jadis lorsqu’il naquit, monnaie qui vous appartient, qui vient de vos biens, monnaie du tremblement de la mort que nous offrons ici pour qu’il la voit, lui qui est dans le lieu masqué (par les perches ti) où il demeure aujourd’hui. Et que tout pour nous soit droit et sage.
Le Kanya répond :
Nous recevons votre monnaie, vos trésors, nattes à longues pailles et disposons vos vivres, taros, ignames, et trions votre amas d’algues où sont les anguilles et les poissons ; tout cela suit cet homme qui est arbre, bedewi, effondré sans bruit, feuille du rhe, tombée et disparue. Et il est allé en tournoyant loin de la parole que nous avions dite jadis, il est allé à Axi et Amoga et il danse à Nedemari.
Vos trésors, votre monnaie qui revient, sont choses qu’on déchirera sur lui, monnaie que nous égrènerons sur lui. Pour lui, à lui, ces affaires offertes à ses Kanya, à lui qui est toujours dans la forêt » (31).

Si l’on procède de l’hypothèse que la monnaie est, dans une économie d’échange, cette marchandise ayant une valeur qui sert à la mesure de toutes les autres sur le marché, il est impossible de voir dans les faits ci-dessus la preuve que les chapelets canaques soient de la monnaie. Pas plus que dans le cas du mariage, il n’y a ici échange. Il y a chassés-croisés de perles, exclusivement. Les objets procèdent d’une symbolique qui resterait, certes, à déterminer, mais ils ne servent aucunement à « payer » quoi que ce soit, donc à mesurer des valeurs marchandes. Ils n’opèrent pas comme une monnaie. Si Leenhardt admet le contraire, c’est parce qu’il tient la monnaie pour autre chose qu’une marchandise. Pour lui, en effet, la monnaie, loin d’être un instrument de mesure des valeurs d’échange dans une économie de marché, est un symbole « affectif » – un « signe » au sens où l’entend la théorie de la monnaie-signe du capital. L’appartenance doctrinale de Leenhardt commande ici son interprétation. Parlant du panier sacré dans lequel les Canaques serrent leurs perles, il écrit :

« C’est toute la vie du clan qui est enfermée dans ce panier, et l’homme, hors de cet ensemble clanique, ne se sent pas lui-même, et demeure comme perdu… C’est de cette réalité sociale, en laquelle le Canaque, capable d’échange, d’affirmation, de substitution, se sent vivre, que la monnaie calédonienne est le symbole. » (32)

II faut cependant tenir compte de ce qui suit : si les perles ne jouent pas, lors des grands événements de la vie sociale, le rôle de monnaie, il se peut, toutefois, qu’elles le jouent en d’autres circonstances ; ce qui expliquerait qu’elles soient présentes lors des mariages ou des funérailles, mais avec une autre fonction. Ainsi, dans les sociétés occidentales, l’or, qui est métal monétaire, intervient dans les mariages sous forme de bagues (alliances en particulier) ou de cadeaux, sans y jouer pour autant le rôle de monnaie, car il ne sert pas alors d’instrument d’échange. Toutefois, on ne peut dans ce cas en exciper pour autant que, d’une façon générale, il ne sert jamais de monnaie. Ne serait-ce pas une erreur que de l’affirmer à propos des perles Canaques ?

Pour fonder son interprétation monétaire des objets calédoniens, Leenhardt s’appuie, il faut bien le dire, sur le fait que les commerçants français établis dans l’île acceptent les perles canaques en paiement de leur marchandise, et qu’elles font l’objet d’un taux de change avec le franc.

« Elle [la « monnaie calédonienne »] est acceptée aujourd’hui pour les échanges de faible valeur. » (33)
« Les Blancs condamnés aux travaux forcés en Nouvelle-Calédonie ont compris l’intérêt que présentait, pour les relations avec les Canaques, la monnaie néo-calédonienne. Ils ont apporté une technique plus moderne et, avec des pierres et des meules, fabriqué de la fausse monnaie. L’un de ces faux monnayeurs m’assurait, bien avant la guerre de 1914, qu’il gagnait à ce métier ses quatre francs par jour. Des commerçants européens font le commerce de la monnaie calédonienne dans leurs magasins, à raison de 40 francs le mètre. » (34)

Il est clair que les perles canaques ont bien ici une valeur d’échange et qu’elles fonctionnent comme monnaie. Leenhardt aurait-il donc raison ?

Par malheur, car c’est là porter, à sa propre théorie, un coup mortel, Leenhardt prend soin de préciser que cela se produit aujourd’hui. On doit donc en déduire que le commerce colonial y est pour quelque chose : les perles ont, sous son influence, acquis un caractère qu’elles n’avaient pas auparavant; un nouvel usage est venu se surajouter après coup à l’usage traditionnel, lequel était sans doute d’une autre nature, ainsi que nous allons le voir. Les perles sont de toute évidence devenues des monnaies à partir d’une certaine époque, sous la pression étrangère ; on ne peut supposer qu’elles l’ont toujours été. Leur qualité monétaire actuelle n’est pas d’origine autochtone.

Pour comprendre la vraie nature des perles, on est donc obligé de revenir au rôle qu’elles jouent lors des événements de la vie sociale évoqués plus haut, rôle qui, lui, est authentiquement indigène : régler le mouvement des mariages et des naissances, c’est-à-dire le fonctionnement des structures économiques et sociales dans un système basé sur les relations de parenté. Or, dans ce domaine, justement, les perles n’ont pas une fonction monétaire.

La véritable fonction des chapelets de perles se révèle, nous semble-t-il, dans le cas, non encore mentionné jusqu’ici, où, à une certaine génération, un déséquilibre numérique se produit dans une famille donnée entre les garçons et les filles, c’est-à-dire lorsqu’un homme prend épouse sans être en mesure de donner une sœur, en guise de femme, à son beau-frère. Que se passe-t-il alors ? Dans cette éventualité, précise Leenhardt, l’homme peut remettre une rangée de perles supplémentaires, qui se substitue alors à la sœur et vient en quelque sorte prendre sa place.

« II arrive… que le prétendant n’ayant aucune sœur à proposer en compensation de la femme qu’il va enlever au clan, doive donner une longueur de monnaie inusitée. La monnaie joue alors le rôle de substitut de la personne absente.
Quelle soit la femme que l’on t’envoie en échange, qu’elle reste couchée en la place des jeunes filles dont nous nous occupons. » (35)

Ainsi, à un « échange » en nombre égal de femmes entre les groupes correspond un chassé-croisé équilibré de perles ; mais à un échange inégal correspond un excédent de chapelets dans le groupe qui a donné plus de femmes qu’il n’en a reçues.

Voici qui nous éclaire : il semble que la fonction des chapelets de perles soit de permettre un compte des femmes qui, par le mariage, passent d’un groupe à l’autre, et de faire apparaître les excédents qui se produisent dans un sens et les manques qui, par contrecoup, en résultent dans l’autre. Les rangées de perles servent à faire le pointage des inégalités numériques entre les sexes dans le mariage, selon les familles, d’une époque à l’autre, et de compenser ces inégalités en les reportant sur plusieurs générations. Car il va sans dire que les perles reçues en excédent par un groupe à une génération donnée lui permettront d’obtenir un surcroît de femmes à une autre génération, lorsque le sort voudra que les hommes de ce groupe manquent de sœurs à leur tour. Ainsi une répartition harmonieuse des femmes entre les familles se trouve-t-elle assurée, à la longue, à travers les âges.

« Les filles reviendront se marier au pays de leur mère et prendre la place qu’elle occupe actuellement comme jeune fille… Ainsi la monnaie est la liane du lien social : elle relie les clans alliés par le mariage, et supprime les occasions de dispute. » (36)

On peut en conclure que les chapelets de perles ont pour fonction ultime, à travers les mariages, les naissances et les morts, d’égaliser la répartition de la main-d’œuvre (masculine et féminine) entre les groupes, c’est-à-dire de maintenir l’équilibre de la structure économique toute entière, au regard à la fois de la production et de la distribution. Leur circulation assure un usage équitable des femmes : elle garantit à chacun le droit aux gratifications sexuelles qu’elles fournissent, et à la progéniture qu’elles peuvent avoir. Mais ce n’est pas en tant que « monnaie » d’échange qu’ils remplissent cette fonction : c’est en tant qu’ils représentent les femmes.

La fonction traditionnelle des perles canaques n’est donc pas une fonction monétaire. Elles ne servent pas à réaliser un achat des femmes – à mesurer leur valeur d’échange – mais à enregistrer des droits sur les femmes, c’est-à-dire à répertorier leur valeur d’usage (37).

La différence entre l’interprétation à laquelle aboutit Leenhardt, quant à la nature et à la fonction des perles, et celle suggérée ici-même, tient donc à une divergence doctrinale, au départ, quant à la définition de la monnaie. C’est bien la preuve qu’on ne saurait traiter convenablement ce problème (pas plus d’ailleurs qu’aucun problème d’économie « primitive ») sans se situer d’abord, et délibérément, sur le terrain théorique.

Dans un ouvrage publié récemment, j’ai avancé, à ce propos, la thèse suivante :

L’attitude dominante parmi les écoles d’ethnologie est que la théorie économique ne peut être que d’un secours limité pour l’intelligence de l’économie primitive. Fondée sur l’analyse du régime capitaliste, cette théorie ne saurait s’appliquer à (les systèmes aussi simples que ceux auxquels on a affaire en ethnologie, et qui d’ailleurs relèvent de principes d’organisation tout différents. Qui plus est, l’économie des peuples primitifs n’étant pas isolée des autres aspects de la société, elle saurait se prêter, comme c’est le cas de la nôtre, à une analyse séparée.
Si cela était vrai, il resterait à expliquer le curieux paradoxe (que nous suggérons d’appeler le paradoxe fondamental de l’ethnologie économique) en vertu duquel les mêmes auteurs qui prétendent se dispenser de la théorie économique retrouvent, en fait, dans l’économie primitive, et sans s’en inquiéter, toutes les catégories qui sont le propre de la nôtre : monnaie, salaire, capital, intérêt, etc… Comme ce sont là, précisément, les catégories à partir desquelles s’est construite la théorie économique, on pourrait s’attendre, au contraire, à ce que ces auteurs fassent grand cas de cette théorie. Cette contradiction ne semble étonner personne. On va voir que si, par une démarche inverse, on aborde l’économie primitive à partir des, principes de l’économie politique, on aboutit à nier l’existence, dans cette économie, du salaire, du capital, de l’intérêt, etc…, et à l’expliquer par des catégories différentes, rendues au besoin par des néologismes, qui correspondent à ses caractères spécifiques. Voilà la preuve que c’est bien de la théorie économique qu’il faut partir. En vérité, il en va toujours ainsi dans les sciences : s’en tenir aux faits bruts, c’est souvent les rabaisser au niveau de l’observateur, et, par conséquent, les colorer d’ethnocentrisme ; les ramener à quelques grands principes, c’est au contraire les replacer dans le contexte qui leur est propre. C’est au second procédé qu’on doit la plupart des grandes découvertes (par exemple, en astronomie, le passage du géocentrisme à l’héliocentrisme, puis à la relativité). » (38)


L’importance de se prononcer en doctrine est particulièrement mise en relief dans le cas présent : le choix d’une théorie économique nous a conduit à démontrer que, dans leur contexte traditionnel, les chapelets canaques sont tout autre chose qu’une monnaie ; ce même choix va également nous permettre d’expliquer pourquoi et comment ils le sont devenus avec le temps. Et nous pourrons en tirer des conclusions théoriques générales.

Sous l’occupation française, les perles canaques ont été transformées en monnaie : elles sont acceptées par les commerçants en paiement de leur marchandise, et échangées, par eux, contre des francs, à un taux (le marché. En fait, cela n’a été possible que dans la mesure où la monnaie française avait envahi l’économie canaque.

Les francs remplacent, en effet, de nos jours, les chapelets de perles dans les mariages :

« Ayant observé que le Blanc lui donnait cinq écus pour un mètre de monnaie calédonienne, il [le Canaque] vit là une équivalence. Et les mariages furent scellés avec cinq écus en place de chapelets de perles. Ce n’était pas la valeur de la femme qui tombait à vingt-cinq francs, mais l’argent qui prenait, pour le Canaque, la valeur d’un sceau. Toutefois, le commerce du Blanc devait amener l’indigène à deviner la puissance d’achat enfermée clans l’argent. On le vit bientôt exiger pour le sceau du mariage de sa fille, non plus cinq écus, mais une somme qui lui conférât la capacité d’achat. Alors surgit le dernier prétendant : celui qui apporte une surenchère. » (39)

Les dernières lignes du texte illustrent bien ce qui s’est passé : à partir du moment où l’argent français intervient dans les mariages, ceux-ci acquièrent tous les traits d’une tractation marchande. Car il n’y a plus alors remise mutuelle de deux sommes « rigoureusement égales » comme l’eût voulu le modèle ancien ; les francs sont donnés unilatéralement au beau-père, en contrepartie de la femme. Du plan traditionnel de la valeur d’usage (le compte des femmes), symbolisé par les perles, on passe désormais à celui de la valeur d’échange, matérialisé par l’argent.

On peut voir que durant la période transitoire où, bien qu’utilisés clans les mariages, les pièces et les billets français n’avaient pas encore supplanté les perles, l’attitude mentale est restée, chez les Canaques, en partie soumise aux anciennes catégories. L’argent, nous dit Leenhardt, n’était pas tout d’abord conçu par l’indigène comme l’expression d’un prix auquel serait « tombée » (sic) la femme, mais comme une substitution de la monnaie aux perles dans leur fonction de « sceau ». Le contexte ancien subsistait. Preuve supplémentaire – s’il en était besoin – qu’autrefois, dans ses anciennes habitudes, le Canaque pensait chassés-croisés des femmes (compte), et non acquisition (monnaie).

On la retrouve, cette mentalité, jusque dans le commerce de pacotille. Client d’une boutique, le Canaque, dans ses rapports avec le marchand, persiste, en effet, à penser mariage, échange de femmes, cousins croisés, pérennité des générations à travers les mouvements équilibrés (et comptabilisés) des femmes. Parce qu’elle est alors pour lui un équivalent des perles, la monnaie française est comprise, par le Néo-calédonien, comme le symbole des femmes et des alliances matrimoniales ; elle est conçue (pour un temps, bien sûr) comme cette « liane du lien social» dont parle Leenhardt, le signe de la vie qui continue à travers les âges, c’est-à-dire comme les perles de l’ancien temps :

« Les vieux usent encore de cette expression de vie pour désigner les dettes d’argent. Ils dénoncent les jeunes qui ont tous leur vie chez les Blancs, c’est-à-dire qui sont criblés de dettes chez les Européens, et abdiquent ainsi leur liberté. Mais les jeunes, contraints au commerce en langue française, entendent le marchand déclarer qu’il leur tait crédit. Ils ne doutent pas que la dette commencée par le crédit, soit une parcelle de leur propre vie gardée dans le magasin. Cela ne constitue pas à leurs yeux une obligation juridique, mais crée au contraire le lien normal d’échanges permanents. Ils rembourseront donc, au cours de leur vie… et ils continueront, quand ils parlent français, à dire crédit, alors même que l’huissier leur parle de débit. » (40).

En vérité, la confusion entre « crédit » et « débit », c’est ici Leenhardt et non le Canaque qui la commet ; car ces deux notions – quoi qu’il en ait – sont de toute façon étrangères à la mentalité calédonienne. Elles ne sont familières qu’au commerçant et à l’huissier. Confronté avec ces concepts, le Néo-calédonien, lui, pense fort sainement à sa manière, c’est-à-dire selon les termes qui sont les siens : voyant intervenir un délai entre la remise de la chose et la remise de l’argent, il se replace de lui-même dans la perspective traditionnelle, en particulier celle de la répartition des femmes dans le temps.

Leenhardt lui-même le dit explicitement :

« Les deux termes français dette et vie correspondent, dans la langue, à un vocable unique qui signifie vie. La dette est une parcelle de vie en compte courant entre deux clans, ou entre deux individus. Ainsi tout mariage ouvre un compte de femmes échangées. Si l’une d’elles fait carence, une monnaie est offerte en substitut ; elle ne remplace pas la femme à jamais, elle est un gage de sa venue future ; elle est la marque d’une hypothèse que je contracte. Cette hypothèque ou dette est à tous points de vue une vie, puisqu’elle implique la femme de ma descendance qui sera donnée au clan de mon épouse. » (41).

Pour conclure sur ce point, l’existence de la monnaie, en Nouvelle-Calédonie, est le fruit d’une mutation ; d’où toutes les « confusions » que cela ne manque pas d’engendrer dans l’esprit du Canaque. Elle marque le passage de l’économie indigène à base de répartition contrôlée des femmes, à l’économie étrangère à base de marché.

On peut donc dire de la théorie de Leenhardt, selon laquelle les chapelets canaques sont une monnaie, qu’elle juge du passé par le présent et projette la condition d’aujourd’hui sur celle d’hier.

Compte tenu de l’optique doctrinale proposée dans le présent article, il vaut la peine de se demander pourquoi l’implantation, en Nouvelle-Calédonie, d’un commerce colonial, a eu pour effet d’y susciter une monnaie locale, et pourquoi ce rôle est revenu par préférence aux chapelets de perles. Les francs n’auraient-ils pu suffire à assurer le marché ? Tout autre produit canaque n’aurait-il pu jouer le rôle de monnaie ?

Les économistes qui expliquent la monnaie par son origine marchande, proposent que soit en général choisie comme monnaie la marchandise qui, par ses propriétés physiques, présente les quatre caractères suivants : 1) d’être faite d’une substance à l’épreuve de l’usure et des intempéries (durabilité) ; 2) d’être, par sa nature, divisible en parties aliquotes (divisibilité) ; 3) d’être telle que ces parties puissent être réunies à nouveau (fusibilité) ; 4) de posséder une forte valeur sous un faible volume (maniabilité). Ce sont les métaux (surtout les métaux précieux) qui remplissent le mieux ces conditions, encore qu’aux époques – ou dans les lieux – où ils n’étaient pas en usage, d’autres produits aient joué le rôle de monnaie.

« Des marchandises très diverses ont, au cours de l’histoire, été successivement utilisées à cette fin. Dans les temps barbares, le bétail fut, dit-on, l’instrument courant du commerce, et bien que ce moyen de mesurer la valeur ne dût certes pas être des plus commodes, on peut voir qu’il fut couramment employé. Selon Homère, l’armure de Diomède coûta seulement huit bœufs ; celle de Glaucos en coûta cent. On rapporte également que le sel aurait été l’instrument habituel des échanges en Abyssinie, qu’une certaine variété de coquillages remplit cette fonction dans certaines régions de la côte des Indes ; que le même rôle est dévolu à la morue séchée à Terre-Neuve, au tabac en Virginie, au sucre dans certaines de nos colonies d’Amérique, au cuir dans d’autres pays. On connaît un village d’Écosse dans lequel, d’après ce qu’on raconte, les ouvriers ont de nos jours l’habitude d’apporter des clous en guise de monnaie à leur boulanger et à leur tavernier. »

Dans tous les pays, cependant, les hommes semblent avoir été poussés par (les raisons irrésistibles à donner pour ces tiares la préférence aux métaux sur toute autre marchandise. C’est que non seulement les métaux peuvent être conservés avec moins de perte que les autres marchandises, peu de corps étant moins périssables qu’eux, mais aussi qu’ils peuvent être divisés sans perte, les parties ainsi obtenues pouvant être fondues et réunies à nouveau, qualité que ne possède au même point aucune autre marchandise durable, ce qui, plus que toute autre qualité, les rend propres à devenir les instruments du commerce et de la circulation. L’homme qui, par exemple, voulait se procurer du sel, et qui n’avait que du bétail à donner en échange, devait acheter en une seule fois de cette marchandise pour la valeur d’un bœuf ou d’un mouton entier, Il ne pouvait que rarement acheter pour moins, car ce qu’il avait à donner en échange pouvait non moins rarement être divisé sans perte ; et si, par hasard, il désirait obtenir de plus grandes quantités, il était, pour la même raison, obligé d’acheter d’un seul coup du sel pour une quantité et une valeur double ou triple, c’est-à-dire pour l’équivalent de deux ou trois bœufs ou de deux ou trois moutons. Si au lieu de bœufs ou de moutons il disposait au contraire de métal à donner en échange, il pouvait sans difficulté en offrir une quantité exactement proportionnelle à celle du sel qu’il souhaitait obtenir,

« Des métaux de diverses sortes ont été utilisés dans ce but par différentes nations. Le fer fut l’instrument ordinaire des échanges parmi les anciens Spartiates, le cuivre parmi les Romains, l’or et l’argent parmi toutes les nations riches et commerçantes. » (42)

Ce qu’on peut donc dire, c’est qu’à n’en pas douter, dés l’instant qu’une monnaie devenait nécessaire parmi les Canaques, les chapelets de perles étaient de tous les produits de leur travail, celui qui répondait le mieux aux exigences énumérées ci-dessus : 1) ils étaient mesurables (par leur longueur) ; 2) comptables (que ce soit par le nombre de chapelets ou le nombre de perles) ; 3) durables (le coquillage ne se détériore pas avec le temps) ; 4) divisibles (la perle individuelle fournissant l’unité la plus petite) ; 5) « fusibles », en ce sens que les perles séparées pouvaient être à nouveau réunies en chapelets, ou les chapelets plus petits en chapelets plus grands ; 6) maniables, parce que résultat d’une quantité considérable de travail, ils étaient susceptibles, une fois engagés dans les échanges, de contenir une grande valeur sous un faible volume. II n’est donc pas étonnant qu’une fois l’économie canaque intégrée au commerce français et dominée par lui, ce soit, justement, de tous les objets indigènes, ceux auxquels il devait revenir, par préférence, de jouer, le cas échéant, le rôle de monnaie ; d’autant plus qu’ils avaient toujours servi à compter – bien que sur un tout autre plan (les chassés-croisés de femmes).

Reste à savoir, cependant, pourquoi une monnaie canaque était après tout nécessaire – puisque la monnaie française assurait déjà les échanges – et pourquoi, au lieu de tomber en désuétude ou de devenir une marchandise comme les autres, un simple objet de commerce exotique, les chapelets ont, au contraire, acquis une fonction si haute.

Il est probable que leur rôle passé, si considérable au regard de l’économie traditionnelle, empêchait qu’ils pussent disparaître de la scène économique une fois leur fonction traditionnelle révolue. Certes, leur usage ancien comme instrument de compte des femmes à travers le cycle des mariages et des morts était une chose et leur usage nouveau comme instrument de mesure des valeurs d’échange allait en être une autre. Mais la charge affective – si justement soulignée par Leenhardt, bien que dans une optique contestable – qui s’attachait à eux dans leur ancienne fonction, imposait une réintégration dans le nouveau système. L’argent français s’étant, lors des mariages, substitué au rôle fondamental des perles, celui de régulateur de l’économie, et ayant détruit, par là, l’ancien ordre indigène, une association des perles aux francs s’imposait comme régulateur de la nouvelle économie et du nouvel ordre.

On peut maintenant comprendre pourquoi, ainsi que nous le rappelions au départ, le problème de la monnaie primitive a fait couler tant d’encre : faute de se fonder sur une théorie adéquate de la monnaie, nombre d’ethnologues ont mélangé présent et passé, condition coloniale et condition originelle, fonction nouvelle des objets et fonction ancienne Ie[?] ne pouvait en résulter la clarté.


Peut-être peut-on tirer de l’exemple ci-dessus une loi plus générale. Les faits calédoniens qu’on vient de passer en revue montrent deux choses : d’une part, que la monnaie a fait son apparition, chez les Canaques, en même temps que l’échange ; de l’autre, que les objets dont elle est faite combinent deux sortes de qualités : des qualités économiques et des qualités sociales. II est possible due cette situation ne soit pas particulière à la Nouvelle-Calédonie et qu’il en ait presque toujours été ainsi, au cours de l’histoire, chaque fois due la monnaie a fait son apparition.

Les économistes ont peut-être trop commodément admis que, dans le développement d’une société, les conditions de l’échange une fois réunies, la monnaie ne commence d’intervenir que lorsque celui-ci s’est généralisé : pour eux, l’échange, à ses débuts, prend la forme du troc – c’est-à-dire d’une remise directe des marchandises les unes contre les autres – et ce n’est que dans une seconde phase, après que le troc se soit amplifié et diversifié sous l’effet d’une division accrue du travail, que s’impose la nécessité, due à la complexité des transactions, de spécialiser une marchandise (la monnaie) dans la fonction d’instrument de mesure et de moyen de circulation de toutes les autres. La monnaie, autrement dit, serait, dans le développement de l’échange, un phénomène relativement tardif.

Peut-être est-ce ainsi, en effet, la façon dont les choses se sont passées la première fois ; la logique de l’échange porte à l’admettre. Mais nous n’en saurons jamais rien. Toujours est-il que l’exemple de la Nouvelle-Calédonie nous montre clairement que, là où l’échange se développe, non pas ex nihilo comme aux premiers âges, mais sous l’effet d’une influence extérieure. C’est directement sous la forme monétaire qu’il fait son apparition : la monnaie française et la monnaie canaque sont toutes les deux en usage dans la grande île, dès l’instant où s’instaurent les transactions commerciales. Or, il semble probable que ce soit par diffusion d’une société à l’autre, que s’est répandu l’échange, une fois celui-ci connu des hommes dans la très haute antiquité, et au fur et à mesure que s’étendait le marché. C’est donc bien du cas le plus général que relève sans doute l’exemple canaque. Ceci va à l’encontre de la thèse courante des économistes.

D’autre part, ceux-ci admettent que la marchandise élevée au rang de monnaie par la généralisation de l’échange est une de celles qu’en raison de son utilité courante comme produit consommable on apporte communément au marché ; blocs de sel, bœufs, moutons, etc., et qui dans ses formes premières, serait faite, si l’on en croit Adam Smith, d’objets d’usage ordinaire présentant certaines qualités physiques et économiques.

L’exemple des Canaques suggère, au contraire, que, sous ses formes premières, aux origines de l’économie marchande, la monnaie a pu être faite d’objets tels que colifichets, perles, nattes, armes d’apparat, etc…, objets qui, détournés depuis toujours de leur usage utile, servaient de régulateur de l’économie traditionnelle ; c’est-à-dire d’objets « inutiles », au sens défini plus haut. Une fois dépouillés de leur fonction ancestrale sous l’influence de l’échange, ces objets n’étaient-ils pas prédisposés à jouer d’emblée le rôle de monnaie dès l’instant que le marché était établi ? Tout en disposant du sacré attaché à leur emploi traditionnel –  qualité proprement sociale  ;– ils possédaient plus que tout autre les propriétés physiques de divisibilité, de fusibilité, de durabilité, nécessaires à ce rôle.

Concomitante de l’échange et faite d’objets soustraits à l’usage quotidien, la monnaie, tout en étant cette marchandise qui sert à mesurer la valeur des autres, ainsi que l’ont bien vu les théoriciens de la monnaie-marchandise, ne vient peut-être pas à l’existence de la façon qu’ils ont cru. Parce qu’elle le met en évidence, l’ethnologie enrichit ici la théorie économique.

Il y a un siècle l’ethnologie était dans l’enfance ; rien – ou à peu près – n’était vraiment connu de l’économie des peuples sans écritures. Marx, pourtant, dans le passage qu’on va lire, n’a pas hésité à lier en partie le rôle privilégié de l’or et de l’argent comme métaux monétaires, à leur inutilité relative, et à des qualités dont ne rend pas compte à elle seule la simple nécessité « économique ». Nous livrons, pour terminer, ce texte à la réflexion du lecteur :

« La grande importance des métaux en général, à l’intérieur du procès de production immédiat, est liée à leur fonction d’instrument de production. Indépendamment de leur rareté, la grande mollesse de l’or et de l’argent comparée avec le fer et même avec le cuivre (à l’état durci où l’employaient les anciens) empêche qu’on les utilise pour outils, et leur ôte en une grande mesure la qualité sur laquelle repose la valeur d’échange des métaux en général. Inutiles dans le procès de production immédiat, ils ne sont pas indispensables comme moyens d’existence, comme objets de consommation. Ils peuvent entrer dans le procès de circulation social en n’importe quelle quantité, sans porter préjudice aux procès de production et de la consommation immédiats. Leur valeur d’usage individuelle n’entre pas en conflit avec leur fonction économique. D’autre part, l’or et l’argent ne sont pas seulement des objets négativement superflus, c’est-à-dire non indispensables, mais leurs qualités esthétiques font d’eux la matière naturelle du luxe, de la parure, de la somptuosité, des besoins des jours de gala, bref, la forme positive de la superfluité et de la richesse (43). Ils apparaissent en quelque sorte comme de la lumière solidifiée, tirée du monde souterrain ; l’argent réfléchissant tous les rayons lumineux dans leur mélange primitif, l’or réfléchissant seulement la plus haute puissance de la couleur, le rouge. Or, le sens de la couleur est la forme la plus populaire du sens esthétique en général. La connexion étymologique, dans les différentes langues indo-germaniques, des noms des métaux précieux avec les rapports des couleurs, a été démontrée par Jacob Grimm (voir sa Geschichte der Deutschen Sprache) (44).

Notes de Pierre Bessaignet

1. Sur ce problème, on pourra consulter par la suite notre ouvrage à paraître : La pseudo-monnaie des peuples primitifs. [Il n’a jamais vu le jour à notre connaissance].

2. Irving Goldman, The Kwakiutl Indians of Vancouver Island, in M. Mead, Cooperation and Competition among primitive peoples. –, New York : Mc Graw-Hill, 1937. –, p. 188.

3. Bronislaw Malinowski, Argonauts of the Western Pacific, London : Routledge and Sons, 1932. – p. 516.

4. Malinowski, loc. cit., p. 510-511.

5. Donald Thomson, Economic Structure and the ceremonial exchange cycle. – In : Arnhem Land, Melbourne : Macmillan and Co, 1949. – p. 46.

6. Melville Herskovits, The Economic life of Primitive peoples, New York :– Knops, 1940. –, p. 214.

7. Maurice Leenhardt, Notes d’ethnologie néo-calédonienne, Paris : Institut d’Ethnologie, Travaux et Mémoires, n° VII, 1930, p. 55.

8. Higston Quiggin, A survey of Primitive money. – London : Methuen, 1949. –, p. 1.

9. Aristote, La politique. Cité par Gemähling, Les grands économistes, Paris : Sirey, 1933. – p. 6, 7 et 8.

10. « L’or et l’argent sont deux marchandises comme les autres, et moins précieuses que beaucoup d’autres, puisqu’elles ne sont d’aucun usage pour les besoins de la vie. » (Turgot).
« … tout homme prudent, aussitôt que la division du travail est établie, doit de toute évidence arranger ses affaires de façon telle qu’il dispose en toute circonstance par devers lui, en plus des produits de son propre travail, d’une certaine marchandise dont il sait que chacun sera disposé à l’accepter en échange des produits de son propre travail… » (Adam Smith).

11. Turgot, par exemple, qui tient pour la théorie de la monnaie-marchandise, écrit : « les métaux monétaires ne sont point comme bien des gens l’ont imaginé : des signes de valeur. S’ils sont susceptibles d’être la figure et le gage des autres valeurs, cette propriété leur est commune avec tous les autres objets qui ont une valeur dans le commerce. »
Inversement, les partisans de la théorie de la monnaie-signe se refusent à reconnaître une valeur intrinsèque à la monnaie.

12. « Chaque changement de l’instrument de paiement suppose que l’unité de valeur, au moins dans l’instant de passage d’un système à un autre, est considérée comme nominale… Caractère qui ne consiste pas en autre chose que dans la possibilité pour l’État de changer d’instrument de paiement…. » (Knapp).

13. « Aux premiers âges de l’histoire monétaire, la monnaie tirait sa valeur de son utilité directe comme marchandise. Cette utilité directe du métal choisi comme monnaie a permis l’établissement des premiers niveaux des prix. Mais peu à peu, la valeur de la monnaie se détache de son utilité comme marchandise. La monnaie devient de plus en plus pouvoir d’achat. » (Aftalion). La concession que l’auteur fait, semblerait-il à première vite, à la théorie de la monnaie-marchandise (au moins historiquement) n’est qu’apparente, car il ne dit pas – en tait – qu’aux origines la monnaie était marchandise, mais qu’elle tirait sa valeur de son « utilité » comme marchandise.

14. « L’intérêt est un agio du pouvoir d’achat présent sur un pouvoir d’achat à venir…, partout où on considère l’intérêt comme indépendant du pouvoir d’achat, on a sinon une conception fausse à la base, du moins rien de plus qu’une tournure imagée… Nous ne pouvons donc pas nous éloigner de la base de l’intérêt qui est la monnaie. » (Shumpeter)
« Le fonctionnement du mécanisme de la libre concurrence en matière d’échange et de production suppose l’intervention d’un numéraire, c’est-à-dire d’une marchandise en laquelle on crie les prix des autres marchandises… Le rôle de numéraire et celui de monnaie sont distincts ; on peut supposer qu’une marchandise a été prise pour numéraire et une autre pour monnaie, ou même due la monnaie ne suit pas une marchandise… Le besoin qu’on a de la monnaie n’est donc que le besoin qu’on a de, marchandises qu’on achètera avec cette monnaie… Ce besoin est le besoin d’approvisionnement ; sa satisfaction se paie au prix d’un intérêt, et c’est pourquoi la demande effective de monnaie est une fonction décroissante du taux de l’intérêt. » (Walras).

15. John Maynard Keynes, A treatise on Money, New York, Harcourt, Brace and Co, troisième édition, 1935, vol. I, p. 12, 13 et 14. Les passages en italique ont été soulignés par Bessaignet.

16. Marcel Mauss, Essai sur le don forme et raison de l’échange dans les Sociétés archaïques, Sociologie et anthropologie, Paris, Presses Universitaires de France, p. 178-179. Souligné par Bessaignet.

17. Margaret Mead, Melanesian Middlemen, Natural History, n° 2, March-April 1930, p. 121. Souligné par Bessaignet.

18. Ruth Bunzel, Economic organization of primitive peoples, in : Frantz Boas and others, General Anthropology, New York, Heath and Co, 1938, p. 365.

19. Richard Thurnwald, L’économie primitive, Paris, Payot, 1937, p. 334 et 329-330.

20. « La monnaie de compte, c’est-à-dire celle dans laquelle les dettes, les prix et le pouvoir d’achat général sont exprimés, est le concept de base de la monnaie. » (J.M. Keynes, A Treatise on Money, loc. cit., p. 3. Nous rappelons que Keynes propose dans cet ouvrage une théorie nominaliste.

21. Il y a un siècle déjà, Marx avait dit, à ce sujet, l’essentiel : « Nulle marchandise ne pouvant se rapporter à elle-même comme équivalent, ni, par conséquent, faire de sa réalité naturelle l’expression de sa propre valeur, elle est forcée de se rapporter à une autre marchandise prise comme équivalent et de faire de la réalité naturelle de cette marchandise sa propre forme de valeur. [Cette marchandise-équivalent, c’est la monnaie,] … Prenons un exemple. Soit une mesure qui s’applique à tous les corps de marchandises comme tels, c’est-à-dire en tant que valeur d’usage. Un pain de sucre est un corps, il est donc pesant, il a un poids, mais ni la vue ni le toucher ne sauraient nous indiquer ce poids. Prenons maintenant divers morceaux de fer, après avoir eu soin d’en déterminer d’abord le poids. La forme matérielle du fer considérée en elle-même est tout aussi peu que celle du pain de sucre une forme de manifestation de la pesanteur. Certaines quantités de fer servent donc comme mesure de poids du sucre et vis-à-vis du corps ne représentent que la forme de la pesanteur. Mais ce rôle, le fer ne le joue qu’à l’intérieur de ce rapport où il se trouve avec le sucre ou un corps quelconque dont il s’agit de trouver le poids. Si aucun de ces deux objets n’était pesant, ils ne pourraient pas constituer entre eux ce rapport, et l’un ne pourrait pas servir d’expression à la pesanteur de l’autre. Si nous les jetons tous deux dans la balance, nous constatons en effet qu’ils sont identiques sous le rapport de la pesanteur et que, dans une proportion déterminée, ils sont également du même poids. Comme mesure de poids, le corps fer ne représente, vis-à-vis du pain de sucre, que la pesanteur. De même, dans notre expression de valeur, le corps vêtement ne représente, vis-à-vis de la toile, que de la valeur. » K Marx, Le Capital, Paris, Alfred Costes, 1933, Tome I, p. 34-35.

22. « De nos jours – et surtout depuis la première guerre mondiale – l’instrument de circulation est le billet de banque ou le chèque ; mais l’étalon des valeurs est l’or dans lequel ils sont l’un et l’autre convertibles, et qui séjourne sous forme de lingots dans les caves de la banque d’émission, de sorte qu’en réalité c’est de l’or qui circule mais par l’entremise du papier. Pendant la période d’inflation et du papier-monnaie (surtout entre 1920 et 1926) nous avons vu en France les baux et les contrats à long terme se stipuler de plus en plus, non pas en francs-papier (dont la valeur fluctuait trop vite) mais en marchandises, par exemple en blé. L’instrument de paiement était bien de francs-papier : mais le rôle d’étalon de valeurs (le libellé des contrats en or étant prohibé…) avait passé du papier-monnaie aux marchandises… »
« La séparation entre les instruments de circulation d’une part, et la monnaie étalon de l’autre, ne devient inquiétante que lorsque la dénomination de l’unité employée pour établir les contrats n’est plus la même que celle de l’unité qui sert d’instrument de circulation. Cette dispersion des différentes fonctions de la monnaie entre des instruments différents a un grand intérêt sociologique… Elle constitue d’ailleurs une source permanente de fausses interprétations pour les esprits superficiels qui sont tentés de qualifier monnaie tel objet ne remplissant que l’une des fonctions de celle-ci et d’en tirer des conclusions hâtives sur la nature même de la monnaie. » C. Rist, Histoire des doctrines relatives au crédit et à la monnaie depuis John Law jusqu’à nos jours, Paris, Sirey, 1938, p. 338-339.

23. Donald Thomson, loc. cit., p. 46, 47.

24. Donald Thomson, loc. cit., p. 48.

25. Pour une discussion plus détaillée du cas, voir : Pierre Bessaignet, An alleged case of primitive money (New Caledonian beads), in : Southwestern Journal of Anthropology, University of New Mexico, vol. 12, n° 3, 1956.

26. Maurice Leenhardt, Notes d’Ethnologie néo-calédonienne, Travaux et mémoires de l’Institut d’Ethnologie de Paris, VIII, 1930, p. 47-48.

27. M. Leenhardt, Notes d’Ethnologie néo-calédonienne, ibid., p. 69-71.

28. M. Leenhardt, Notes d’Ethnologie néo-calédonienne, ibid., p. 49.

29. M. Leenhardt, Notes d’Ethnologie néo-calédonienne, ibid., p. 34.

30. M. Leenhardt, Notes d’Ethnologie néo-calédonienne, ibid., p. 49.

31. M. Leenhardt, Notes d’Ethnologie néo-calédonienne, ibid., p. 84-85.

32. M. Leenhardt, Gens de la Grande Terre, Paris, Gallimard, 1937, p. 130. Souligné par Bessaignet.

33. M. Leenhardt, Gens de la Grande Terre, ibid., p. 121.

34. M. Leenhardt, Notes d’Ethnologie néo-calédonienne, ibid., p. 47.

35. M. Leenhardt, Gens de ta Grande Terre, ibid., p. 124. Souligné par Bessaignet.

36. M. Leenhardt, Gens de la Grande Terre, ibid., p. 124.

37. « Le mot valeur, on observera, s’entend à deux sens différents. Tantôt il désigne l’utilité d’un objet particulier, et tantôt la faculté qu’il a de permettre l’acquisition d’autres objets, faculté qui découle de sa possession. On peut appeler le premier, valeur d’usage, et le second, valeur d’échange. » Adam Smith, The Wealth of Nations, New York, The Modern Library, 1937, p. 28.

38. Pierre Bessaignet, Principes de l’Ethnologie économique, Paris, Librairie générale de Droit et de jurisprudence, 1966, p. 10.

39. M. Leenhardt, Gens de la Grande Terre, ibid., p. 128.

40. M. Leenhardt, Gens de la Grande Terre, ibid., p. 128 et 129. Souligné par Bessaignet.

41. M. Leenhardt, Gens de la Grande Terre, ibid., p. 128. Souligné par Bessaignet.

42. Adam Smith, loc. cit., p. 23-24.

43. Sur cette question de l’« inutilité » des objets de valeur, dans le contexte des économies primitives, voir P. Bessaignet, Principes de l’Ethnologie économique, ibid., chap. XXV, « La valeur ».

44. Karl Marx, Contribution à la critique de l’économie politique, Paris, Marcel Giard, 1928, p. 239-240. Souligné par Bessaignet.


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Compiled by Vico, 27 June 2018